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La révolution américaine fut la première révolution moderne. Pourtant, les États-Unis n’apparaissent pas comme un pays doté d’une « culture révolutionnaire. » En France, la Révolution a été suivie d’autres révolutions, révoltes et soulèvements, dans un dix-neuvième siècle agité par les passions politiques et les expériences gouvernementales. Les changements de régime successifs se sont accompagnés de remises en question radicales de l’héritage révolutionnaire, aussi bien sur le plan politique que moral, religieux ou économique. Aux États-Unis, si la guerre de Sécession a bien failli détruire l’union établie un siècle auparavant, la victoire du Nord a finalement laissé les institutions inchangées, et les confédérés comme les unionistes n’ont cessé au cours du conflit de se réclamer de l’autorité des pères fondateurs45. La « renaissance de la liberté » (new birth of freedom) à laquelle appelle Lincoln dans le discours de Gettysburg n’est qu’un exemple parmi d’autres de cette invocation rituelle, qui permet d’unir la nation derrière ses dirigeants. Bien que les débats autour de la Constitution aient été violents au cours du 19e siècle, ils furent largement limités à la question de l’esclavage, et peu de théoriciens politiques s’attelèrent à étudier l’héritage

44 Michael Denning. The Cultural Front; The Laboring of American Culture in the Twentieth Century. London: Verso, 1996, 191.

45 La Constitution des États confédérés d’Amérique, votée le 11 mars 1861, resta en vigueur jusqu’en 1865 ; elle était précisément modelée sur la Constitution américaine de 1787, et son préambule proclamait : « We, the people of the Confederate States, each State acting in its sovereign and independent character, in order to form a permanent federal government, establish justice, insure domestic tranquillity, and secure the blessings of liberty to ourselves and our posterity invoking the favor and guidance of Almighty God do ordain and establish this Constitution for the Confederate States of America ». « Constitution of the Confederate States : March 11, 1861 », <http://avalon.law.yale.edu/19th_century/csa_csa.asp> Vu le 12 juin 2009.

institutionnel de la révolution américaine. Surtout, de tels sujets disparurent de la société elle-même, et la croissance économique en vint peu à peu à supplanter la participation à la vie politique.

La société américaine apparaît, quelques décennies seulement après la Guerre d’indépendance, comme une société stable, sûre de ses institutions et de sa démocratie, malgré les scandales récurrents liés à la corruption de la classe politique (lors de la période jacksonienne, ou dans le Sud au lendemain de la guerre de Sécession46). C’est ce qui permet à Tocqueville d’écrire : « En Amérique, on a des idées et des passions démocratiques ; en Europe, nous avons encore des passions et des idées révolutionnaires »47. Cette stabilisation est à bien des égards positive, car comment gouverner dans un contexte de révolution permanente ? Mais l’oubli de la révolution de la part des gouvernants et du peuple, ses héritiers, peut aussi donner lieu à la fossilisation du débat politique, jusqu’au point de non-retour, comme ce fut le cas pour la question de l’esclavage. Évitée par les rédacteurs de la Constitution, enterrée par ceux qui leur succédèrent, elle demeura dans l’ombre pendant des décennies, invisible, obscurcie par la flamme de la liberté qui entourait les documents fondateurs d’un halo sacré.

Dans On Revolution, Hannah Arendt rend compte de cet oubli de la révolution par la société américaine dans le chapitre « The Revolutionary Tradition and Its Lost Treasure ». Elle y analyse les tensions entre révolution et constitution, entre l’aspiration à l’ordre d’une nation nouvellement formée et la préservation de la liberté politique qui lui a donné naissance. Pour elle, la « machinerie gouvernementale » créée par la constitution empêche l’expression du peuple lui-même, et lui substitue celle de ses représentants : « this machinery could not save the people from lethargy and inattention to public business, since the Constitution itself provided a public space only for the representatives of the people, not for the people themselves »48.

La parole politique se trouve ainsi confisquée, non pas par un geste autoritaire, mais par le « cliché démocratique49 » qui éloigne les citoyens de débats dans lesquels tout leur semble acquis. Un tel argument, qui ne peut se départir de son caractère général, se retrouve chez de nombreux observateurs européens. Nous avons déjà mentionné Tocqueville, qui consacre un chapitre de sa Démocratie en Amérique à l’aversion des Américains pour les

46 C’est cette période que Josephine Herbst raconte, à travers l’histoire de la famille Trexler (largement inspirée de la famille de l’auteur), dans le premier tome de sa trilogie, Pity is Not Enough, publié en 1933.

47 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique II. Paris : Gallimard, 1986, 352.

48 Hannah Arendt, On Revolution. New York: Viking Press, 1963, 230.

49 Werner Sombart, Why Is There No Socialism in the United States? [Warum gibt es in den Vereinigten Staaten

idées générales en politique50. Werner Sombart, qui se rend aux États-Unis au tout début du 20e siècle, livre des conclusions similaires dans son analyse du comportement politique des travailleurs américains :

the modern American now cares only a little for the so-called ‘exalted principles’ of the constitution, since such principles have no decisive bearing upon his everyday life. (…) The American is really undoctrinaire, and he will readily sacrifice this principle if doing so does not block the path of his advancement.51

Néanmoins, au tournant du siècle, l’industrialisation massive, la montée en puissance des monopoles et l’afflux d’immigrants, s’ils ne créent pas à proprement parler de ferment révolutionnaire dans la société américaine, remettent cependant en question certains aspects du modèle de développement des États-Unis. La « modernité » dérange, et le géant industriel émergent, qui ne cesse de s’étendre à l’Ouest, semble bien éloigné de la nation de petits fermiers et de conseils citoyens imaginée par Jefferson. Henry Adams se fait l’observateur distant de ces transformations dans The Education of Henry Adams, paru en en 1918, qui deviendra la bible de toute une génération à la fois fascinée par le progrès technologique et critique vis-à-vis de ses conséquences52. D’autres, comme Eugene V. Debs, choisissent de se lancer dans l’action politique pour attaquer le développement du système capitaliste ; candidat du parti socialiste, il obtient plus de 800 000 voix aux élections présidentielles de 1912.

Industrialisation, système économique, valeurs morales. Tous les domaines de la vie en société sont analysés, mis en question, débattus. La question de l’intégration des

50 Alexis de Tocqueville, op.cit., II, 4 : « Pourquoi les Américains n'ont jamais été aussi passionnés que les

Français pour les idées générales en politique ».

51

Werner Sombart, op. cit.., 13.Cette méconnaissance des principes fondateurs, ce refus de la théorie politique, s’accompagnent néanmoins selon Sombart d’une foi mystique dans le pouvoir du Peuple, conçu non pas en tant qu’aggrégat d’individus responsables, mais en tant qu’abstraction transcendante: « Every individual amongst them believes in this mysterious power that calls itself « the American People » and that nothing can resist. Everyone has a mystical trust in the efficacy of the People’s will and speaks of it with a sort of religious ecstasy. This trust often stands in striking contrast to what has really been achieved or even only aspired to. For the most part the citizen does not lift a finger to remove the inconveniences of public life, but lives with the firm conviction that he only has to wish that they be brought to an end for that to happen » (56). Ce que nous pourrions nommer l’illusion du peuple est dénoncée au début du 20e siècle par de nombreux intellectuels, qui s’inspirent souvent du pragmatisme pour réfuter l’idéal du peuple souverain, un idéal qui semble de plus en plus abstrait dans le contexte de la démocratie de masse. Ainsi, Walter Lippmann, dans Public Opinion (1922) et The

Phantom Public (1925), réfute l’idéal du Peuple au profit de la réalité d’une opinion publique peu intéressée par

la chose politique et qui, loin d’intervenir à chaque instant dans le débat, ne doit être mobilisée qu’en dernier recours par ceux (gouvernants, groupes de pression, militants) que Lippmann nomme les insiders. Paradoxalement, la démocratie, pour survivre, doit ainsi se passer du peuple. Nous reviendront sur la question du « public fantôme » chez Lippmann plus loin (voir Quatrième Partie, 3.3.2., « le public fantôme »).

52 L'un des chapitres de Education of Henry Adams, intitulé « The Dynamo and the Virgin », raconte la visite du protagoniste à l'exposition universelle de 1900, où il découvre avec un respect mêlé de crainte la force des nouvelles inventions : « Between the dynamo in the gallery of machines and the engine-house outside, the break of continuity amounted to abysmal fracture for a historian's objects. No more relation could he discover between the steam and the electric current than between the Cross and the cathedral. The forces were interchangeable if not reversible, but he could see only an absolute fiat in electricity as in faith » (The Education of Henry Adams;

An Autobiography. Boston: Houghton & Mifflin, 1918, 381). La nouvelle religion de la machine entraîne

immigrants en fait partie. Theodore Roosevelt, président républicain des États-Unis de 1901 à 1909, puis candidat malheureux du parti progressiste (Progressive Party, qu’il crée en 1912 après avoir perdu la nomination du parti républicain) aux élections de 1912, appelle les nouveaux arrivants à se défaire de leurs spécificités nationales pour se fondre dans le creuset américain : « There is no room in this country for hyphenated Americanism. (…) Americanism is a matter of the spirit and of the soul. Our allegiance must be purely to the

United States. We must unsparingly condemn any man who holds any other allegiance53 ».

Randolph Bourne, lui, souhaite au contraire voir naître une « Amérique transnationale », dénonçant le melting pot comme outil idéologique visant à faire adopter à tous les immigrants les valeurs de la majorité anglo-saxonne : « We act as if we wanted Americanization to take place only on our own terms, and not by the consent of the governed54 ».

Des questions se posent, des débats agitent les milieux politiques et économiques, les valeurs morales semblent elles aussi vaciller. Les populistes, les progressistes, portent des revendications de réformes sociales, refusent l'évangile de la richesse (Gospel of Wealth) et le darwinisme social qui ont émergé à la fin du 19e siècle et tentent de concilier aspiration libérale et nécessité de réguler le développement du capitalisme industriel. Le rapport entre l’individu et la société est profondément transformé, et la communauté imaginée par les pères fondateurs de la république semble à certains n’être plus réalisable. L’immensité géographique associée à la fin du mouvement d’exploration de l’Ouest, la diversité ethnique, la compétition économique, sont perçues comme des obstacles à l’unité du pays, récemment sorti d’une guerre civile qui a démontré toute la fragilité d’une union politique fondée sur le consentement de la majorité.

Les premières décennies du 20e siècle voient fleurir une kyrielle de mouvements contestataires ou réformistes allant de l’anarchisme d’Emma Goldman au progressisme de Woodrow Wilson. Des penseurs tels que John Dewey ou Thorstein Veblen s’attèlent à analyser les composantes et les caractéristiques de cette nouvelle société qui émerge sous leurs yeux. Les artistes, sous l’influence des mouvements modernistes européens, expérimentent, en esthétique comme en politique, et se retrouvent dans le salon de Mabel Lodge Luhan à Greenwich Village pour débattre et s'ébattre. Le puritanisme est érigé en bête noire de ces jeunes rebelles, et ils partent à la recherche de nouvelles valeurs, d’une nouvelle communauté, non sans une certaine part de romantisme ou de nostalgie. Randolph Bourne, Van Wyck Brooks, Waldo Frank et Lewis Mumford tentent, à travers leurs écrits, de dessiner les contours de cette nouvelle communauté fondé sur l’idéal emersonien de la «

53 Theodore Roosevelt, Fear God and Take Your Own Part. Honolulu: University Press of the Pacific, 2001, 361-362.

reliance » et sur une critique de la bureaucratie qui vise à redonner au peuple américain le goût de la politique55.Ces critiques culturels appellent l’Amérique à se souvenir de son passé, à se libérer de ce que Mumford nomme un sens historique estropié (an infirm sense of history), afin de faire disparaître les frontières de l’individu au sein de la communauté.

D’autres intellectuels, artistes ou journalistes cependant, appellent à une transformation plus radicale. La revue Masses, créée en 1911, devient le lieu d’expression de cette génération de jeunes radicaux. Le premier éditorial revendique son appartenance au mouvement socialiste international, mais annonce la vocation de la revue à être un lieu de création artistique aussi bien que de réflexion politique, par son insistance sur la littérature, mais aussi sur l’illustration56. Comme les cultural critics, les radicaux aspirent à créer une nouvelle communauté, une Gemeinschaft contre la Gesellschaft du capitalisme industriel, un lieu où l’individualisme effréné serait remplacé par la prise en compte des intérêts de la collectivité. La littérature protestataire fleurit avant la Première Guerre mondiale, avec comme chefs de file les muckrakers (Lincoln Steffens, Ida Tarbell, Upton Sinclair) qui révèlent la corruption des milieux politiques et industriels américains, dénoncent le fossé qui se creuse entre les idéaux américains et la réalité des institutions et s’engagent dans des mouvements réformistes pour essayer d’y remédier (Upton Sinclair est, tout au long des années 1910, 1920 et 1930, une figure majeure du parti socialiste américain57). Le journalisme devient le terrain d’élection de ces nouveaux écrivains-enquêteurs qui cherchent des réponses à leurs propres interrogations morales et politiques dans la confrontation avec la « réalité ». Ainsi, John Reed (dit Jack Reed), commence par publier des nouvelles et des poèmes dans Masses58 et Max Eastman l’encourage à poursuivre dans la voie du journalisme littéraire ; son œuvre culmine dans Ten Days That Shook the World, récit-témoignage sur la

55 Casey Nelson Blake écrit ainsi à propos des ‘Young Americans’ : « Their keenest insights into modern culture derived from their commitment to the capacities of ordinary men and women for aesthetic creativity and self-government, which they believed were stunted or restricted in an impersonal bureaucratic society. By simultaneously invoking romantic themes of self-transcendence through art and republican ideals of participatory politics, these critics kept a steady pressure on the underlying assumptions of their country’s institutions. In the process, they moved far beyond the familiar terrain of modern politics ». Casey Nelson Blake, Beloved Community; The Cultural Criticism of Randolph Bourne, Van Wyck Brooks, Waldo Frank and

Lewis Mumford. Chapel Hill: University of North Carolina Press, 1990, 5.

56 « The Masses will watch closely the development of the American co-operative organization, and will keep its readers informed of its work and progress. But while the co-operative feature constitutes its distinctive feature – distinctive merely because other Socialist publications have so far almost neglected this field – its aim is a broad one. It will be a general ILLUSTRATED magazine of art, literature, politics and science ». « Editorial », Masses, 1 (Jan 1911): 1.

57 Il se présenta notamment à l’élection de gouverneur de la Californie en 1934, lors de laquelle il recueillit tout de même près d’un million de voix. Son programme, intitulé EPIC (End Poverty In California), lui permit de recueillir le soutien du parti démocrate, par lequel il fut investi (lors des élections précédentes, à la chambre et au Sénat, il avait toujours défendu les couleurs du parti socialiste ; sa candidature sous la bannière démocrate donne à voir le décalage vers la gauche du spectre politique dans les années 1930).

révolution bolchevique d’octobre 1917. Sa mort en 1920 à Moscou fera de lui l'icône du mouvement communiste américain.

Les « années lyriques »59 qui précèdent la Première Guerre mondiale sont donc marquées par une ferveur politique extrême, ainsi que par le désir de toute une génération de remettre fondamentalement en question les valeurs sur lesquelles reposait l’ancienne. Crainte du changement et désir de nouveauté s’affrontent, et les États-Unis, nation encore jeune, semblent aux yeux de certains le lieu idéal pour effectuer une transformation radicale. Les questions du siècle passé, notamment la question noire, sont oubliées, au profit de nouvelles interrogations (rôle et pouvoir des travailleurs, bienfaits et méfaits de la technologie, statut des femmes, pratiques sexuelles), et la révolution américaine est trop identifiée aux institutions en place pour pouvoir exercer son attrait sur la jeune génération des rebelles. Ceux-ci n’étaient pas simplement de doux rêveurs ; le mouvement progressiste, le mouvement socialiste, le mouvement anarchiste (incarné par la figure charismatique d’Emma Goldman), leur offraient des outils théoriques et politiques pour mettre en œuvre leurs revendications. Cependant, ce mouvement social de révolte n’était pas uni, les divisions idéologiques étaient nombreuses, et la volonté de transformer non seulement la politique et la société mais également l’art, la morale et la sexualité, lui donnait des contours flottants, parfois flous. La revue Masses en est un excellent exemple, et son succès (relatif, car il ne concernait pas les masses qu’elle aurait voulu toucher) fut en grande partie dû à son éclectisme.

En 1917, Masses fut interdite. En avril et octobre 1918, Max Eastman, Floyd Dell et Art Young furent poursuivis en justice pour conspiration contre le gouvernement des États-Unis. La révolution américaine semblait définitivement oubliée, au moment même où le président Wilson faisait grand usage de sa rhétorique, invoquant le combat éternel de la liberté contre la tyrannie.

La disparition des barrières avait bien vite fait apparaître les limites de la réforme. La révolution, trésor perdu de la politique américaine, redevint l’objet de toutes les convoitises.

59 Floyd Dell, qui fait partie avec Max Eastman du comité de rédaction de New Masses à partir de 1913 qualifie l’année 1912 de « Lyric Year ». L’adjectif sera ensuite repris par John Patrick Diggins dans The Rise and Fall of

the American Left (New York: W.W. Norton, 1993) pour qualifier la gauche américaine avant la Première

Guerre mondiale (« Lyrical Left »). Lyric Year est également le titre d’une anthologie de poésie qui paraît en 1912 (voir « The Lyric Year : The Great Symposium of Modern American Verse », New York Times, Dec 1, 1912).