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L’analyse de la représentation, de la mise en intrigue de l’histoire dans les œuvres de Dos Passos révèle un processus complexe, une dialectique constante entre l’individu et la société, entre l’anonyme et le représentatif. À travers la transformation du témoignage (réintroduit, notamment à travers la figure du Camera Eye, dans la trilogie, mais qui n’est plus l’unique source de la connaissance historique), la critique de l’événement et, nous y reviendrons, la transformation du document, l’écrivain dépasse l’opposition entre biographique et historique, en intégrant les deux dimensions à sa fiction. Comme l’écrit Lois Hughson :

Dos Passos moved steadily toward a fiction written as what we may call virtual history. In it the partial perspectives of the earlier novels written on the model of biography give way to the multiple and all-encompassing perspective of experience understood as history, existing through the desires and actions of contending centers of consciousness. While any individual life can be understood only as part of the entire field of action, the novels transcend the inevitable limits of biography and achieves for the reader through not for any of the characters in the novel, an explanation of the way things really happen.366

Hughson montre bien l’évolution qui se dessine, entre les premières œuvres et l’œuvre maîtresse, entre biographie et histoire. Il ne s’agit pas cependant d’un simple changement de

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« L’important est de saisir la connexion entre les deux types de contestation : celle du primat de l’individu comme ultime atome de l’investigation historique, et celle du primat de l’événement, au sens ponctuel du mot, comme ultime atome du changement social ». Paul Ricœur, Temps et Récit, t.1. Paris : Seuil, 1983, 184.

perspective, d’un abandon de la vision biographique au profit de l’explication historique. La trilogie met en œuvre, à travers ses quatre modes narratifs, un jeu complexe entre fiction, autobiographie, biographie et histoire. Il est impossible d’établir une équivalence mécanique entre structure formelle et perspective théorique, qui verrait correspondre les segments narratifs à la fiction, les Camera Eye à l’autobiographie, les biographies d’Américains célèbres à la biographie et les Newsreels à l’histoire. La trilogie, à travers le montage qui la caractérise, établit sans cesse des liens entre ces différents modes de compréhension du récit et les stratégies narratives qui la composent, selon une logique spéculaire plutôt que causale. En d’autres termes, biographie et histoire, banalité et exemplarité se croisent dans chacun des modes, et sont reliées à travers les différents modes, selon un schéma complexe qui vise à la fois à souligner le rôle (néfaste ou bénéfique) de l’individu dans le déroulement de l’histoire et le poids des structures profondes (évolution des mentalités, transformation du discours, organisation sociale) qui font perdre à l’individu le contrôle, non seulement de l’histoire en train de se faire, mais de sa propre vie. La trilogie parvient ainsi à donner un sentiment d’exhaustivité, cette impression, décrite par Greil Marcus, « d’habiter dans le pays tout entier, dans tous les États à la fois, d’être dans la peau de chaque Américain »367. La mise en concurrence de différents modes de discours historique éloigne la trilogie du récit exemplaire. La conception émersonienne de l’histoire comme biographie368 est remise en question par la description des grands hommes comme étant eux aussi soumis aux forces de l’histoire (William Jennings Bryan ne parviendra jamais à devenir président, Henry Ford à la fin de sa vie s’enferme dans le rêve d’une société sans automobiles, Woodrow Wilson, maître de la rhétorique, voit son projet de Société des Nations rejeté par les États-Unis) ainsi que par la mise en concurrence de leur exemplarité avec la dimension délibérément non-exemplaire, non-représentative, des personnages des passages narratifs. Cependant, Dos Passos ne cède pas non plus à une conception étroitement déterministe de l’histoire, qui n’y verrait que l’accomplissement inévitable de forces dépassant l’individu. Il construit sans cesse des failles dans le récit, dans la causalité, laissant entrevoir des possibilités alternatives à la marche de l’histoire vers le progrès (à travers par exemple les biographie de radicaux ou la prise de conscience politique du Camera Eye) ou à l’inévitable destruction du système capitaliste (par la critique du parti communiste qui s’affirme dans BM).

367 Greil Marcus, L'Amérique et ses prophètes. La république perdue ? (trad. Clément Baude). Paris: Galaade, 2007, 73.

368 « All history becomes subjective; in other words there is properly no history, only biography ». Ralph Waldo Emerson, « History », in The Essential Writings of Ralph Waldo Emerson. New York: The Modern Library, 2000, 115. On retrouve la théorie du grand homme d’Emerson dans d’autres essais, tels que « Representative Men » ou « Heroism ».

Le « roman collectif » qu’est la trilogie s’articule autour de relations subtiles entre les différents modes de narration adoptés. La dimension autobiographique, si elle domine dans les Camera Eye, se glisse également dans les autres modes, par exemple dans le récit de la vie de Dick Savage, qui fait écho non seulement au Camera Eye mais à la vie de Dos Passos lui-même. L’exemple le plus clair est sans doute celui du discours d’adieu de Richard Norton à ses « gentlemen volunteers » au moment où le corps d’ambulanciers Norton Harjes fut intégré à l’armée américaine à la fin du mois d’août 1917. Cet épisode est relaté par Dos Passos dans une lettre à Arthur McComb du 12 septembre (« Richard Norton courtly in a monocle »369) reprise assez précisément dans le CE32 (« Dick Norton with his monocle » 479), puis mentionné brièvement dans un passage consacré à Dick Savage (« Dick Norton made them a speech under shellfire, never dropping the monocle out of his eye » 521). Les « grenadine guards », surnom donné à Dick Savage et ses camarades (Steve Warner, Ripley, Fred Summers et Schuyler) rappellent d’ailleurs le groupe formé par Dos Passos, Dudley Poore et Robert Hillyer quand ils étaient au front. Le biographique, s’il est principalement illustré par les biographies des grands Américains qui émaillent la trilogie, se glisse également dans les passages fictionnels. Ainsi, Ivy Lee, l’un des fondateurs de l’industrie des relations publiques, ne figure pas parmi les sujets des biographies, mais il est incarné par le personnage de J.W. Moorehouse (personnage-pivot370 de la trilogie, même s’il n’apparaît comme personnage focalisant que dans le premier tome). Tous deux travaillent dans le journalisme à leurs débuts, tous deux font face à une grève importante (Ivy Lee est engagé par Standard Oil au lendemain du « massacre de Ludlow » en 1914, Moorehouse doit sa carrière à la grève de Homestead, en 1892), enfin tous deux travaillent pour de grandes compagnies de l’acier (Bethlehem Steel pour Lee, qui devient Bessemer dans la trilogie). À l’inverse, des personnages historiques s’invitent parfois dans la fiction (lorsque Mac, dans FP, va écouter un discours de Big Bill Haywood, dont la biographie vient d’être présentée), ou sont mis en étroite relation avec elle (le récit de la vie de Margo Dowling dans BM est encadré par les biographies de Rudolph Valentino et Isadora Duncan). L’intégration de l’histoire dans la fiction n’est pas simplement réalisée par la mention des événements, mais également par l’intervention des individus. Les Newsreels irradient eux aussi dans les autres

369 John Dos Passos à Arthur McComb, 12 septembre 1918, in Melvin Landsberg (ed), op. cit., 67.

370 Il nous paraît plus juste de parler de « personnage-pivot » plutôt que de « personnage principal ». En effet, comme nous le verrons, le système traditionnel des personnages de roman est bouleversé dans la trilogie, et, si l’on considère John Ward Moorehouse, on constate que seuls trois segments de 42nd Parallel lui sont consacrés,

ce qui ne permet pas de le qualifier de protagoniste. En revanche, la vie d’un certain nombre de personnages (Eleanor Stoddard, Janey Williams, Dick Savage, Eveline Hutchins) est étroitement liée à la sienne, et il est au centre de l’intrigue de 1919, ce qui en fait un personnage d’exception au sein de la trilogie. Pizer accorde à Moorehouse une double centralité : du point de vue de la structure de l’œuvre, et du point de vue symbolique (Donald Pizer, Critical Study, 125).

modes de l’œuvre, et manifestent les transformations de la société, du discours politique ou publicitaire, qui influencent à leur tour la manière de penser des personnages. Cette interaction est particulièrement frappante si l’on s’intéresse au discours sur la guerre, repris par certains personnages (Eleanor Stoddard, J.W. Moorehouse, Janey Williams), critiqué par d’autres (Joe Williams, Don Stevens, Dick Savage), dichotomie qui se reflète également dans les biographies, celles des hommes qui ont fait la guerre (Woodrow Wilson, J.P. Morgan) et de ceux qui l’ont combattue (John Reed, Randolph Bourne). La longueur de la trilogie donne ainsi à voir aussi bien les actions d'individus, résumées dans les biographies, que les évolutions de la société à plus long terme, sur la période de trente ans examinée dans les trois romans. On constate ainsi que FP est marqué par la transformation des modes de communication politiques et industriels à travers la carrière de J.W. Moorehouse, les biographies de William Jennings Bryan, Minor Keith ou Andrew Carnegie, et par l'espoir d'un radicalisme américain incarné par le personnage de Mac et les biographies de Big Bill Haywood et Eugene Debs , ainsi que par la volonté du personnage du Camera Eye de briser son cocon, « break out of the bellglass », ce qui se fera finalement à travers l'entrée en guerre des États-Unis. 1919 est le roman de la radicalisation : celle de la propagande industrielle et politique (Moorehouse orchestre la conférence de paix, Wilson déclare la guerre et Morgan en profite) et celle de l'opposition (Jack Reed se fait le chantre de la révolution bolchevique, Joe Hill et Wesley Everest sont tués, Ben Compton lit Le Capital et prend sa carte au parti socialiste). Enfin, BM marque le triomphe du capitalisme financier associé au capitalisme industriel, le règne de la spéculation, mais aussi de la mise en scène, ce qui explique qu'à côté des biographies de Henry Ford ou de Frederick Winslow Taylor, on trouve celles de Rudolph Valentino ou d'Isadora Duncan, et que les personnages principaux de ce dernier tome soient Charley Anderson, qui devient un « sorcier de la finance » avant de tout perdre, et Margo Dowling, reine éphémère d'un Hollywood en plein essor.

La trilogie joue du rapport entre temps long et temps court, présence des grands hommes et courants profonds de l'histoire. Cependant, il n'y a pas de causalité directe établie au sein des différents romans. Le montage donne à voir une causalité toujours indirecte, jamais explicitée, qu'il appartient au lecteur de recomposer, en tissant des liens, en s'appliquant à de constants va-et-vient de l’actualité aux destins individuels, de l'autobiographie à l'histoire en passant par la fiction. C'est cette dimension indirecte qui fait le roman, car la littérature doit « vivre de l'écart même entre la grande raison des inerties

collectives et l'action des individus qui s'entêtent à rêver, pour eux et pour la collectivité, un monde meilleur »371.