• Aucun résultat trouvé

Initiation d’un écrivain ; « Hell, I wanted to see the show » La guerre à la première personne

Dos Passos, l'illisible?

2.1.1. Initiation d’un écrivain ; « Hell, I wanted to see the show » La guerre à la première personne

Les deux premiers romans de John Dos Passos ont pour sujet la Première Guerre mondiale, et dérivent en grande partie de sa propre expérience comme ambulancier en France et en Italie, expérience qu’il partage avec un certain nombre d’écrivains de sa génération, comme E.E. Cummings (engagé, comme Dos Passos, dans le Norton-Harjes Ambulance Corps) ou Ernest Hemingway (qui s’engagea dans la Croix Rouge américaine sur le front italien). Dos Passos s’embarque le 20 juin 1917 sur le Chicago. Désormais orphelin (son père est mort le 27 janvier), il vit cet engagement comme une véritable renaissance. Il fait sa première expérience de la guerre à Verdun lors de l’offensive d’Avoncourt, puis part pour l’Italie avec un convoi d’ambulances. En août 1918, il est contraint par les autorités de la Croix Rouge à rentrer aux États-Unis, mais s’engage dans le corps médical de l’armée américaine à son arrivée, et est renvoyé en Europe après l’armistice, en novembre 1918. C’est lors de ce second séjour qu’il s’inscrit à la Sorbonne et fait les expériences qui inspireront, par exemple, la seconde partie de Three Soldiers275.

Cette expérience est pour lui double, à la fois dans ses motivations et dans son déroulement. Opposé à l’intervention américaine, Dos Passos éprouvait néanmoins le besoin d’aller voir ce qui se passait sur le front, de se confronter à la guerre. Comme il l’écrit dans la préface de 1968 à One Man’s Initiation – 1917 : « What was war like? We wanted to see with our own eyes. We flocked into the volunteer service. I respected the conscientious objectors, and occasionally felt I should take that course myself, but hell, I wanted to see the show »276. Une fois sur place, sa position était double ; en tant qu’ambulancier, il avait une expérience directe de la guerre, mais demeurait, malgré tout, à l’arrière, jamais en première ligne. Sa vision critique de la guerre, présente tant dans OMI que dans TS, lui valut de nombreux reproches de la part de vétérans qui, eux, avaient été au front. Cette dimension double, indirecte, se retrouve dans ses œuvres chez les personnages – notamment Martin Howe et John Andrews – comme dans les stratégies narratives des romans.

275 Pour plus de détails, voir Townsend Ludington, John Dos Passos ; A Twentieth Century Odyssey, op. cit. ; pour une vision synthétique, voir l’appendice « Vie et Œuvre » dans U.S.A. Paris : Gallimard, 2002.

276 John Dos Passos, préface de 1968 à One Man’s Initiation – 1917. New York: University Press of America, 1986, 5.

One Man’s Initiation – 1917, fut publié par un éditeur anglais, George Allen, en 1920. Rédigé en grande partie sur l’Espagne, qui ramenait Dos Passos de Bordeaux à New York en 1918, il fait le récit de l’expérience de la guerre vécue par Martin Howe, personnage largement autobiographique. Ce roman était issu d’un projet plus vaste, imaginé par Dos Passos et son ami Robert Hillyer, qu'ils appelaient entre eux « the Great Novel ». Les premières sections devinrent Seven Times Around the Walls of Jericho, proposé plusieurs fois à des éditeurs par Dos Passos, mais toujours refusé, et qui contient en germe de nombreux thèmes développés ensuite dans One Man's Initiation, Three Soldiers, la pièce de théâtre The Garbage Man et Manhattan Transfer. Dos Passos réussit finalement à transformer la dernière partie de ce grand roman, qui devint One Man's Initiation – 1917, malgré les difficultés qu’il eut pour faire publier l’ouvrage, le peu de succès critique qu’il obtint, et les sacrifices qu’il dut faire pour que George Allen accepte le manuscrit (un certain nombre de passages, jugés obscènes, durent être réécrits). La fortune critique de son deuxième roman, Three Soldiers, publié en 1921 par George H. Doran, propriétaire de l’influent Bookman, fut bien différente, et cette œuvre établit la réputation de Dos Passos comme jeune écrivain prometteur de la génération perdue, réputation qui devait être confirmée par la publication de Manhattan Transfer en 1925.

Three Soldiers suscita en effet une importante controverse parmi les critiques. Le roman est plus complexe que One Man’s Initiation sur le plan narratif (la focalisation alterne entre trois personnages, Fuselli, Chrisfied et Andrews) et la critique de la guerre y est également plus violente. Des articles parurent dans la New York Times Book Review, New Republic, The New York Book Review et Bookman. Certains auteurs étaient des personnalités

importantes de l’époque, comme H.L. Mencken et Heywood Broun277. Le marché des romans

de guerre était florissant, et l’éditeur de Dos Passos, George H. Doran, avait acquis une certaine réputation dans ce domaine278. Les critiques négatives venaient principalement d’anciens soldats, tels Coningsby Dawson (auteur de l’article de la New York Times Book Review) ou Harold Denny (New York Times, à l’époque un journal plutôt conservateur). Comme l’écrit Claudia Stolz :

John Dos Passos’ Three Soldiers represented a dichotomy : his novel was condemned by some for being unpatriotic and praised by others for the very same quality. (…) Also,

277 Heywood Broun (1888-1939) commença sa carrière de journaliste par des articles sur le baseball, puis se diversifia. Il est connu en particulier pour ses éditoriaux, intitulés « It Seems to Me », qu’il commença à écrire en 1921 dans le New York World, et dans lesquels il donnait son opinion sur des sujets d’actualité. Il consacra notamment son éditorial du 5 août 1927 à l’affaire Sacco et Vanzetti, dénonçant leur condamnation avec véhémence, ainsi que tous ceux qui y avaient contribué : « They are too bright, we shield our eyes and kill them. We are the dead (…) ». New York World, Aug 5th, 1927. Sacco and Vanzetti Newspaper Clippings, Harvard Law School Library.

278 George Doran publia ainsi des documents officiels de propagande de l’armée anglaise, ainsi que l’ouvrage de Lloyd George, The Great Crusade.

there was an attempt by the reviewers to place Three Soldiers in the school or realism and/or naturalism, while praising the use of symbol, army as machine.279

Cette association du naturalisme et du symbolisme, déjà présente dans le premier roman, est ce qui fait l’intérêt de Three Soldiers, mais également certaines de ses faiblesses. Aussi bien One Man’s Initiation que Three Soldiers présentent l’expérience de la guerre vécue par un personnage qui la considère comme une initiation, un nouveau départ. Martin Howe s’engage dans la guerre pour voir, pour oublier la vie qu’il a menée jusque-là, tout comme John Andrews, qui part pour s’oublier, pour se fondre dans la masse et combattre son individualisme, qu’il ressent comme un égoïsme. Cette dimension initiatique est manifestée dans les deux titres du premier roman, One Man’s Initiation et First Encounter (le roman fut rebaptisé ainsi par Dos Passos à l’occasion d’une réédition en 1945 ; le titre fut choisi en référence à une plage de Cape Cod), et dans la diégèse elle-même :

He has never been so happy in his life. (…) As through infinite mists of greyness he looks back on the sharp hatreds and wringing desires of his life. Now a leaf seems to have been turned and a new white page spread before him, clean and unwritten on. At last things have come to pass. (OMI 4)

He was so bored with himself. At any cost he must forget himself. Ever since his first year at college he seemed to have done nothing but think about himself, talk about himself. (…) His life before this week seemed a dream read in a novel, a picture he had seen in a shop window – it was so different. Could it have been in the same world at all ? He must have died without knowing it and been born again into a new, futile shell. (TS 111)

Malgré une perception qui semble radicalement différente (« He has never been so happy in his life » « He was so bored with himself », opposition renforcée par le parallèlisme de la structure en « so »), il est intéressant de voir que les deux personnages considèrent leur engagement dans l’armée comme une seconde naissance. Cette seconde naissance est décrite par le biais de la métaphore artistique, et plus précisément littéraire (« a new white page », « a dream read in a novel »), comme si la guerre allait leur donner la possibilité d’inscrire leur histoire dans un contexte plus vaste que celui de leur simple individualité. La rupture est radicale, d’autant plus que dans OMI le narrateur fait le choix du présent de narration pour l’inscrire dans la chair même du texte. Les deux protagonistes se trouvent soudain seuls face au monde, alors même que leur désir de s’engager est lié, en particulier pour John Andrews, à une volonté d’oublier, d’enterrer leur individualité (« At any cost he must forget himself. »). Cette problématique de l’individu face au monde est un prisme d’interprétation récurrent des œuvres de Dos Passos, issu notamment d’un article de Malcolm Cowley intitulé « John Dos Passos, the Poet and the World »280. Dans ce texte, Cowley, à la fois témoin et acteur de la

279 Claudia Stolz, op. cit., 21.

280 Cet article, inséré dans le livre de Cowley Think Back on Us, a été repris par de nombreux critiques de Dos Passos, par exemple Linda Wagner, Thomas R. West ou N.M. Frohock. Cowley lui-même accompagna les

période de l’entre-deux-guerres, voit deux tendances principales chez Dos Passos : ce qu’il appelle le « roman d’art » (art novel, influencé notamment par Walter Pater281) et la tendance plus radicale, le roman collectiviste. Les deux tendances peuvent parfois se superposer, mais elles correspondent également à deux étapes de sa carrière, la première allant de One Man’s Initiation à Manhattan Transfer (roman qui peut entrer dans les deux catégories)282, la seconde de Manhattan Transfer à The Big Money. Cowley caractérise ainsi la trame des premiers romans de Dos Passos :

The Poet – who may also be a painter, a violinist, an inventor, an architect or a Centaur – is generally to be identified with the author of the novel, or at least with the novelist's ideal picture of himself. He tries to assert his individuality in despite of the World, which is stupid, unmanageable and usually victorious.283

Dans les deux premiers romans, le monde est représenté par la guerre et l’armée. Les protagonistes s’y trouvent confrontés, et leur position est rendue plus complexe par le fait qu’ils s’y sont engagés par choix, et non par obligation. La volonté de s’oublier, de se fondre dans la masse, est constamment combattue par une individualité qui cherche malgré tout à s’affirmer, notamment à travers le prisme de l’art. L’initiation de Howe et de Andrews se fait à rebours du discours officiel, de la propagande guerrière. Ils ne deviennent pas des héros au sens conventionnel, même si toute trace d’héroïsme ne disparaît pas de leur parcours. Martin Howe se distingue, non par ses faits d’armes, mais en sauvant un soldat allemand :

The slender figure of the prisoner bent suddenly double, like a pocket-knife closing, and lay still. Martin ran out, stumbling in the hard ruts. (…) Martin kneeled beside him and tried to lift him, clasping him round the chest under the arms. (…) The effort gave Martin a strange contentment. It was as if his body were taking part in the agony of this man’s body. At last they were washed out, all the hatreds, all the lies, in blood and sweat. Nothing was left but the quiet friendliness of beings alike in every part, eternally alike. (OMI 69)

écrivains de la génération perdue. Connu pour ses travaux critiques (notamment sur Faulkner) et ses mémoires (Exile’s Return, publié en 1934), il vécut aussi bien la période expatriée à Paris que la période engagée des années 1930, et fut lui-même très proche de la gauche américaine au cours de cette période.

281

Critique d’art anglais, Walter Pater, auteur notamment de The Renaissance (1873), est une figure de l’esthétisme anglais. Dos Passos avait lu ses œuvres lorsqu’il était à Harvard, et l’influence de Pater est manifeste en particulier dans Streets of Nights, roman commencé alors que Dos Passos était étudiant, ainsi que dans les nouvelles et poèmes qu’il publia entre 1913 et 1916 dans le Harvard Monthly (« An Aesthete’s Nightmare », « Les lauriers sont coupés »…). Il s’éloigne cependant peu à peu de cette conception esthétisante de l’art, et écrit ainsi à Rumsey Marvin en 1918 : « Reading Pater ‘for his style’ is like going to a restaurant and ordering a dinner in order to admire the crockery it is served upon » Lettre reprise dans Townsend Ludington (ed.), The Fourteenth Chronicle; Letters and Diaries of John Dos Passos, Boston: Gambit, 1973,181.

282 N.M. Frohock donne cette analyse du personnage de John Andrews dans Three Soldiers, inspirée de celle de Cowley : « He is frustrated by the Thing – in this case the war – which alters the lives of the people it involves. The people are more or less representative samples of America. Their destinies are worked out according to the terms imposed by the Thing. Meanwhile the author is there as observer, carefully placing himself in relation to the Thing and to the people in the story ». The Novel of Violence in America, 1920-1950. Dallas: Southern Methodist University Press, 1950, 26.

283 Malcolm Cowley, « John Dos Passos, the Poet and the World », in Allen Belkind (ed.), Dos Passos, the

La dimension symbolique de cette scène est rendue explicite par l’anaphore finale (« all the hatred, all the lies »), mais elle se traduit également par la répétition de « alike », qui reflète la communion physique entre les deux hommes, l’annulation de leurs différences par les corps et les mots. L’attention portée aux détails (« clasping him around the chest under the arms ») se double d’une dimension abstraite (« the quiet friendliness of beings alike in every part ») pour créer un instantané de la guerre, un tableau qui s’oppose en diptyque à la traditionnelle image du vainqueur posant triomphalement le pied sur le corps du vaincu. La comparaison avec le couteau dont la lame soudain disparaît rend le corps de l’ennemi inoffensif, innocent. Ce corps n’existe plus que par l’humanité qu’il a en commun avec celui de l’Américain. La communion physique présente une vision idyllique de cette humanité partagée qui va au-delà des affrontements guerriers, assimilés à des actes barbares, à des jeux d’enfants (à travers la référence au canif) poussés à l’extrême. Elle va également à l’encontre du discours officiel, relayé par les civils (telle la femme avec laquelle Martin discute sur le bateau au chapitre I : « I’ve always hated the Germans, their language, their country, everything about them », 6), qui tend à présenter les Allemands commes des brutes, des êtres inhumains. De même, dans Three Soldiers, John Andrews et Chrisfield finissent par déserter, et, à la toute fin du roman, Andrews est arrêté par la police militaire. La scène est décrite en termes presque épiques, comme si la désertion était non pas une fuite, mais une victoire :

« I beg your pardon, » said a soldier with his hat, that had a red band, in his hand. « Are you the American ? »

« Yes. »

« Well, the woman down there said she thought your papers wasn’t in very good order. » The man stammered with embarrassment.

Their eyes met.

« No, I’m a deserter, » said Andrews. (TS 475-476)

C’est le soldat qui vient l’arrêter qui est embarrassé par le rôle qu’il joue, alors qu’il représente l’ordre et la loi. Andrews, lui, ne tente pas de fuir, comme il a pu le faire auparavant (par exemple lorsqu’il se jette dans le fleuve avec le Kid pour échapper à la police 418-419). Il affirme son statut de déserteur, et en assume les conséquences, qui incluent non seulement son emprisonnement, sa mort possible, mais également la destruction de son œuvre musicale, dont les feuilles s’éparpillent par la fenêtre après son départ. Martin et John Andrews s’initient contre la guerre, et non pas grâce à elle, ils font preuve de courage en allant à l’encontre de ce qu’on leur demande, contrairement par exemple à Henry Fleming et à son régiment, dans The Red Badge of Courage, qui, malgré leurs échecs successifs, n’en croient pas moins à la possibilité de la victoire : « The impetus of enthusiasm was theirs again. They gazed about them with looks of uplifted pride, feeling new trust in the grim,

always confident weapons in their hands. And they were men »284. La dimension anti-héroïque du roman de Crane, transmise par l’ironie persistente du narrateur, n’est pas de la même nature que celle qui existe dans les romans de Dos Passos, où ce n’est pas le narrateur, mais les personnages eux-mêmes qui portent un regard critique sur la guerre et refusent ses codes.

Le roman de Crane, dont on sait combien il a influencé Hemingway, fut également important pour Dos Passos. Dans une lettre à Melvin Landsberg, en 1957, il cite un certain nombre d’auteurs qui ont compté pour lui, et Crane est le seul Américain qu’il mentionne285. Dans The Red Badge of Courage, l’expérience que fait Henry Fleming de la guerre est directe. S’il y a une distance, celle-ci existe entre le narrateur et son personnage, sur lequel il porte un regard souvent ironique. Dans les romans de Dos Passos cependant, la distance se situe entre les personnages eux-mêmes et leur expérience de la guerre. Alors que chez Crane, la guerre est une expérimentation, d’ordre presque scientifique (« He saw that he would again be obliged to experiment as he had in early youth »286), chez Dos Passos elle est sans cesse médiatisée, en particulier par le prisme de l’art et de la politique. Malgré leur volonté de se plonger dans la guerre, dans la vie des soldats, Martin Howe comme John Andrews, opprimés par la machine que représente l’armée, ne cessent de trouver des échappatoires à leur situation. Ils envisagent leur engagement dans l’armée comme la seule manière possible d’entrer en contact avec le réel (« he could (…) start rebuilding the fabric of his life, out of real things this time » TS 111)287. Cependant, cette tentative d’échapper à son intériorité échoue dans les deux premiers romans, car en fin de compte, la guerre est toujours perçue de manière indirecte. Ce sont les impressions du personnage qui sont transmises au lecteur, mais celles-ci font perpétuellement référence à un ailleurs de la guerre.

284 Stephen Crane, The Red Badge of Courage. London: Penguin, 1994, 111.

285Voir William Dow, « John Dos Passos, Blaise Cendrars, and the ‘Other’ Modernism ». Twentieth Century

Literature 42: 3 (Autumn 1996): 396-415.

286 Stephen Crane, op. cit., 8.

287 Blanche Gelfant fait de ce trait un modèle distinctif des œuvres de Dos Passos, qu’elle interprète comme des quêtes d’identité de la part des personnages principaux : « For the generic hero feels that he is not real, that things outside him are real, and that he will be getting somewhere when he grasps this elusive external reality. He devolves upon the idea of commitment to a social cause as the bridge to reality, but until he makes the commitment he remains lost in dreams that only further nullify his existence. Shut in a private world, he is detached, isolated, and free. But to him freedom means only egocentricity, a total and undisturbed preoccupation with himself which turns into excruciating boredom ». Blanche Gelfant, « The Search for Identity in the Novels of John Dos Passos ». PMLA 76: 1 (Mar 1961): 133-149, 142.