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La localisation impossible de la littérature prolétarienne Une littérature paradoxale

La place du débat

1.2.2. La localisation impossible de la littérature prolétarienne Une littérature paradoxale

La littérature prolétarienne est souvent perçue comme une littérature non littéraire, œuvrant, en quelque sorte, contre sa propre littérarité par ses aspirations politiques, à l’opposé d’un modernisme qui apparaît comme le parangon de la littérarité. Il convient avant tout d’opérer une distinction terminologique : nous ne nous intéressons pas ici à la littérature radicale ou protestataire, mais bien à un mouvement littéraire spécifique, qui se déploie entre 1928 et 1935 sous l’impulsion du parti communiste américain, inspiré par les expérimentations du Proletkult soviétique164, et que l’on nomme communément littérature prolétarienne. Ce mouvement visait, au cours de la période la plus « gauchiste » du CPUSA, à promouvoir une culture prolétarienne distincte de la culture bourgeoise, qui permettrait d’intensifier la conscience de classe des travailleurs américains et de les amener à embrasser la perspective révolutionnaire. Dès sa conception, cependant, la littérature prolétarienne semble placée sous le signe de l’impossibilité. Impossibilité théorique, tout d’abord, puisque pour de nombreux marxistes, la culture prolétarienne ne peut, ni ne doit exister. Cette position est exprimée notamment par Trotsky dans Littérature et révolution, ouvrage publié en 1922 et traduit en anglais dès 1925. Selon Trotsky, l’art ne peut demeurer indifférent aux bouleversements politiques ; avec la révolution bolchevique, c’est la bourgeoisie comme classe dominante qui a disparu, l’art bourgeois est donc appelé à s’éteindre également. Cependant, il ne saurait être remplacé par un art prolétarien, puisque le régime de la dictature du prolétariat est par définition transitoire. La révolution doit au contraire poser les bases d’une culture qui ne soit pas une culture de classes, mais une culture universelle, et pour ce faire doit laisser libre cours à la créativité des artistes, pour qu’ils forgent ensemble cette nouvelle conscience, et remplacent l’expression individuelle par l’expression collective165. De nombreux critiques marxistes américains, comme V.F. Calverton dans The Liberation of

164 Le Proletkult est un mouvement fondé par Alexandre Bogdanov après la révolution de février 1917 ; il a pour but de fonder une culture prolétarienne radicalement différente de la culture bourgeoise. Ce message est véhiculé par la revue du même nom, Proletarskaja Kultura (La Culture prolétarienne), fondée en juillet 1918. Le mouvement tient à préserver son indépendance vis-à-vis du parti bolchevique, et est dans un premier temps soutenu par Lénine. Dès le congrès de la culture prolétarienne d'octobre 1920 cependant, ce dernier réagit contre la politique de la « table rase » soutenue par le Proletkult, et contre les velléités d'indépendance de la revue. La spécificité du mouvement disparaît en 1921, avec la N.E.P., et les revues cessent de paraître. Pour plus de détails, voir : <http://www.ditl.info/arttest/art10703.php> Vu le 1er décembre 2008.

165 Léon Trotsky, Littérature et Révolution [1924]. Paris : Les éditions de la passion, 2000. Voir en particulier l’introduction, 28-30.

American Literature166, défendent cette position. Selon eux, dans un pays capitaliste comme les États-Unis, le fait que la classe bourgeoise soit en possession des moyens de production culturels est un obstacle insurmontable à l’émergence d’une culture prolétarienne. À l’impossibilité théorique, qui fait dès le départ peser le doute sur une telle entreprise, s’ajoute alors l’impossibilité pratique, liée au public restreint d’une telle littérature et au fait que, comme nous l’avons vu, les romans prolétariens étaient davantage lus par des membres de la classe moyenne que par les prolétaires eux-mêmes. Même pour les défenseurs de la littérature prolétarienne, tels Michael Gold ou Granville Hicks, la définition d’une telle littérature n’allait pas de soi. Certains l’envisageaient comme une littérature par et pour le prolétariat ; ce fut notamment la position adoptée par les John Reed Clubs dans leur manifeste de 1932. Pour d’autres, la nature prolétarienne des œuvres devait résider dans leur sujet, et non dans l’origine de classe de leurs auteurs. Enfin, Edwin Seaver par exemple dans son intervention au congrès des écrivains américains de 1935, défend la position selon laquelle ni le sujet ni l’origine de l’auteur ne sont le critère déterminant ; ce qui importe, c’est avant tout la perspective adoptée, la manière de raconter167. L’imprécision de la définition fait ainsi la richesse des œuvres produites. La littérature prolétarienne réunit, malgré tout, des auteurs ayant déjà une réputation nationale, voire internationale (John Dos Passos, Josephine Herbst, Langston Hughes, Malcolm Cowley) et des écrivains plus novices, qui construisent leur œuvre et leur réputation à travers leurs publications dans New Masses ou Partisan Review (Jack Conroy, Tillie Olsen, Meridel Le Sueur, Williams Rollins Jr., Clara Weatherwax, Tom Kromer…). Lorsqu’est publiée l’anthologie Proletarian Literature in the United States en 1935, le livre est salué au-delà de la presse de gauche, et Horace Gregory applaudit, dans le New York Herald Tribune, son extraordinaire succès. L’anthologie regroupe des extraits de romans, des poèmes, des extraits de pièces de théâtre, des passages de documentaire (« Reportage ») et des articles critiques. Les romans et nouvelles sont relativement proches sur le plan des thèmes qu’ils évoquent (grève, difficulté de la vie ouvrière, misère individuelle et action collective), en revanche la manière dont ils les traitent varie largement d’un extrait à l’autre : du style naturaliste de Michael Gold ou de Robert Cantwell au feu

166 Philip Rahv adoptera lui aussi cette position après 1935, au moment de sa rupture avec le CPUSA.

167 « In the last instance, it is not style, not form, not plot, not even the class portrayed that are fundamental in differentiating the proletarian novel from the bourgeois novel. These are only aspects of the superstructure of the novel which is changing and will continue to change and develop as the political approach of our novelists grows clearer and their political purpose grows more revolutionary ». (Henry Hart, ed. American Writers’

Congress. New York: International Publishers, 1935, 100) Cette prise de position est ainsi interprétée par

Lawrence Hanley: « For Seaver, the ‘proletarian novel’ designates the contingent political uses and effects that a novel might perform as a particular historical moment; categorizing a text as a ‘proletarian novel’ depends not on what a novel is, but on what a novel does, particularly the kind of ideological work it does ». Lawrence F. Hanley, « Cultural Work and Class Politics: Re-reading and Remaking Proletarian Literature in the United States ». Modern Fiction Studies, 38: 3 (Autumn 1992): 715-732, 721.

d'artifice moderniste de John Dos Passos, en passant par la prose répétitive, presque hypnotique d'Erskine Caldwell et la narration fragmentée de William Rollins Jr, le recueil est loin d'être le déroulement homogène d'un universel reportage sur les conditions de vie des classes laborieuses dans l'Amérique de la Grande Dépression. Sans aller jusqu'à porter aux nues ces textes, parfois manichéens ou trop didactiques (ceux de Grace Lumpkin ou de Ben Field168), il convient de les remettre à leur juste place dans le paysage littéraire américain, en leur accordant la possibilité d’être étudiés pour eux-mêmes, en-dehors de la tutelle idéologique du CPUSA. Les critiques communistes eux-mêmes étaient partagés sur le rôle à attribuer aux œuvres prolétariennes ; s’ils s’accordaient à dire que la littérature, à l’heure du combat révolutionnaire, devait être un outil de la propagande, ils insistaient souvent également sur le fait qu’elle ne pouvait fonctionner de la même manière que le militantisme politique169.

Les auteurs, qui étaient aussi souvent acteurs du débat sur la littérature prolétarienne, devaient faire face à la question de l’autorité, sur le plan idéologique (dans quelle mesure se soumettre aux directives communistes, elles-mêmes vagues et souvent contradictoires) mais également sur le plan narratif. Dans les œuvres prolétariennes, cette question de l’autorité narrative est cruciale. La critique du roman bourgeois s’accompagne en effet souvent de la volonté d’exprimer le sort de toute une classe, de trouver des manières d’écrire le collectif, tout en préservant l’originalité de l’expérience prolétarienne, qui naît souvent de la transcription romancée d’histoires vécues. Les écrivains issus du prolétariat ont souvent l’impression, en ayant commencé à écrire, d’avoir en quelque sorte abandonné leur classe, caractérisée par le travail manuel. À l’inverse, les auteurs issus de la classe moyenne sont souvent en prise au soupçon d’inauthenticité, voire de manipulation, lorsqu’ils s’attachent à décrire le sort du prolétariat. Ce que Lawrence Hanley nomme « the impossible location of proletarian literature » s’enracine dans ces problématiques de représentation et de représentativité ; la littérature prolétarienne se donnant pour mission « la conversion de l’expérience subalterne en autorité culturelle »170, elle est toujours soumise à l’impératif

168 Il est légitime de se demander, par ailleurs, s'ils n'ont pas été précisément choisis pour cette dimension didactique, l'anthologie ayant pour but non seulement de promouvoir un nouveau genre littéraire, mais de montrer que la littérature pouvait être une arme dans la lutte des classes.

169 Earl Browder, secrétaire général du parti communiste, établit cette distinction lors de son intervention au premier Congrès des écrivains américains en 1935 : « We do not want to take good writers and make bad strike leaders of them (...). There is no fixed ‘Party line’ by which works of art can be automatically separated into sheep and goats (…); we believe that fine literature must arise directly out of life, expressing not only its problems, but, at the same time, all the richness and complexity of detail of life itself ». « Communism and Literature » in Henry Hart (ed.), American Writers’ Congress. New York: International Publishers, 1935, 66-70, 68-69.

170 « the conversion of subaltern experience into cultural authority ». Lawrence Hanley, « ‘Smashing Cantatas’ and ‘Looking-Glass Pitchers’; The Impossible Location of Proletarian Literature » in Janet Galligani Casey (ed),

d’établir une forme d’autorité narrative, ainsi qu’au risque de voir celle-ci se dégrader en narration autoritaire. Si Hanley fonde sa définition sur une distinction entre les auteurs qui, par leur origine de classe, disposent de cette autorité culturelle (John Dos Passos, Kenneth Burke, Granville Hicks) de ceux qui doivent la construire (Agnes Smedley, Michael Gold, Jack Conroy), il nous semble nécessaire de prolonger la réflexion jusqu’aux œuvres elles-mêmes. La littérature prolétarienne est en effet un genre hybride, au sein duquel l’affirmation de l’autorité narrative se conjugue souvent à l’ambition de l’efficacité politique. La mise en avant de l’expérience prolétarienne peut ainsi œuvrer aussi bien à l’émergence de voix narratives nouvelles, qui par le roman prolétarien sortent de leur mutisme et conquièrent leur indépendance, qu’à la soumission, à la mise sous contrôle de cette expérience, aboutissant ainsi à l’imposition de l’idéologie sur le littéraire.