1. Résolution de problèmes : de l’individuel au collectif
1.3. La tâche proposée au sujet : ses caractéristiques
1.3.2. De la conception à la situation d'ingénierie concourante Nous avons retenu les problèmes dʹarrangement comme point de départ Nous avons retenu les problèmes dʹarrangement comme point de départ
de notre situation de résolution de problème. Nous avons vu également que cette catégorie de problème se retrouvait dans notre vie quotidienne et plus précisément dans lʹunivers de lʹindustrie à travers les situations de conception.
Nous avons donc choisi une tâche de conception industrielle parce que celle‐ci est actuellement en mutation. Et nous pensons que cette transformation, par les nouvelles organisations de travail quʹelle introduit, propose une situation
qui mérite que la psychologie y apporte son éclairage. En effet, comme nous allons le voir, la conception industrielle dʹaujourdʹhui demande aux concepteurs dʹinteragir, de partager leurs représentations en communiquant plus quʹils ne le faisaient jusquʹà présent.
Pour bien mesurer les changements, il nous semble important de présenter tout dʹabord le processus de conception traditionnel. Cette présentation nous permettra dʹéclairer les dimensions qui sont aujourdʹhui remises en cause, et les nouvelles modalités dʹorganisation proposées pour y remédier. Et, chemin faisant, de préciser en quoi cette situation est en adéquation avec lʹobjectif de nos travaux.
La notion de conception, ou ʺdʹengineeringʺ pour le monde anglo‐saxon apparaît au début du vingtième siècle avant la seconde guerre mondiale, aux États‐Unis, en Grande‐Bretagne et en Allemagne. Il sʹagissait alors de lʹactivité de conception ou de montage de grandes unités de fabrication industrielle dans les domaines du pétrole, de la pétrochimie, de la chimie, de la mécanique et des usines dʹarmement.
Le Boterf (1999) nous propose une définition de cette ingénierie, il sʹagit de ʺlʹensemble coordonné des activités permettant de maîtriser et de synthétiser les informations multiples nécessaires à la conception, lʹétude et la réalisation dʹun ouvrage ou dʹun ensemble dʹouvrages (unités de production, bâtiment, équipement…) en vue dʹoptimiser lʹinvestissement quʹil constitue et dʹassurer les conditions de sa viabilité.ʺ (Le Boterf, 1999, p.1).
Cette définition de la conception se traduit, dans sa mise en œuvre, par un regard porté sur lʹobjet de la conception du point de vue du cycle de vie du produit. Par cycle de vie, on entend la naissance du produit et les premières spécifications, sa conception, son élaboration, son utilisation et en fin de sa vie, sa destruction. Un cycle de vie que lʹon retrouve dans les quatre phases proposées par Vandeville (1985) : Le marketing, la conception, lʹélaboration et lʹaprès‐vente.
Lorsque le processus de conception sʹappuie sur le cycle de vie du produit (figure 4) pour planifier son activité, la tentation est grande dʹintroduire la notion dʹétape. Et donc dʹinstaurer un mode séquentiel du déroulé du processus. Cʹest ce que lʹon observe dans lʹapproche dite ʺtraditionnelʺ de la conception.
En effet, le bureau dʹétude en liaison avec le service marketing propose un cahier des charges qui reflète lʹexpression du besoin par le client. Le dossier ainsi constitué passe entre les mains du bureau des méthodes dont le rôle sera de choisir les composants adéquats. Le dossier, enrichi des
indications de ce second bureau, parvient enfin au service de fabrication qui réalise le produit au plus près du potentiel de fabrication de lʹentreprise.
Marketing Conception Elaboration Après-vente
Définition Devis Commande Etude Méthodes Fabrication
Expression du besoin client
Cycle de vie du produit
Figure 4 : Cycle de vie du produit et ʺzoomʺ sur la phase de conception
Pour illustrer ce principe séquentiel, Midler (1996) utilise la métaphore sportive de la course de relais. Ainsi dans les plannings traditionnels de la conception, ʺchaque métier ajoute sa contribution à celle de ses prédécesseurs, puis fait passer le projet à celui qui le suit, dans une chaîne qui va du cahier des charges marketing à la commercialisationʺ (Midler, 1996, p. 68).
Notons ici que le cahier des charges permet dʹintroduire lʹexpression du besoin du client dans le processus de conception. On peut donc lʹenvisager comme une somme de contraintes que le concepteur doit prendre en compte pour respecter la commande. Dʹautre part, ce cahier des charges ne peut sʹapparenter, du point de vue de la résolution de problème, à un ensemble de données de départ qui définirait ʺlʹénoncéʺ du problème de conception. En effet, et nous lʹavons découvert quelques paragraphes plus avant, la conception envisagée comme problème est ʺmal définieʺ. Cʹest‐à‐dire que lʹespace problème est très ouvert, à construire. Cʹest le cas lorsque le premier acteur à intervenir, le bureau dʹétude, va ajouter ses propres contraintes aux données de départ. Il va donc transmettre le dossier à lʹacteur suivant avec sa contribution au problème posé mais également avec un niveau de contraintes supplémentaires. Et ainsi de suite jusquʹà la fin du processus.
On le voit, un processus en étapes cloisonnées de la sorte se traduit immanquablement par une addition de contraintes non envisagées lors de lʹexpression du besoin du client. Sans interaction entre acteurs sur ces ʺadd‐onʺ du cahier des charges, le produit dévie tout au long du processus vers une solution qui sʹéloigne de la satisfaction du besoin du client.
Ce premier reproche, fait à la démarche traditionnelle de conception, associé à un environnement économique où la complexité des produits et la pression concurrentielle ne fait que sʹaccroître amènent les concepteurs à résoudre différemment leur problème de conception (Tollenaere, 1998). En effet la complexité engendre une diversité qui impose de maîtriser les coûts et les délais de conception. Le constructeur automobile Renault par exemple, qui gérait en 1990 quelques centaines de coffres‐moteurs différents (mariage entre un moteur et une caisse), en gère aujourdʹhui plus de mille (Dimock, 1998). La pression concurrentielle quant à elle impose une réduction du time to market (temps nécessaire pour aller des premières études à la commercialisation) et du « ticket dʹentrée » (coût global dépensé en études, prototypes, frais commerciaux). Dans le domaine automobile toujours, les constructeurs Japonais mettent leurs modèles en circulation en trois ans, alors que les Européens et les Américains en ont besoin de cinq.
De la sorte, ces deux constats vont se rejoindre pour faire émerger un nouveau paradigme de recherche en conception : lʹingénierie concourante.
Traduit de lʹaméricain ʺconcurrent engineeringʺ, on trouve dans la littérature francophone plusieurs acceptions : ingénierie ʺsimultanéeʺ ou encore
ʺparallèleʺ ou, pour revenir dans le vocabulaire de la résolution de problème,
ʺconception distribuéeʺ.
A lʹopposé de lʹapproche séquentielle, ce concept apparu aux Etats‐Unis dans la deuxième moitié des années 1980, représente un mode de travail où toutes les activités dʹingénierie sont intégrées et mises en œuvre en parallèle.
(Salau, 1995). Cette fois, et pour continuer dans les métaphores sportives proposées par Midler (1996), lʹingénierie concourante est comme ʺla descente dʹune ligne de rugby : la ligne progresse collectivement, tous accompagnant le porteur du ballon pour lʹassister et être prêt à le remplacer dans les meilleures conditions.ʺ (Midler, 1996, p. 69).
En présentant cette nouvelle approche, nous avons souhaité préciser la tâche qui est au coeur du problème que doit résoudre lʹindividu que nous avons envisagé jusquʹici. Mais nous avons souhaité également mettre lʹaccent sur une caractéristique qui attire lʹattention du psychologue : il ne sʹagit plus dʹune tâche pour un individu mais dʹune tâche pour plusieurs. En effet, cette situation se caractérise par lʹintroduction de la dimension collective pour la résolution du problème. Ainsi, en favorisant la mise en parallèle des activités spécialisées de la conception, lʹingénierie concourante introduit des interactions entre les différents intervenants. En ce sens, la conception dʹun produit devient une construction dʹun sens commun entre différents secteurs dʹactivité à partir dʹéchanges dʹinformations (Charpentier, Garro, Toniolo, Brissaud, 1995).
Nous venons de découvrir la situation qui intéresse notre problématique. En effet, nous choisissons de focaliser notre attention sur cette situation de conception distribuée parce quʹelle élargit lʹintérêt que nous portons à la résolution de problème en lʹenvisageant dans une dimension collective. Lʹindividu que nous avons ausculté jusquʹici nʹest donc plus seul face à un problème, il doit composer avec dʹautres pour résoudre ce même problème.