Chapitre III : Une modalité d'interaction spécifique : La gestuelle des mains pour
3. La communication : du modèle princeps de Shannon vers une multicannalité
3.1. Une communication au sens large
Imaginons un instant que lʹon vous propose une sortie cinéma. Vous nʹêtes guère emballé mais ne souhaitez pas lʹexprimer ouvertement. Vous serez alors tenté de répondre : ʺTu sais, Pierre a vu ce film et il sʹest ennuyéʺ.
Voilà une affirmation qui respecte le modèle de Shannon et serait transmise sans encombre. Mais il nʹy a pas de place dans le modèle pour supporter plusieurs signifiés. Outre le fait que Pierre se soit ennuyé, le récepteur devra comprendre également, que vous ne souhaitez pas, vous aussi, vous ennuyer et devra en tirer les conclusions qui sʹimposent.
Ainsi, la sémiologie a mis en évidence l’inévitable pluralité des significations d’un message résultant de la polysémie des signes utilisés. En effet, pour Barthes (1991), tout signe est porteur de multiples sens, souvent cachés qui viennent se surajouter à un contenu formel. C’est ainsi que le mot
« château » désigne un type d’habitation mais renvoie également l’idée de richesse, d’une autre époque, de monuments historiques, etc..
Avec les sémiologues, on le voit, le modèle de Shannon sʹest donc élargi pour envisager la pluralité du sens. Et la communication humaine se place sous le signe du langage. Et ce dernier est essentiellement verbal. Mais il serait illusoire de penser que les potentialités communicationnelles se réduisent à un unique canal. Sur ce point, Cosnier (1982) explique quʹil faut distinguer deux sous‐systèmes représentés par la verbalité qui permet la réalisation de ʺtextesʺ
conformes au code linguistique et la vocalité qui constitue un paralangage qui participe à la réalisation des fonctions expressives (émotives et pulsionnelles) (Léon, 1976).
Hymes (1972), ethnographe de la communication ouvre plus encore le modèle en proposant dʹétudier la communauté de parole (« The natural unit for sociolinguistic taxonomy is not the language but the speech community », 1972, p.43). De la sorte il exprime lʹimportance de la situation sociale dans laquelle prend place la communication. En introduisant le ʺsettingʺ, Hymes (1972) envisage la situation, cʹest‐à‐dire lʹendroit où se déroule lʹacte de parole et tout ce qui le caractérise dʹun point de vue matériel, mais également le cadre psychologique cʹest‐à‐dire la manière dont le moment est culturellement défini comme un certain type de scène.
D’autres auteurs proposent dʹaller un peu plus loin encore. Bateson (1972) dans une perspective anthropologique mais également psychiatrique, propose le concept de double contrainte qui caractérise une communication paradoxale, cʹest‐à‐dire comportant des messages contradictoires. Watzlawick, Helminck, Beavin et Jackson Don (1972) envisagent lʹimpossibilité de ne pas communiquer puisque même le refus de la communication est un message.
Hall (1978) pour sa part, dépasse le cadre de lʹéchange verbal et introduit la notion de comportement proxémique et de ʺbonneʺ distance à adopter vis‐à‐
vis de son partenaire. Lʹauteur montre quʹen situation interculturelle, où les normes proxémiques sont différentes, lʹéloignement des deux interlocuteurs sera interprété en rejet par lʹun et en agression par lʹautre. Goffman (1974), en tant que sociologue, postule quʹune fonction de la communication consiste à maintenir lʹimage positive de soi que lʹon tente de présenter aux autres à travers le langage mais également les postures, les vêtements etc.
Tous ces auteurs, dans leurs disciplines respectives, mettent en avant que, lorsque la linguistique, l’anthropologie ou la psychologie s’appuient sur un modèle mathématique et linéaire, c’est pour montrer l’homme sous la forme d’un esprit enfermé dans un corps, qui extériorise des pensées au moyen d’une succession de mots. Ces différents auteurs réfutent en effet, l’approche de la communication conçue comme un acte verbal, conscient et volontaire. Ces chercheurs fondent leurs travaux sur la base de l’existence de codes du comportement. Codes qui, selon eux, organisent, sélectionnent et surtout règlent l’adéquation au contexte des comportements personnels et interpersonnels. La communication recouvre alors toute utilisation de ces codes en un processus social permanent susceptible dʹintégrer de multiples modes de comportement : la parole, le geste, le regard, la mimique, l’espace interindividuel, etc. (Winkin, 2000).
Cet élargissement du concept de communication chez lʹhomme, et son ouverture sur dʹautres comportements que lʹacte de langage verbal, interpelle notre curiosité et nous invite à regarder plus loin encore. En effet, si la communication peut sʹappuyer sur un autre matériel que le verbal, spécifique à lʹhomme rappelons‐le, alors cʹest chez lʹanimal que doivent commencer nos investigations.
3.1.1. La communication n'est pas l'apanage de l'homme Nous venons de voir que Hall (1978) nous propose dʹêtre attentif à la distance qui sépare les individus en interaction. Il nous explique en effet que cette distance est porteuse dʹun message culturellement pondéré. Cheyney et Seyfarth (1990) pour leur part, rapportent dans leurs travaux que les singes sʹobservent les uns les autres, notent qui sʹassocie à qui, et en déduisent alors les propriétés des rapports sociaux dʹune manière qui leur permet de comparer ces rapports indépendamment des individus particuliers impliqués.
On trouve ici une certaine analogie avec le message communiqué par la distance inter individu proposé par Hall.
Mais cette communication, sans lʹusage du verbe, est plus nette encore dans cette expérience devenue un grand classique de lʹéthologie. En effet, depuis plusieurs décennies, des chercheurs japonais étudient le comportement des singes sur lʹîle Takasakiyama. Sur ces observations, Itani (1965) rapporte que les singes aiment les patates douces. Les pommes de terres leur sont apportées chaque semaine entre autre nourriture. En revanche, ils aiment moins la terre qui reste sur la peau. Les singes passent donc beaucoup de temps à éplucher leurs patates douces avec leurs doigts jusqu’au jour où l’un d’entre eux a l’idée d’aller laver sa patate dans l’eau de mer. Les observateurs notent que les premiers à suivre l’exemple de la guenon sont les jeunes singes qui l’accompagnent au fil des jours, de plus en plus nombreux et ensuite les autres femelles. Les plus réticents sont les vieux singes, visiblement rivés à leurs habitudes, qui observent néanmoins le comportement de leurs congénères. Ces observations, outre le fait quʹelles illustrent lʹacquisition et la transmission des savoir‐faire dans les sociétés non humaines comme le fait remarquer Burton (1992), nous interpellent sur dʹautres points plus proches de notre problématique. En effet, sur le plan de la communication, lʹon découvre que la diffusion dʹun message se passe volontiers du langage verbal. Et ce message est loin dʹêtre anodin puisquʹil sʹagit, ni plus ni moins que dʹune situation dʹapprentissage. La guenon transmet une compétence avec succès sans formaliser la moindre phrase, sans recourir à aucun sujet, verbe, ni complément, le geste lui suffit. Encore faut‐il, et il sʹagit là dʹun autre enseignement, que lʹindividu soit réceptif et que dʹautres variables ne viennent interférer avec ce qui apparaît pourtant comme une résolution positive du problème. En effet, si les jeunes sont ouverts au changement et à
lʹévolution de leur pratique en adoptant la nouvelle méthode, les individus plus expérimentés diffèrent dans leur comportement et font apparaître plus de réticence.
Puisque lʹéthologie nous met sur la piste dʹune communication sans références verbales, profitons‐en pour rapporter les travaux de Goustard (1986) sur lʹutilisation dʹinstruments chez le chimpanzé pour la résolution de problème. Les animaux sont sur une île dʹenviron 3000 mètres carrés entourée dʹune rivière de 5 à 7 mètres de largeur. Son expérience consiste à jeter des pommes dans lʹeau, à environ 2,5 mètres du bord. Le léger courant les entraîne suffisamment lentement pour que le singe puisse les suivre à la marche. Les pommes étant trop éloignées du bord, le singe qui souhaite les récupérer doit donc se munir dʹun outil. Lʹauteur nous explique que le singe sʹéloigne du bord pour chercher un bâton puis revient au bon endroit pour attraper la pomme avec lʹinstrument quʹil a choisi. Et ce choix ne sʹest pas fait au hasard car le singe se saisit dʹun bâton dont la longueur est suffisante mais pas trop. Cʹest‐à‐dire que, hors de la vue des fruits, le singe est en mesure dʹévaluer la distance entre la berge où il se placera et la pomme, cʹest‐à‐dire sans percevoir directement cette distance. Ici, le chimpanzé, qui ne dispose pas du langage verbal, résout son problème en sʹappuyant sur une information dʹorigine visuelle mais quʹil réutilise en lʹabsence de la perception du stimulus original.
Arrêtons‐nous un instant pour faire un point dʹétape de ce concept de communication. Nous venons de voir que dans le cadre de la communication humaine, le modèle linéaire avec son caractère très mathématiquement rationnel de lʹinformation proposé par Shannon semblait bien pauvre en regard de ce que la communication humaine pouvait véhiculer de sens. Le modèle sʹest donc élargi pour tenir compte de la particularité polysémique présente dans le langage humain. En cela, il se met en accord avec la notion de feedback que nous avons introduit au chapitre précédent lorsque nous avons envisagé les interactions entre individus.
Avec lʹethnographie, la communication ne sʹanalyse plus isolée mais se contextualise en admettant que la situation est porteuse de caractéristiques susceptibles de lʹinfluencer. Et cela conforte ce que nous avons déjà évoqué de la situation de résolution de problème collectif de conception et notamment des mécanismes de synchronisation cognitive et de langage opératoire.
Puis, lorsque Hymes (1972) parle de ʺspeech communityʺ le langage ne se conçoit quʹà travers lʹexpression verbale du message, mais on découvre avec Goffman (1974) que la communication est non seulement polysémique mais aussi multi canal en intégrant toutes les formes de comportement.
Enfin, avec lʹéthologie, le versant verbal de la communication est ipso facto exclu, et pourtant, les animaux échangent des messages et résolvent des problèmes.
Nous avons envisagé la communication comme le support des processus dʹintercompréhension des concepteurs qui partage leur représentation de la situation. Or, le support nʹest plus seulement verbal, il emprunte dʹautres voies et devient un des supports des compétences des concepteurs pour lʹactivité collective comme nous lʹavons introduit au premier chapitre. On comprend alors aisément quʹinterviennent ici, des facteurs individuels comme la propension à utiliser toutes les voies disponibles ou encore la personnalité des interlocuteurs à travers leur vécu personnel, leur motivation, leur état affectif, leur statut social, et en règle générale tout ce qui est constitutif de l’identité de l’individu. Ce sont autant de facteurs individuels, sources de différences dans la compétence que nous avons montrée collective.
3.1.2. La communication dans notre situation de conception Nous avons vu que Leplat (1994) introduit la notion dʹinteraction pour définir la collaboration dans lʹactivité collective. Et Rogalski (1994) nous précisait que, selon elle, les communications non verbales participent de la communication opérative.
Or, lorsque lʹon sʹintéresse à la communication dans le cadre de la résolution de problème, force est de constater que les principales recherches se sont principalement appuyées sur la communication verbale sans vraiment sʹinterroger sur le statut et lʹapport des autres canaux. Rappelons ici que Rogalski, en 1994 avait pourtant noté que ʺla communication – dans ses modalités verbales et non verbales – est un outil majeurʺ (Rogalski, 1994, p.
372). Or, à ce jour nous nʹavons trouvé que très peu de travaux centrés sur la communication non verbale dans le cadre de lʹactivité collective de résolution de problème de type conception.
On peut alors penser que cette communication est délaissée des travaux de recherche par les psychologues qui sʹintéressent à la situation dʹingénierie concourante, car ceux‐ci utilisent une méthodologie de recueil de corpus adaptée aux interactions langagières quʹils étudient. Or, si le magnétophone restitue correctement le son, il faut reconnaître quʹil nʹest pas en mesure de capturer les autres canaux de la communication. Et pour le coup, les indices non verbaux de la communication sʹévaporent au fur et à mesure de leur production.
Il faut attendre que la vidéo prenne le pas sur le magnétophone pour que lʹon reconnaisse que lʹanalyste travaillant sur un corpus uniquement audio ne peut atteindre les gestes.
La communication non verbale semble donc intéresser les recherches en résolution de problème collectif de type conception. Mais il faut reconnaître que la trace enregistrée de ce comportement non verbal manque de méthode pour son analyse. En effet, Fixmer et Brassac (2004) présentent une situation de réunion de travail où lʹun des participants utilise une gestuelle, en lʹoccurrence un déictique; le locuteur pointe du doigt le document auquel son discours verbal fait référence. Ils expliquent alors que la possibilité dʹaccéder à la gestualité des acteurs, et en particulier à ce pointage du doigt, permet lʹidentification des référents du déictique. Ici, les auteurs ont besoin du geste pour identifier le référent du contenu verbal de lʹinteraction. De notre point de vue, cʹest déjà accorder un rôle important à cette autre modalité de communication : son lien avec le verbal au point de les rendre dépendant lʹun de lʹautre.
Mais nous pouvons remarquer ici que la communication non verbale est appréhendée dans un rôle dʹoutil au service du verbe, cʹest‐à‐dire dans une relation de subordination. De notre point de vue, ce rôle mérite dʹêtre requalifié pour lʹemmener vers une contribution beaucoup plus active dans le raisonnement en œuvre au cours de notre situation collective.
Cʹest pourquoi il importe dʹenvisager le versant non verbal de la communication, afin dʹen dégager les caractéristiques révélatrices de son importance dans le processus dʹinteraction.
3.1.3. Apprivoiser les autres canaux de la communication Nous venons de lʹévoquer, la communication appréhendée d’abord du point de vue du langage a vu son champ d’étude s’élargir progressivement pour s’intéresser également à la transmission de message par d’autres canaux que celui de la verbalisation. Ce versant de la communication est défini par ce qu’il n’est pas : la communication non verbale.
Comme le souligne Argentin (1989), le nombre d’ouvrages traitant de la communication non verbale est exponentiel depuis 1872 pour atteindre aujourd’hui un nombre d’études tellement important que lʹinvestigation systématique de ce champ de recherche est quasiment impossible. Notons par ailleurs que 1872 correspond à la publication de « L’expression des émotions chez l’homme et chez les animaux » de Darwin. Ainsi nombre d’auteurs s’accordent à dire que l’essor de l’étude de la communication non verbale coïncide avec l’acceptation progressive de la filiation hommes / animaux proposée par Darwin.
Cette référence à Darwin paraît judicieuse à double titre. En effet, lʹintérêt pour la communication non verbale chez lʹhomme coïncide avec la parution dʹun ouvrage qui expose lʹexpression des émotions chez lʹhomme et
chez lʹanimal. Et nous verrons plus loin que la communication non verbale est majoritairement étudiée sous lʹangle conatif. Mais nous avons vu également que le geste avait retenu lʹattention des psychologues lorsquʹil est apparu sur le film de leur expérience. Or, si la réalisation dʹun enregistrement vidéo est une démarche novatrice pour qui sʹintéresse aux interactions langagière, elle ne lʹest plus depuis longtemps pour les éthologues qui ont fait de la caméra lʹoutil de leurs investigations du comportement animal (Desor, 1999). Nous découvrons ici tout lʹintérêt que nous aurons à nous tourner vers ces spécialistes de lʹanalyse du flux comportemental, lorsque nous souhaiterons étudier cette communication non verbale de manière plus approfondie.
Cʹest dʹailleurs cette piste quʹont empruntée la plupart des chercheurs qui se sont intéressés au versant non verbal de la communication. Goffman, par exemple, explique que ses travaux sur les interactions sociales s’appuient sur les procédures utilisées et mises au point par les éthologues pour l’analyse des relations animales (Goffman, 1974). Marc et Picard (1989) quant à eux, nous précisent les caractéristiques essentielles de cette méthodologie et expliquent quʹelle donne d’abord la primauté à une démarche d’observation et de description s’appuyant souvent sur différentes formes d’enregistrements (photos, magnétophone, films, vidéo, ...). Il sʹagit ensuite de privilégier une observation naturaliste et de se centrer sur le processus de communication considéré comme un phénomène global intégrant plusieurs modes de comportement (la parole, les mimiques, le regard, les gestes, la distance interpersonnelle ...). Et enfin de considérer le sujet comme un élément d’un système plus vaste qui inclut la relation à autrui et le contexte (Marc et Picard, 1989).
La méthode éthologique appréhende ce phénomène global en considérant le comportement comme un flux continu. Il sʹagit alors de repérer les unités discrètes qui, assemblées, composent ce flux. La liste exhaustive de ces unités est alors regroupée dans ce qui devient une grille dʹobservation du comportement : lʹéthogramme. Cet outil est important dans la démarche éthologique car il explique la méthode de découpage du continuum comportemental en unité observée et, par la suite, du regroupement de celles‐
ci en catégorie ou en classes (Feyereisen et De Lannoy, 1985). Les auteurs, qui se sont intéressés à la communication non verbale, ayant emprunté leur méthode à lʹéthologie, on ne sera pas surpris de retrouver dans leurs travaux des tentatives de catégorisation des expressions non verbales.
Souvenons nous ici que Rogalski (1994) nous avait mis sur la piste de lʹimportance de la communication non verbale pour la situation de conception dans sa modalité collective. Pour leur part, Brassac et Fixmer (2004) les premiers, ont découvert, sur leur vidéo, un geste pointeur qui attire leur attention au cours dʹune interaction dans un collectif de travail. Il nous semble
quʹil devient judicieux dʹappliquer plus rigoureusement cette méthode éthologique dʹobservation du comportement pour la mettre au service de lʹanalyse de la communication non verbale dans la situation de conception que nous avons retenue.
Restreindre la communication à son versant ʺNon verbalʺ nous amène maintenant à nous interroger sur ce que lʹon entend par communiquer sans le support verbal. Il nous faut pour cela répondre à la question : ʺquʹest‐ce que communiquer non verbalement ?ʺ