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Ces points communs, aussi bien au niveau personnel qu’artistique, se retrouvent dans leurs œuvres. Three Soldiers et A Farewell to Arms316 ont pour protagoniste un jeune homme engagé volontaire, qui fait l’expérience de la guerre comme quelque chose d’absurde et d’aliénant ; les deux romans refusent le discours patriotique et ses abstractions et la construction officielle du héros de guerre (John Andrews et Frederic Henry finissent tous deux par déserter). Cela ne signifie pas néanmoins que toute notion d’héroïsme disparaît (comme c’est par exemple le cas dans The Enormous Room de Cummings) ; nous avons vu que John Andrews fait de sa désertion et de son arrestation un acte héroïque, presque une expiation de sa vie passée, au cours de laquelle il n’a « rien fait » (« He had not had the strength to live »317 TS 266). Frederic Henry, lui, trouve refuge dans une distanciation absolue, un refus de l’engagement, une éthique de l’immédiateté : « I was not made to think. I was made to eat. My God, yes. Eat and drink and sleep with Catherine »318. Les deux œuvres présentent une vision fragmentée de la guerre. Les ellipses y sont nombreuses (entre chaque chapitre chez Hemingway, au sein d’un même chapitre chez Dos Passos), le point de vue adopté limité (il n’y a pas d’autorité surplombante du narrateur), la perception des événements fragmentaire (flux de conscience et association d’idées319) et le jugement moral, en particulier chez Hemingway, souvent suspendu au profit d’un attachement au détail. Les deux écrivains ont à cœur de dénoncer les mensonges du discours officiel, de critiquer les idéaux qui ne recouvrent que des intérêts, de trouver le mot juste : « a writer who writes straight is the architect of history » (MNP 147), « a writer’s job is to tell the truth »320.

315 Donald Pizer, « The Hemingway-Dos Passos Relationship ». Journal of Modern Literature 13: 1 (Mar 1986): 111-128, 112.

316 La comparaison entre ces deux œuvres est justifiée sur le plan thématique et stylistique. Il convient de rappeler cependant que Three Soldiers est le premier roman de Dos Passos qui ait eu du succès, alors qu’Hemingway publie A Farewell to Arms lorsque sa réputation est déjà bien établie, après le succès critique et public de In Our Time (1925) et surtout de The Sun Also Rises (1926). Un certain nombre de pistes ébauchées par Dos Passos dans Three Soldiers, notamment en ce qui concerne la critique sociale et le traitement de l’histoire, aboutiront dans la trilogie.

317 Cette exclamation fait du reste écho au sentiment du jeune Dos Passos, lorsqu’il écrit dans ses carnets pendant la guerre: « I've seen so very little. I must experience more of it and more - and all through it I feel more alive than ever before - I have never lived yet ». John Dos Passos, préface de 1968 à One Man’s Initiation –

1917, op. cit., 22.

318 Ernest Hemingway, A Farewell to Arms, op. cit., 111.

319 Ibid., 13, 27.

Cependant, Andrews et Henry sont loin d’être interchangeables321. Comme le fait remarquer Fred H. Marcus, les héros de Hemingway appartiennent à un « groupe d’initiés », qui font face à l’absurdité du monde, au « nada », par leur courage, leur distance, leur ritualisation de la mort, enfin tout le « code » hemingwayen322. Frederic Henry semble préparé à tout ce qui lui arrive, il se laisse très rarement surprendre. Le personnage, au travers du roman, évolue peu. Certes, son amour pour Catherine le transforme, mais la mort de celle-ci et de l’enfant qu’elle portait le renvoient à sa solitude et à sa liberté ; Catherine elle-même a disparu, il ne reste d’elle qu’un corps qui a perdu toute humanité : « It was like saying good-by to a statue. After a while I went out and left the hospital and walked back to the hotel in the rain »323. Tout au long de l’œuvre, Henry maintient cette distance, à travers l’ironie, l’euphémisme ou, tout simplement, l’insistance sur l’impossibilité du dire. Le roman pullule d’expressions telles que « I could not tell it », « You could not tell anything about them », « There was nothing to write about », et se termine sur le refus de parler: « There’s nothing to say. (…) I do not want to talk about it »324. Les forces qui se liguent contre Frederic et Catherine demeurent abstraites, un « they » mal défini, tantôt naturel, tantôt humain. Pour reprendre l’argument de Fred H. Marcus :

In A Farewell to Arms, two patterns exist. One tends towards the unreasonable onslaught of death from impersonal nature. Another tends toward the unreasonable onslaught of death from society, from an unnamed ‘they’ or ‘it’325. Against unreason, against death, man can only assume a courageous, gallant stance – the stance of the initiate, the aware.326

Aussi bien Frederic que Catherine adoptent cette position, celle que Rinaldi résume en disant « I never think. No, by God, I don’t think ; I operate »327. Cette opérativité (ce qui est capable de produire un effet, un résultat) se manifeste dans l’abandon des valeurs idéales au profit du plaisir immédiat, celui de la boisson, de la nourriture et de l’amour (abandon qui ne signifie pas pour autant l’absence de structure ou de règles de vie).

Dans TS, le « they » est au contraire identifié de manière presque obsessionnelle. La machine de l’armée est présente dans la structure du roman, à travers les titres de parties, et

321 Andrews est néanmoins plus proche de Henry que Chrisfield et Fuselli, et c’est pour cette raison que nous nous concentrerons sur les chapitres de Three Soldiers qui lui sont consacrés

322 « They seek the courage to stand, undefeated, against the hammer blows of an irrational world. Courage requires self-discipline, a kind of individualism which nevertheless recognizes an initiated group ». Fred H. Marcus, « A Farewell to Arms: The Impact of Irony and the Irrational ». The English Journal 51: 8 (Nov 1962): 527-535.

323 Ernest Hemingway, A Farewell to Arms, op. cit., 293.

324 Ibid., 13, 27, 35, 293.

325 Après avoir dit à Frederic qu’elle était enceinte, Catherine déclare : « If anything comes between us we’re gone and then they have us. » Frederic lui répond: “They won’t get us (…) Because you’re too brave. Nothing ever happens to the brave.” (125) A la fin du roman, Catherine se rend à cet ennemi anonyme : « I’m not brave any more, darling. I’m all broken. They’ve broken me. I know it now » (285).

326 Fred H. Marcus, op. cit., 532.

dans la manière dont John Andrews envisage son engagement en tant que soldat. Le roman de Dos Passos est raconté à la troisième personne du singulier, mais laisse bien plus de place à la subjectivité du protagoniste que celui de Hemingway, pourtant narré à la première personne. John Andrews est tout sauf stoïque face à son destin. Il ne cesse de se remettre en question, d’interroger ses motivations ; il s’agit d’un personnage perpétuellement en crise. Le contraste entre les deux romans apparaît clairement si l’on compare la manière dont John Andrews et Frederic Henry racontent leur engagement dans l’armée :

‘Tell me. Why did you join up with the Italians?’ ‘I was in Italy,’ I said, ‘and I spoke Italian.’328

They were all so alike, they seemed at moments to be but one organism. This was what he had sought when he had enlisted, he said to himself. It was in this that he would take refuge from the horror of the world that had fallen upon him. He was sick of revolt, of thought, of carrying his individuality like a banner above the turmoil. This was much better, to let everything go, to stamp out his maddening desire for music, to humble himself into the common mud of slavery. (TS 106)

Frederic Henry est toujours en situation et prend ses décisions en conséquence, lorsque les circonstances le lui dictent ; cependant, contrairement à Andrews, il ne semble jamais réellement ressentir le poids de ces circonstances comme un fardeau, et se meut avec légèreté au milieu des contraintes, qui lui apparaissent comme naturelles. Andrews au contraire est sans cesse dans la réflexion, et le passage cité rend bien compte de la contradiction inhérente à sa démarche : il s’engage dans l’armée pour pouvoir abandonner son individualité, pour ne plus penser (« He was sick of revolt, of thought… »), et pourtant ne cesse de se poser des questions sur sa situation, de ratiociner sur des circonstances qu’il a, lui, choisies, comme en témoigne le monologue intérieur (« This was much better, to let everything go », sachant qu’évidemment, à partir du moment où il formule cette pensée, il pense encore, donc n’a pas atteint son but). En un sens, Andrews tente consciemment d’atteindre l’état d’esprit de Frederic Henry, mais n’y parvient pas justement parce qu’il lui manque la « grâce sous pression »329 du personnage d’Hemingway. Mais il ne cesse de se révolter contre l’horreur du monde et contre sa propre situation au sein de ce monde, une situation toujours ambiguë, entre l’observateur et le participant330. Les procédés narratifs de mise à distance sont bien

328 Ibid., 21.

329 Cette expression, « grace under pressure », fut employée pour la première fois par Hemingway lui-même dans une lettre à Francis Scott Fitzgerald datée du 20 avril 1926 : « It makes no difference your telling G[erald] Murphy about bullfighting statement except will be careful about making such statements. Was not referring to guts but to something else. Grace under pressure ». Ernest Hemingway Selected Letters 1917-1961, ed. Carlos Baker. New York: Scribner, 2003, 200.

330 Un autre exemple de cette différence d’attitude entre les deux protagonistes est leur réaction face à leur blessure. Frederic Henry, comme Andrews, est blessé aux jambes. Mais, contrairement à Andrews, il n’en tire aucune conséquence symbolique :

« It was bright sunlight in the room when I woke. I thought I was back at the front and stretched out in bed. My legs hurt me and I looked down at them still in the dirty bandages, and seeing them knew where I was. I reached up for the bell-cord and pushed the button. I heard it buzz down the hall and then some one coming on rubber

plus élaborés chez Hemingway que chez Dos Passos (la mise à distance sera effectuée dans la trilogie à travers l’externalisation des différents modes narratifs). Cependant, Frederic Henry correspond bien davantage qu’Andrews aux canons du héros. Malgré le ridicule de sa situation au moment où il est blessé (il est en train de manger un morceau de fromage), il tente tout de même de sauver les autres hommes qui étaient avec lui (« I was very afraid. (…) I knew, however, that there had been three others. », 52) ; Andrews, lui, est seul (« John Andrews fell out of the slowly advancing column a moment » 253), en train de méditer sur tout ce qui le sépare des autres soldats, quand tout à coup il s’affaisse dans la petite mare où il était en train d’observer des grenouilles. Seul le fait qu’il se réveille ensuite dans un lit au milieu d’autres blessés permet au lecteur de se rendre compte de ce qui lui est arrivé. La souffrance, l’héroïsme, la préoccupation pour les autres sont évacués au profit de la contemplation, de l’accident. Si l’absurdité de la guerre est présente dans les deux romans, sa portée y est néanmoins très différente. Dans TS, cette absurdité dérive d’une structure organisée, l’armée, qui vise à aliéner ses membres, structure qui est figure de la société tout entière : plus d’un tiers du roman se déroule après l’armistice, mais John Andrews demeure soumis à la discipline militaire. Dans A Farewell to Arms, l’absurdité de la guerre est présentée comme un phénomène naturel, comme la pluie ou la neige, omniprésentes dans le roman, et Frederic Henry, lui, n’est pas rattrapé après sa désertion, il parvient à conclure sa « paix séparée » ; toute la dernière partie du roman, qui se déroule en Suisse, est consacrée à son histoire d’amour avec Catherine, qui se termine de manière tragique, mais néanmoins, le protagoniste semble être réellement parvenu à sortir de la guerre, contrairement à John Andrews qui sera, in fine, rattrapé par elle.

La guerre, dans ces deux romans, apparaît dans un contexte biographique. Elle est l’événément fondamental des vies de Frederic Henry, Andrews, Chrisfield et Fuselli telles qu’elles sont présentées au lecteur. Sa représentation a également, pour les deux auteurs, des

soles along the hall. It was Miss Gage and she looked a little older in the bright sunlight and not so pretty » (A

Farewell to Arms 82).

« He stretched his legs out across the floor in front of him ; strange, stiff, tremulous legs they were, but it was not the wounds that gave them their leaden weight. It was the stagnation of the life about him that he felt sinking into every crevasse of his spirit, so that he could never shake it off, the stagnation of dusty ruined automatons that had lost all life of their own, whose limbs had practised the drill manual so long that they had no movements of their own left, who sat limply, sunk in boredom, waiting for orders » (TS 274-275).

La contemplation de ses jambes meurtries est pour Frederic Henry une source d’informations sur la situation dans laquelle il se trouve (« seeing them knew where I was »). Pour John Andrews, les jambes deviennent le symbole de la vie qu’il s’est choisie, celle d’un automate aux ordres d’un marionnettiste cruel et abstrait. Elles représentent la perte d’autonomie qu’il subit dans l’armée, et contre laquelle il ne peut s’empêcher de se révolter. Pour Frederic Henry, la blessure ramène au hic et nunc, elle lui permet de quitter un état second (« I thought I was back at the front ») et de revenir à la réalité, alors que pour John Andrews elle est allégorique, et l’entraîne au contraire dans le monde de l’esprit, dans cet univers d’images et de figures (« the stagnation of life » « every crevasse of his spirit », « dusty ruined automatons ») qui ne cesse de le séparer des autres et de sa propre expérience de la guerre.

racines autobiographiques ; la guerre est le récit d’une expérience vécue. Cependant, elle est présentée de manière oblique ; dans le roman d’Hemingway, la guerre semble sans cesse reportée, l’offensive perpétuellement déplacée, parce que la route n’est pas terminée331, parce que les pluies vont commencer332, et lorsqu’elle débute enfin, c’est pour donner lieu à la retraite de Caporetto et à la désertion du personnage principal. Il n’y a donc jamais rien à dire sur la guerre, dont l’horreur est innommable, on ne peut qu’envoyer des cartes postales avec des messages déjà écrits (« There was nothing to write about. I sent a couple of army Zona di Guerra post-cards, crossing out everything except, I am well »333), ou s’en aller. Chez Dos Passos, la guerre est également vue de manière indirecte, par les yeux des trois personnages. Fuselli en attend une carrière, Chrisfield une revanche, Andrews une libération.

La mise à distance que Frederic Henry parvient à effectuer ne fonctionne pas pour Andrews, l’ironie cinglante de certains passages du roman d’Hemingway (« The soil is sacred (…) but I wish it grew more potatoes »334) ne trouve que peu d’échos dans celui de Dos Passos. En un sens, Hemingway reste plus proche du schéma traditionnel du roman de guerre, tout comme Frederic Henry ressemble plus qu’Andrews à un héros. L’individu, chez Hemingway, même s’il n’a pas le contrôle des choses qui lui arrivent (Wyndham Lewis dit des héros de Hemingway qu’ils sont passifs, sans volonté335), adopte une posture face aux événements, un mélange de stoïcisme et d’hédonisme, une distance parfois ironique qui s’instaure entre le personnage et ses propres actions, et non, comme chez Crane, entre le narrateur et le personnage. John Andrews au contraire ressent la distance comme une souffrance, et ne parvient ni à s’identifier complètement aux soldats ni à quitter définitivement l’armée ; il reste prisonnier de ce douloureux entre-deux, refusant d’abandonner sa liberté et sa volonté, tout en désirant une fraternité qui ne se matérialise jamais. En cela, la guerre n’a pas le même rôle chez les deux auteurs. Pour Hemingway, la guerre est en quelque sorte construite par rapport à l’individu, elle contribue à l’élaboration de ce que nous avons appelé sa posture, posture qui a vocation à s’exercer sur le champ de bataille comme dans les cafés parisiens où dans les forêts américaines. Pour Dos Passos, la guerre participe d’une vision de la société comme machinerie aliénante, qui écrase l’individu, et face à laquelle il semble impuissant336.

331 A Farewell to Arms, 22.

332 Ibid., 163.

333 Ibid., 35.

334 Ibid., 164.

335 « [His characters are] those to whom things are done, in contrast to those who have will and intelligence ». Wyndham Lewis, « The Dumb Ox ». Men Without Art [1934]. London: Black Sparrow Press, 1987, 40.

336 « The sense of an overriding organization is fundamental to Three Soldiers. We are meant to feel its weight on these men at the bottom ». Lois Hughson, From Biography to History; the Historical Imagination and

Chez les deux auteurs, c’est la disjonction qui prime, entre les personnages et le monde qui les entoure, voire entre les personnages et eux-mêmes (on peut songer à la nouvelle « Soldier’s Home » dans In Our Time). L’histoire n’apparaît pas comme une causalité intelligible, elle est remplacée par l’événement incompréhensible (la retraite de Caporetto dans A Farewell to Arms). Frederic Henry tire les conclusions de cet état de fait en renonçant à toute cause, qu’elle soit logique ou idéologique. Citons ici ce qui est sans doute le passage le plus célèbre du roman : « Abstract words such as glory, honor, courage, or hallow were obscene beside the concrete names of villages, the numbers of roads, the names of rivers, the numbers of regiments and the dates »337. Les grands mots ayant été vidés de leur sens, ils sont devenus obscènes, et méritent d’être renvoyés en coulisses, au profit des noms de lieux, des numéros de régiment, et des dates, seules choses dont on peut être sûr, dont on n’ait pas à rougir. La guerre est littéralement identifiée à une boucherie, mais une boucherie inutile, qui n’a même pas pour fonction de nourrir le peuple. Deux conceptions de l’histoire sont ici opposées : l’histoire héroïque, des grands hommes et des grands mots, et l’histoire minutieuse, qui se construit sur des détails vérifiables. La disjonction entre l’individu et le discours officiel est absolue, et Frederic Henry abandonne la croyance en une cause au profit de la confiance dans le détail.

John Andrews, tout en se sentant aussi aliéné par le discours, n’en continue pas moins à espérer en une cause qui lui permette de justifier sa propre existence.

And it was so as not to spoil his trade that the undertaker had enlisted, and to make the world safe for democracy, too. The phrase came to Andrews’s mind amid an avalanche of popular tunes, of visions of patriotic numbers on the vaudeville stage. He remembered the great flags waving triumphantly over Fifth Avenue, and the crowds dutifully cheering. But those were valid reasons for the undertaker; but for him, John Andrews, were they valid reasons? No. (…) He had not had the courage to move a muscle for his freedom, but he had been fairly cheerful about risking his life as a soldier, in a cause he believed useless. (266)

Ici, l’obscène est théâtralisé, et, comme pour Frederic Henry, les mots sonnent creux à l’oreille d’Andrews. La phrase « make the world safe for democracy » symbolise l’hypocrisie du discours politique, et est associée à un absurde spectacle mis en scène pour tromper le public (« patriotic numbers on the vaudeville stage »). Le devoir patriotique déguise