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Les écrivains qui ont fait le choix, dans les années 1930, de se rapprocher des communistes, sont souvent présentés comme des victimes du parti communiste américain et des idéaux dont il se faisait le chantre, tout en ayant pour but d’instrumentaliser leurs œuvres afin de servir ses propres intérêts. Cette vision d’un CPUSA machiavélique est présentée par Philip Rahv dans l’article que nous avons cité ci-dessus. Son argumentation est néanmoins quelque peu contradictoire, puisqu’il reproche au programme artistique du parti communiste d’être à la fois trop vague et trop précis :

The program of this literary movement was quite simple and so broad in its appeal as to attract hundreds of writers in all countries. It can be reduced to the following formula: the writer should ally himself with the working class and recognize the class

struggle as the central fact of modern life. Beyond that he was promised the freedom

to choose his own subjects, deal with any characters, and work in any style he pleased.144

Selon Rahv, cette formule a un sens politique caché, de par son imprécision même, ce qui suppose de la part du parti une volonté presque exclusive de manipulation, et de la part des écrivains et artistes qui s'engagent à ses côtés une suprême naïveté. S'il est indubitable que la littérature prolétarienne fut construite par le parti communiste et les intellectuels qui en étaient proches, et si l'on ne peut nier qu'elle n'atteignit pas vraiment son but – celui de produire des œuvres faites par les prolétaires pour les prolétaires – cela n'est pas suffisant pour disqualifier tout ce qu'elle a produit, et pour présenter tous ceux qui ont participé à cette entreprise comme de doux idéalistes qui n’avaient pas conscience des arrières-pensées entretenues par le parti à leur égard. Cette manière de présenter le rapport entre les écrivains et le parti, que nous nommerons ici le paradigme du talent trahi, a ensuite été reprise par de nombreux critiques, dont Irving Howe et Lewis Coser dans The American Communist Party ; A History. Irving Howe, qui appartient à la génération des « New York Intellectuals », participe à Partisan Review dès les années 1940, puis fonde Dissent en 1954. Ses opinions évoluent tout au long de sa vie, mais il reste toujours à gauche, s'orientant de plus en plus vers la social-démocratie, contrairement à la plupart de ses anciens camarades du City College de New York, tels Daniel Bell ou Irving Kristol145 (ce dernier deviendra le « Pape du néo-conservatisme »). Dans les années 1940 et 1950, il est à la fois stalinien et

144 Philip Rahv, op. cit., 618.

maccarthyste. Sur le plan de l'analyse littéraire, il s'oppose aux New Critics, et prône, contre le formalisme strict, une étude de la littérature à travers sa relation à l'expérience humaine dans son ensemble146. Pourtant, il disqualifie la littérature politique des années trente, au motif qu'elle aurait été totalement contrôlée par le parti communiste, à l'insu des écrivains naïfs qui s'engagèrent de bonne foi dans cette entreprise.

Les seuls qui trouvent grâce à ses yeux sont les intellectuels et écrivains qui gravitent autour de Partisan Review à la fin des années 1930. Les autres, les écrivains prolétariens de la première moitié de la décennie, se sont laissés prendre au piège du parti communiste et de ses séides culturels, notamment la revue New Masses. C'est ainsi que Howe et Coser présentent l’argument du talent trahi :

Had the proletarian novelists of the thirties been left to themselves, free to work out their own needs and work through their own errors, it is quite possible that something valuable might have come from their efforts: some of them were genuinely talented men. But the demands of party dogma, and still more the demands of a party dogma that kept constantly shifting in the most erratic ways, forced them into a wrenching of the observed truth (…).147

Il est évident que les changements de ligne politique du parti communiste n'ont pas favorisé la production littéraire. Néanmoins, comme nous l'avons vu plus haut, il est trop simple d'attribuer toute la responsabilité au parti communiste lui-même. Les interactions entre le parti et les écrivains étaient complexes, de même que les raisons pour lesquelles certains écrivains, très proches du parti et de ses idées, n’en sont jamais devenus membres. Les critiques font souvent des écrivains non encartés des exemples de moralité supérieure, comme si une certaine frange de la communauté artistique avait dès le départ prévu les crimes du stalinisme, et avait donc refusé d’adhérer, tout en participant aux activités organisées par le parti et en étant d'accord avec ses orientations et son analyse de la société américaine. Comme l'écrit Alan Wald, peut-être faut-il avoir une approche plus nuancée de la question :

In fact, the typical pattern seems to be that numerous writers considered themselves devoted Communists in one way or another, but, due to their desire to spend all their spare moments writing, rather than going to meetings, they simply could not find the time or a good reason to join up.148

Howe et Coser partent donc du principe que l'écrivain est bon, et que c'est le parti qui le corrompt. Il ne s'agit pas de dire que le parti communiste a eu un rôle exclusivement bénéfique sur la littérature des années 1930. Le passage brutal de l'orientation prolétarienne

146« The work of literature acquires its interest for us through a relationship, admittedly subtle, difficult and indirect, to the whole of human experience ». Préface à A World More Attractive. New York: New York Horizon Press, 1963, xi.

147 Lewis Coser, Irving Howe, The American Communist Party: A Critical History (1919-1957). Boston: Beacon Press, 1957, 305.

au front populaire a, c'est indiscutable, déstabilisé nombre de ceux qui avaient cru au projet prolétarien et s'y étaient engagés avec ferveur. Cependant, on ne saurait nier l'indépendance relative de la sphère culturelle par rapport à la sphère politique en ce qui concerne le CPUSA, ni le débat qui existait au sein même de New Masses. La complexité des rapports entre les écrivains et le parti doit également être soulignée, si l'on veut comprendre au mieux les questions d'allégeance qui sont au coeur des productions culturelles de la Grande Dépression. En effet, si certains écrivains adoptent la rhétorique communiste, et passent sans ambage d’un déni de la politique au désir presque pathologique de se fondre dans le prolétariat149, d’autres ont une approche beaucoup plus pragmatique de leur engagement, et considèrent simplement qu’à une époque donnée, le parti communiste représente la force d’opposition la plus crédible au système politique en place, celle aussi qui accorde le plus d’importance à la place des artistes et des écrivains, fût-ce dans l’optique de les associer à sa cause. C’est le cas de John Dos Passos qui déclare en 1932, lorsqu’on lui demande pourquoi il n’a pas fait le choix de s’engager auprès d’autres mouvements de gauche : « I personally think the socialists, and all other radicals have their usefulness, but I should think that becoming a socialist right now would have just about the same effect on anybody as drinking a bottle of near-beer »150. Lorsqu’il estimera que l’opposition du parti communiste se fait au détriment de valeurs qui lui tiennent à cœur, Dos Passos n’hésitera pas à rompre les liens qui l’unissaient à cette formation politique. Il ne faut donc pas envisager la relation des écrivains au parti sous un angle exclusivement idéologique ; le rapprochement avec les communistes pouvait également recouvrir des visées stratégiques, ou correspondre à des nécessités matérielles. À une époque où le monde de l’édition était lui aussi sinistré par la crise, la presse de gauche et les maisons d’édition (comme International Publishers) associées au CPUSA offraient à certains écrivains des possibilités de publication qu’ils n’auraient peut-être pas trouvées ailleurs, ainsi qu’une reconnaissance difficile à obtenir pour ceux qui – qu’ils aient été des Noirs, des femmes ou des ouvriers – n’avaient pas accès au marché de la culture151. L’engagement des écrivains ne saurait être simplement conçu comme un geste exemplaire, une prise de position qui met en

149 Sherwood Anderson, après avoir déclaré en 1929 qu'un écrivain ne peut prendre parti (« Who am I, a scribbler of talesm to be fooling with causes? » rapporté par Joseph Freeman dans New Masses 4: 9, Feb 1929, 6), se rapproche du mouvement communiste après la crise au point d'écrire en 1932: « If the movement to free all men from the rule of money means the submersion of our class [il s'agit des artistes], let us be submerged. Down with us. Let's have no starving workers to save us. We'll survive. We'll swim. We will in the long run be healthier and better if we get it in the neck along with the workers ». « A Writer's Notes », New Masses 8: 2 (Aug 1932): 10.

150 « Whither the American Writer? (A Questionnaire) ». Modern Quarterly 6 (Summer 1932): 11-12. Repris dans Donald Pizer (ed), MNP, 149-150, 150.

151 A titre d’exemple, Richard Wright commença sa carrière d’écrivain au sein du John Reed Club de Chicago en 1933.

gage leur être et leur plume, mais davantage comme un palimpseste152, sans cesse soumis à la ré-écriture, une position toujours négociée. En 1947, Simone de Beauvoir écrivait « qu'on persuaderait difficilement un Américain d'accepter une discipline collective s'il ne pouvait totalement y adhérer en esprit, leur individualisme [étant] trop profond ; il suffit donc d'une évolution de leur pensée pour qu'ils se trouvent, presque sans l'avoir décidé, ne plus être communistes »153. S’il ne nous semble pas qu’il faille réduire cette particularité à un trait culturel, il est néanmoins vrai que le contexte américain a son importance dans l’analyse de la manière dont les artistes se définissent par rapport au communisme. Les auteurs sont en effet sans cesse en train de débattre sur leur position, débats qui sont encouragés par les communistes eux-mêmes, qui multiplient les questionnaires et questionnements sur la place de l’artiste dans la société capitaliste et dans la future société communiste.