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Chapitre III : Une modalité d'interaction spécifique : La gestuelle des mains pour

3. La communication : du modèle princeps de Shannon vers une multicannalité

3.3. Une modalité non verbale : la gestuelle des mains

3.3.3. Le geste et la parole, quelle relation ?

Carbonell, Valot, Mignot, et Dauchy (1997) ont constaté que parole et  geste ne  sont  pas  équivalents. En effet, dans  une tâche  de  déplacement  dʹobjets, ils se rendent compte que lʹexpression orale est moins efficace que le  geste pour décrire des déplacements dans la mesure où lʹindication orale de la  position finale de lʹobjet est souvent moins   précise que la désignation du  doigt. Par contre, ils font remarquer que, dans le même temps, lʹexpression  verbale permet dʹexprimer les orientations et ajustements avec une précision  supérieure.  Ainsi,  dans  leur  expérience,  les  sujets  énoncent  verbalement  ʺcontre le murʺ  en parallèle à lʹindication gestuelle du déplacement. Ces  observations laissent entrevoir non une subordination de lʹun ou lʹautre mais  plutôt une certaine forme de complémentarité.  

Cʹest que nous explique Cosnier (1982) lorsquʹil avance que les mains qui  participent  à  la  communication  dans  une  situation  dʹinteraction,  sont  étroitement intriquées au langage verbal. Ce constat est assez bien illustré par  Goldin‐Meadow (1998) qui rapporte une situation dʹépreuve de conservation  piagétienne. Lʹenfant, à qui lʹon demande dʹexpliquer pourquoi il a pensé que  la quantité dʹeau avait changé quand lʹexpérimentateur a versé le verre dans  un plat, a produit le geste de prendre le verre puis a déplacé sa main en arc de  cercle au même moment quʹil prononçait la phrase : ʺ itʹs different because you  poured itʺ (Goldin‐Meadow, 1998, p. 29). Cette observation rejoint ce que  Condon (1976) explique lorsquʹil fait   remarquer que le langage dans son  aspect naturel sous forme de parole nʹest jamais désincarné et il est toujours  exprimé à travers un comportement.  

Graham et Heywood (1975) se sont interrogés sur ce quʹil adviendrait  dʹune description verbale sʹils empêchaient le locuteur dʹutiliser la gestuelle  des mains. Pour cela, ils demandent aux sujets de décrire des dessins linéaires  de formes à deux dimensions, et ce, à deux niveaux de codabilité verbale dans  les deux conditions suivantes : avec et sans la permission dʹutiliser les gestes  de  la  main.  Ils  constatent  alors  que  lʹélimination  des  gestes  affecte  la  performance  verbale  en  changeant  le  contenu  sémantique  des  phrases  prononcées. Le geste du locuteur a donc un effet sur le contenu de son  discours verbal. Driskell et Radtke (2003) apportent alors des résultats qui  montrent que la production de gestes a non seulement un impact sur le  discours du locuteur, mais également un impact sur la compréhension par  lʹinterlocuteur. Ce qui nous semble important dans ces résultats, cʹest que les  auteurs montrent que lʹimpact, sur la compréhension par lʹinterlocuteur, nʹest  pas seulement dû au changement du contenu sémantique du discours, mais  bien à lʹeffet direct du geste.  

McNeill  (1985),  pour  sa  part,  sʹappuie  sur  les  démonstrations  des  psychologues cognitivistes qui expliquent la production linguistique comme  le résultat de ʺcomputationsʺ internes, pour avancer lʹidée que les gestes et la  parole font partie de la même structure psychologique et partagent une étape  dʹélaboration interne. Pour argumenter sa position, il défend lʹidée que la  gestuelle et la parole ont des fonctions sémantique et pragmatique parallèles. 

La gestuelle quʹil met en avant pour cette argumentation relève des gestes  iconiques et métaphoriques. Les gestes iconiques sont ceux qui, dans leur forme  et  la  manière  de  les  exécuter,  montrent  la  signification  linguistique  simultanément exprimée. Le geste est envisagé comme un symbole dont la  partie signifiée est mise en forme afin de présenter visuellement une image de  ce signifié. Rappelons‐nous ici quʹEkman et Friesen (1969) proposaient déjà le  codage iconique dans leur répertoire des comportements non verbaux.  

Les gestes métaphoriques fonctionnent comme les gestes iconiques mais  pour des significations abstraites. Les gestes métaphoriques montrent des  images  des  concepts  abstraits  en  sʹappuyant  sur  des  métaphores  indépendantes des connaissance culturelles et linguistiques. Pour illustrer ce  geste  métaphorique,  McNeill  (1985)  relate  la  conversation  entre  deux  mathématiciens qui évoquent une relation ʺA est au‐dessus de Bʺ qui devient 

ʺA est au‐dessous de Bʺ. La référence verbale à ce concept mathématique est 

accompagnée dʹun geste où les mains alternent entre deux positions. Lʹauteur  explique  que  la  rotation  de  la  main  forme  une  image  concrète  du  remplacement dʹune position par une autre dans un mouvement qui est  synchronisé avec la parole. 

Ainsi, les gestes métaphoriques et iconiques fonctionnent en parallèle  avec  certains  des  mots  énoncés  verbalement  dans  une  expression  concomitante sur le mode imagé de la pensée véhiculée par lʹénoncé verbal. Et  le mouvement du geste anticipe régulièrement la séquence dʹénoncé à laquelle  il est associé et se maintient lors des silences et des hésitations avant lʹaccès au  mot  recherché,  particulièrement  lorsque  les  performances  verbales  à  accomplir sont difficiles et complexes (McNeill, 1992 ; Rimé et Schiaratura,  1991 ; Hadar et Butterworth, 1997). 

Sur  ces  deux  points,  cʹest‐à‐dire  la  propriété  transculturelle  et  les  mathématiques, Caprile (1995) constate que pour quatre langues africaines, le  MBAY et NGAMBAY au  Tchad  et  le  POPOI et    MAMVU au  Zaïre,  la  numération utilise les doigts comme unités, le changement de main après  cinq, le passage aux membres inférieurs après dix, le passage au corps ou à  lʹhomme entier à partir de vingt. Notons que lʹauteur a pris soin de préciser,  dans lʹintroduction de son article, quʹil sera amené à sortir de la description  linguistique et à recourir à une sémiologie parallèle pour rendre compte dʹune  interaction  avec  une  pragmatique  gestuelle  pour  révéler  un  certain  isomorphisme entre le verbal et le non‐verbal. 

La numération nous semble un assez bon exemple pour illustrer la  production concomitante dʹune phrase et dʹun geste. En effet, au cours dʹune  conversation le recours aux doigts pour signifier le nombre du référent verbal  est une observation communément admise. Et pour peu que lʹon sʹy attarde  un peu, lʹon constate immanquablement le synchronisme du geste et de la  parole. Cʹest précisément en étudiant plus finement cette synchronisation que  McNeill (1985) argumente en faveur dʹune interdépendance du geste et de la  parole. En effet, celui qui parle tend à produire son geste dans la même unité  temporelle  que  le  contenu  sémantique  et  pragmatique  de  son  item  linguistique. Les gestes iconiques et métaphoriques ne franchissent jamais les  frontières temporelles des unités sémantiques de la phrase prononcée. Et cette  synchronisation suggère que la gestuelle indique le moment où le processus 

de la pensée, de celui qui parle, formule le concept que lʹitem linguistique  signifie.   

Ce moment où le geste est produit en synchronisation avec la production  verbale correspond à ce que Goldin‐Meadow, Wein et Chang (1992) ont étudié  chez lʹenfant lorsque lʹon propose à ce dernier une tâche piagétienne de  conservation. Lʹobjectif de leurs travaux nʹétait pas dʹétudier précisément cette  synchronisation,  mais  plutôt  dʹobserver  lʹeffet  sur  lʹinterlocuteur  dʹune  discordance entre le discours prononcé par lʹenfant et sa production gestuelle. 

Mais on peut légitimement penser que si le geste est aussi fortement lié au  concept que la parole énonce, alors on peut sʹattendre à ce que le geste  ,discordant par rapport à la parole produit par lʹenfant, entraîne lʹévaluation  de lʹadulte vers une appréciation globalement négative à lʹégard de la maîtrise  de la conservation. Les résultats vont effectivement dans ce sens et montrent  que les adultes ne se contentent pas des paroles de lʹenfant, mais intègrent le  geste de lʹenfant dans sa démonstration pour conclure quʹil nʹy a pas maîtrise  de la conservation (Goldin‐Meadow et al., 1992).  

Les résultats de cette expérience révèlent également que les adultes ont  tendance à solliciter plus largement les enfants qui montrent une discordance  entre leur parole et leur geste que ceux qui sont concordants. Et lorsque les  adultes  demandent  des  informations  supplémentaires  à  lʹenfant,  leurs  interrogations sont directement liées au contenu de la gestuelle de lʹenfant  quʹils traduisent dans leur question. La réutilisation par lʹadulte, dans sa  phrase, du contenu de la gestuelle de lʹenfant va dans le sens de la production  et de la compréhension interculturelle du geste que nous avons évoquée plus  avant.  

On le constate, selon ce qui vient dʹêtre dit, il semble exister un lien très  étroit entre le geste et la parole. Ainsi, il apparaît difficile de dissocier les deux  sans porter atteinte à lʹun ou à lʹautre. Nous suivrons donc cette voie en  considérant le geste et la parole comme un système qui interagit.  

Nous avons vu au cours de ce chapitre que la main avait une liberté de  mouvement dans les trois dimensions qui lui autorise une gestuelle complexe. La  méthode éthologique propose de catégoriser cette complexité pour regrouper les gestes  qui  possèdent des  points  communs et  ainsi  rendre accessible  lʹanalyse du  flux  comportemental. Nous allons donc maintenant interroger les différents répertoires  disponibles pour définir une catégorisation de la gestuelle des mains adaptée à nos  travaux. Cʹest‐à‐dire une catégorisation propice à rendre compte de lʹutilisation que  font de leur gestuelle les concepteurs de notre situation.