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Les romanciers prolétariens adoptent des techniques diverses pour asseoir, au sein de leur œuvre, l’autorité narrative. Certains (Michael Gold, Agnes Smedley, Jack Conroy ou Nelson Algren) font le choix de la représentativité, en racontant le parcours, plus ou moins inspiré par leur propre vie, d’un individu exemplaire. D’autres lui préfèrent la représentation ; à travers l’effacement de la voix narrative, ils tentent de donner naissance à une voix collective qui par son affirmation fait émerger ces « groupes subalternes » habituellement condamnés au silence171.

Les romans prolétariens sont souvent d’inspiration autobiographique. Leurs auteurs tentent, par la voie du récit, de transmettre au lecteur la réalité des conditions de vie des ouvriers, paysans et travailleurs pauvres dans l’entre-deux-guerres. Si ces œuvres sont souvent associées à la Grande Dépression, nombre d’entre elles se situent pourtant dans les années 1920, celles que Jack Conroy appelait « the other Twenties », opposées aux « Roaring Twenties » de la libération sexuelle et de la prospérité. La plupart de ces œuvres ont en commun de vouloir, à l’encontre du mythe américain de la mobilité sociale et géographique, mettre en scène des personnages condamnés à la stase ou à une mobilité stérile, en même temps qu’ils critiquent l’aspiration même à l’ascension sociale, pour lui préférer la solidarité de classe. Cette ambition se traduit par des conflits narratifs souvent indépassables. Comment dire le collectif en s’appuyant sur l’expérience individuelle ? Comment traduire le destin du

The Novel and the American Left: Critical Essays on Depression-era Fiction. Iowa City: Iowa University Press,

2004, 132.

171 Nous aborderons plus tard en détail la question du lien entre roman collectif et autorité narrative, à travers une étude approfondie des romans de John Dos Passos, ainsi que par leur lien avec les autres romans collectifs de la période (ceux, par exemple, de Clara Weatherwax ou Robert Cantwell).

prolétariat lorsque l’on n’y a jamais appartenu ? La question de l’autorité narrative se pose à chaque instant, et les meilleures œuvres se distinguent par leur capacité à maintenir ces tensions tout en préservant leur unité. Héritiers en cela des modernistes, les romanciers prolétariens remettent en question le modèle du roman réaliste, centré autour du destin ascensionnel d’un protagoniste encadré par un narrateur omniscient.

L’usage de l’autobiographie, cependant, tend à remettre l’individu sur le devant de la scène, et oblige parfois l’écriture à des contorsions qui lui permettent de réintroduire le collectif. Dans Jews Without Money, Michael Gold raconte ainsi, à la première personne, son enfance dans le Lower East Side de New York. La perspective de l’enfant qu’il a été est redoublée par celle du narrateur adulte, qui intervient ponctuellement dans le récit pour donner son interprétation des faits, et les rendre représentatifs. Cette stratégie narrative a pour effet une écriture souvent lourde, l’impression que l’auteur s’efforce de tirer des conclusions de la série de vignettes qu’il livre au lecteur ; la contradiction inhérente à l’œuvre trouve son apogée dans sa conclusion, lorsque le personnage découvre en quelques lignes, à travers le discours d’un orateur, la révolution socialiste, et décide d’y consacrer sa vie. La résolution par la révélation apparaît comme un ajout forcé, malhabile, comme l’intervention d’un deus ex machina qui résout, en quelques lignes, les dilemmes présentés tout au long du roman172.

D’autres auteurs font le choix de déguiser davantage la dimension autobiographique de leur œuvre, et de mettre en scène la manière dont le protagoniste acquiert une voix propre, plutôt que de faire naître ce discours indépendamment du narrateur lui-même. Agnes Smedley, dans Daughter of Earth, ré-écrit sa propre expérience à travers le personnage de Marie Rogers, née dans une famille de fermiers pauvres du Missouri, et qui tout au long de sa vie, tout en parvenant à sortir de sa classe pour devenir journaliste à New York, passe de lieu en lieu sans jamais s’enraciner nulle part, ni renier ses origines : « I belong to those who do not die for the sake of beauty. I belong to those who die from other causes – exhausted by poverty, victims of wealth and power, fighters in a great cause »173. Des fermes du Missouri à son appartement new-yorkais, en passant par un camp de mineurs du Colorado et une école perdue dans les montagnes du Nouveau Mexique, Marie ne cesse de se déplacer, sans jamais réellement parvenir à se stabiliser. La narratrice (le roman est écrit à la première personne) tente par ses commentaires d’interpréter ces différentes étapes, mais ne s’extrait pas complètement des situations qu’elle décrit (contrairement au narrateur dans le roman de Michael Gold, dont les commentaires sont toujours sur le terrain de l’allégorie). Comme l’écrit William Dow, « She is never, though, a mere witness or observer of the settings she

172 Pour une analyse plus détaillée du roman de Michael Gold, voir 4.1, « Les deux nations » et 4.2, « Étrangers sur la terre où nous sommes nés ».

describes but is always deeply entangled in them, always insisting on the lessons learned from them »174. Marie Rogers est perpétuellement co-présente à elle-même, engagée dans sa propre vie au moment où elle la raconte. Le roman tout entier est une quête d’indépendance, non à travers le succès matériel, mais à travers l’autonomie de la voix. Petite, Marie ment à sa mère pour éviter les coups de fouet (« at last I learned to know what a lie was (…), I learned to tell her only the things I thought she wanted to hear »175), puis fait le choix de dire la vérité, quelles qu’en soient les conséquences ; à la fin du roman, lorsque son mari, Anand, lui fait part de la rumeur selon laquelle elle aurait eu une aventure avec Juan Diaz avant leur mariage, elle avoue, tout en lui disant que Diaz lui avait fait jurer de ne rien révéler. Puis, elle promet de rectifier la situation auprès des autres membres du groupe : « ‘Anand ! I will go before the conference, before all the men, and tell my version of the story. I will lay my so-called ‘loose character’ before men everywhere and prove that human being for human being I am as good as the best man that walks!’ »176 Mais ce principe de spontanéité et d’égalité (« all the men », « as good as ») se heurte à la réalité de l’inégalité entre les sexes : « ‘Don’t you know that not one of those men would believe you or would respect you even if they believed, even if you were in the right and Juan Diaz in the wrong ? For he is a man and you a woman’ »177. La construction symétrique des répliques de Marie et d’Anand (« all the men »/ « not one of those men », « as good as the best man »/ « he is a man and you a woman ») efface la prétention de Marie à l’indépendance et à l’égalité, et nie l’autorité de sa voix au motif qu’elle est une femme.

La mise en place de l’autorité narrative au sein des romans prolétariens est ainsi un processus complexe, qui porte aussi bien sur la valeur de l’expérience (l’autobiographie devient alors représentative, et l’autorité dérive de cette valeur exemplaire) que sur la manière dont la voix de groupes subalternes (ouvriers, femmes, Noirs, immigrants) parvient ou non à s’affirmer dans les œuvres elles-mêmes, par des processus d’imposition du sens par la voix du narrateur ou au contraire de construction progressive de l’indépendance des personnages et de leur discours.

174 William Dow, « Writing Dark Times: Settings, Immersions in Agnes Smedley and Meridel LeSueur ».

Literary Journalism in an International Context. The 2nd International Conference for Literary Journalism

Studies. Institut d’Etudes Politiques de Paris (Science Po), Paris. May 18-19, 2007.

175 Daughter of Earth, op.cit., 4.

176 Ibid., 257.