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1919 ne créa pas, à sa publication, les mêmes controverses que Three Soldiers. Paru en 1932, le roman fut davantage analysé par les critiques sur le plan politique et formel que sur l’image qu’il donnait de la Première Guerre mondiale. Si TS avait été l’une des premières œuvres à donner une image critique du conflit, au début des années 1930 une telle perspective était presque devenue la norme, après le florilège de romans parus notamment en 1929 traitant de ce sujet : A Farewell to Arms d’Hemingway, A l’Ouest rien de nouveau, d’Erich Maria Remarque, Her Privates We de Frederic Manning, Death of a Hero, du poète imagiste Richard Aldington, et Goodbye to All That, l’autobiographie de Robert Graves. Les critiques se concentrèrent donc plutôt sur l’orientation politique de l’œuvre, plus marquée que celle du tome précédent (The 42nd Parallel, publié en 1930), et poursuivirent leur analyse des innovations formelles mises en place par l’auteur dans sa trilogie. Dans leurs articles, la présence de l’histoire ne suscite guère de questions, car elle était déjà un trait distinctif du premier tome, et la manière dont la guerre est présentée semble moins attirer l’attention que le traitement des différents personnages ou la structure de l’œuvre de manière générale. Matthew Josephson écrit ainsi dans Saturday Review : « The size of the author’s framework,

352 Charles Beard, « History as an Act of Faith ». The American Historical Review 39: 2 (Jan 1934): 219-231, 226.

his social-historical objective, must be borne in mind if one would not be confused by the quick, episodic shifting of scenes and characters »353. Hugh Cole, dans New Masses, insiste sur la valeur politique de l’œuvre : « he has shown (…) that the making of history, indeed, is not in the hands of this class [the lower middle class] but in the hands of the workers »354. Même lorsque les critiques comparent 1919 à TS, c’est pour se concentrer sur l’évolution du style de Dos Passos plutôt que sur la vision qu’il donne de la guerre. John Chamberlain écrit ainsi dans le New York Times : « The prose instrument which Mr. Dos Passos has fashioned for himself in ‘1919’ is vastly superior to that of ‘Three Soldiers’ his early war novel »355.

Dans le roman lui-même, la guerre semble perpétuellement décentrée, comme si une approche directe de l’événement était impossible. Cela est manifesté tout d’abord par le titre, qui situe l’action dès l’abord dans un au-delà chronologique de la guerre, comme The 42nd Parallel la situait dans un en-deçà géographique356. Parallèlement à cette absence structurelle cependant, la guerre affirme sa persistance tout au long des trois tomes de la trilogie357. Nous nous concentrerons sur 1919, qui en fait son principal sujet, mais les références au conflit sont légion dans le dernier tiers de The 42nd Parallel et au début de The Big Money. Dans le premier tome de la trilogie, ce sont les Newsreels qui font les premiers mention de la guerre, comme à préparer le terrain de l’intervention américaine (voir par exemple le Newsreel 15 « Want Big War or None », « General War Near », où il n’est jamais précisé quels pays sont concernés par cette guerre, 229-223). Par la suite, chacun des personnages est amené à se faire une opinion sur la guerre elle-même (« Janey went on to talk about the war and how she wished we were in it to save civilization and poor little helpless Belgium. », 298), et, après l’entrée officielle des États-Unis dans le conflit, qui intervient dans le N18 à travers une citation du discours de Wilson devant le congrès le 2 avril 1917, ils décident (à l’exception de

353 Repris dans Donald Pizer (ed), U.S.A.; A Documentary Volume, op.cit., 321. Josephson écrit d’ailleurs à Dos Passos, regrettant que sa critique ait été coupée par les rédacteurs de la Saturday Review, et lui exprime toute l’étendue de son admiration : « Since I couldn’t publish the fact elsewhere, I am telling you here that your ‘1919’ was without question the strongest American novel I have read in many years. (…) You are a courageous and ambitious writer, and I say good luck to you ». Matthew Josephson à John Dos Passos, 21 mars 1932, Papers of John Dos Passos, Accession #5950, Special Collections, University of Virginia Library, Charlottesville, Va.

354 Hugh Cole, New Masses 7: 12 (Jun 1932): 26.

355 John Chamberlain, « John Dos Passos’s Experiment with the ‘News’ Novel ». New York Times, Mar 13, 1932.

356 Le quarante-deuxième parallèle est, dans l’esprit de l’auteur, une référence géographique américaine, comme l’indique l’épigraphe à la première édition du roman, tirée de American Climatology, de E.W. Hodgins : « In short, these storms follow three paths or tracks from the Rocky Mountains to the Atlantic Ocean of which the central tracing roughly corresponds with the 42nd parallel of latitude; all phenomena travel eastward in all cases at a rate not less than twenty miles and usually at thirty or forty in the season of high west winds or in winter ». John Dos Passos, The 42nd Parallel. New York : Harper Brothers, 1930, ix.

357 Dans Manhattan Transfer, la guerre n’est présente qu’à travers ses conséquences sur la société américaine et les personnages du roman. On les voit partir en Europe et en revenir (le cousin de Jimmy Herf, James Merivale, devient capitaine, Jimmy lui travaillait dans le département de publicité de la Croix Rouge, et a épousé Ellen en France), mais on ne sait ce qu’ils y ont fait que de manière indirecte.

Mac, pour qui l’événement de référence n’est pas le conflit mondial mais la révolution mexicaine) de se rendre en Europe (J.W. Moorehouse pour échapper à ses problèmes familiaux, Janey et Eleanor pour le suivre, Charley Anderson parce qu’il a besoin d’argent et se laisse convaincre par Doc). Le roman suivant, cependant, s’ouvre sur une image de Joe Williams jetant son uniforme par-dessus bord, manifestant ainsi la dimension artificielle de la guerre, comme s’il ne s’agissait que d’une fête costumée, impression renforcée par le premier Newsreel du roman, qui associe la bataille de Verdun à une parade (N20 : « ARMIES CLASH AT

VERDUN IN GLOBES GREATEST BATTLE/150,000 MEN AND WOMEN PARADE » 363). La guerre elle-même prend fin au milieu du roman, avec le N29, et pourtant elle s’insinue jusqu’à son terme, la biographie de John Doe intitulée « The Body of an American ». Le second tome de la trilogie, malgré son titre, s’étend donc de 1915 (date du discours du président Wilson cité dans le N20) à 1921 (l’enterrement du soldat inconnu au cimetière d’Arlington, en Virginie), et au cours de ces six ans, l’Amérique vit au rythme de la guerre. Nous avons vu la dimension symbolique de la discipline de l’armée dans TS. Dans 1919, cette dimension symbolique est démultipliée. Les récits de combat sont presque inexistants, la guerre est sans cesse abordée de manière indirecte, médiatisée. Les événements historiques (batailles, négociations, traités) ne sont jamais présentés de manière descriptive ou linéaire (comme ce sera le cas dans l’ouvrage historique que Dos Passos consacre à la Première Guerre mondiale en 1962, Mr Wilson’s War358), ils sont souvent redupliqués à chaque nouveau segment narratif. Ainsi, la déclaration de guerre des États-Unis, déjà présentée plusieurs fois dans The 42nd Parallel (du point de vue d’Eleanor Stoddard, 308 et de Charley Anderson 342), apparaît à nouveau dans le tome suivant. Aussi bien pour Eveline Hutchins que pour Joe Williams359, la déclaration de guerre se traduit par le changement d’attitude des foules, et la prolifération des uniformes dans les rues : « Eveline couldn’t keep her mind on New York, what with war declared, and the streets filling with flags and uniforms, and everybody going patriotic crazy around her » (Eveline Hutchins, 472), « President Wilson had just declared war on Germany. All over the town nothing was too good for Les américains » (Joe Williams, 488). Il en va de même pour l’armistice, dont les occurrences sont démultipliées car l’événement historique lui-même est

358 Ce livre se concentre non seulement sur la guerre mais sur ses sources, remontant, comme la trilogie, jusqu’au début du 20e siècle. Comme dans U.S.A., l’auteur se concentre sur l’histoire américaine, et ne prend presque pas en compte l’évolution des relations entre les États européens avant l’attentat de Sarajevo. Cependant, il adopte une perspective historique relativement conventionnelle, présentant chronologiquement les faits, dramatisant les actions et les hommes pour rendre l’ouvrage plus lisible. Il est intéressant de voir d’ailleurs que Mr. Wilson’s War est publié chez Doubleday, dans une collection nommée « Mainstream of America. »

359 Ces deux personnages ne se rencontrent jamais, et semblent n’avoir rien en commun ; Joe n’est qu’un marin peu éduqué, et Eveline appartient à la classe moyenne supérieure. Pourtant, la manière dont ils perçoivent les événements historiques est à bien des égards similaire ; ils sont tous les deux entraînés dans le tourbillon des événements sans jamais parvenir (comme c’est le cas pour Eleanor ou Moorehouse) à prendre le dessus, à s’approprier leur existence.

double : le « faux armistice » fut annoncé le 7 novembre 1918 par un télégramme360 et donna lieu à des manifestations de liesse dans le monde entier, qui se répétèrent quatre jours plus tard, lors du véritable armistice361. Tous les personnages font l’expérience de l’armistice comme d’une transformation : Daughter décide de partir pour l’Europe après la fin de la guerre (« The fake armistice came and then the real armistice (…). When they were drinking their coffee in the other room, she told them that she’d signed up to go overseas for six months with the Near East Relief. » 601-602) et c’est lors des célébrations de l’armistice que le colonel Edgecombe propose à Dick Savage de travailler pour la conférence de paix à Paris (« The night of the real armistice Dick ate supper a little deliriously with Colonel Edgecombe and some other officers. (…) ‘How would you like to go to Paris, my boy?’ » 661). Il est intéressant, ici aussi, de comparer la perspective de Joe Williams et celle d’Eveline Hutchins sur l’événement :

(a) He went in back where there was a cabaret all red plush with mirrors and the music was playing The Star-Spangled Banner and everybody cried Vive l'Amérique and pushed drinks in his face as he came in and then he was dancing with a fat girl and the music was playing some damn foxtrot or other. He pulled away from the fat girl because he'd seen Jeannette. She had an American flag draped over her dress. She was dancing with a big sixfoot black Senegalese. Joe saw red. He pulled her away from the nigger who was a frog officer all full of gold braid and she said, 'Wazamatta chérie,' and Joe hauled off and hit the damn nigger as hard as he could right on the button, but the nigger didn't budge. The nigger's face had a black puzzled smiling look like he was just going to ask a question. A waiter and a coupla frog soldiers came up and tried to pull Joe away. Everybody was yelling and jabbering. Jeannette was trying to get between Joe and the waiter and got a sock in the jaw that knocked her flat. Joe laid out a couple of frogs and was backing off towards the door, when he saw in the mirror that some big guy in a blouse was bringing down a bottle on his head with both hands. He tried to swing around, but he didn't have time. The bottle crashed his skull and he was out. (USA 561) (b) A minute later she realized she'd lost the car and her friends and was scared. She couldn't recognize the streets even, in this new Paris full of archlights and flags and bands and drunken people. She found herself dancing with the little sailor in the asphalt square in front of a church with two towers, then with a French colonial officer in a red cloak, then with a Polish legionnaire who spoke a little English and had lived in Newark, New Jersey, and then suddenly some young French soldiers were dancing in a ring around her holding hands. The game was you had to kiss one of them to break the ring. When she caught on she kissed one of them and everybody clapped and cheered and cried Vive l'Amérique. Another bunch came and kept on and on dancing around her until she began to feel scared. Her head was beginning to whirl around when she caught sight of an American uniform on the outskirts of the crowd. She broke through the ring bowling over a little fat Frenchman and fell on the doughboy's neck and kissed him, and everybody laughed and cheered and cried encore. (USA 608)

360 « URGENT ARMISTICE ALLIES GERMANY SIGNED ELEVEN MORNING HOSTILITIES CEASED TWO AFTERNOON ». « United Press Men Sent False Cable », New York Times, 8 novembre 1918. Ce télégramme était signé par Roy W. Howard, president de United Press, et William Philip Simms, directeur de l’agence parisienne de UP.

361 Voir Frederick Lewis Allen, Only Yesterday: An Informal History of the Nineteen-Twenties: « It was not quite three o’clock in the morning when the State Department gave out to the dozing newspaper men the news that the Armistice had really been signed. Four days before, a false report of the end of hostilities had thrown the whole United States into a delirium of joy ». Op. cit, 14.

Dans les deux textes, l’événement historique semble noyé dans le flot du récit, à travers la dance et la rixe, mais sa valeur symbolique demeure néanmoins présente. Ces extraits sont caractérisés par le style spécifique aux passages de la trilogie, une accumulation de faits, d’actions, transcrite à travers la juxtaposition de propositions coordonnées : dans le premier passage (a), la coordination principale est « and », et elle transforme la scène en une série d’événements à peine reliés les uns aux autres, se succédant de manière automatique jusqu’à l’aboutissement imprévu qu’est la rixe et la disparition du personnage de Joe. Dans le passage consacré à Eveline (b), c’est le « then » qui prévaut, et qui participe à la construction d’un espace circulaire au sein duquel Eveline est comme emprisonnée. La progression de la tension (a) est manifestée par la répétition du verbe « to pull away from », qui indique dans un premier temps le désir éprouvé par Joe pour Jeannette (« He pulled away from the fat girl because he’d seen Jeannette »), puis la prise de conscience qu’elle est en train de danser avec un autre homme (« He pulled her away from the nigger »), enfin la défaite de Joe dans la rixe (« A waiter and a coupla frog soldiers came up and tried to pull Joe away »). Un rythme similaire peut être identifié dans le second passage, à travers la répétition du verbe « to dance ». Eveline éprouve d’abord un plaisir inattendu à se trouver dans les bras du petit marin (« She found herself dancing with the little sailor »), puis une joie étonnée lorsque le cercle des hommes se referme sur elle (« suddenly some young French soldiers were dancing in a ring around her holding hands »), enfin la peur de l’emprisonnement (« Another bunch came and kept on and on dancing around her until she began to feel scared »), qu’elle résout en brisant le cercle. Les deux textes sont construits autour des thèmes de la circularité et de l’emprisonnement. Joe se retrouve prisonnier d’un cercle dont ses alliés ont été exclus (« Jeanette (...) got a knock in the jaw that knocked her flat »), un cercle construit par ses ennemis, au sein duquel il ne peut faire face à la menace finale (« He tried to swing around but he didn’t have time ») qui arrive par derrière. Eveline, elle, se prête volontairement – sinon tout à fait consciemment – au jeu, mais prend vite peur à la vue de ces visages tourbillonnant autour d’elle, et, contrairement à Joe, elle réussit à s’échapper (« She broke through the ring »). Le symbolisme de ces deux scènes est lié à l’événement historique qu’elles décrivent. On trouve dans les deux textes l’expression « everybody (...) cried Vive l’Amérique », et le début du passage consacré à Joe est parsemé de références à la victoire américaine (« the music was playing The Star-Spangled Banner », « She had an American flag draped around her dress »). Tout au long de la trilogie, Joe est présenté comme un personnage séparé des autres362. Il ne rencontre jamais aucun des autres personnages, excepté

362 Pour Donald Pizer, il est « one kind of archetypal American workman (…) the kind whose mechanical skill lends the appearance of a hold on life, but who is in fact vulnerable to every preying force in his world ». Dos

sa soeur Janey, ne croit pas aux valeurs américaines jusqu’à la fin du dernier segment qui lui est consacré, et il ne parvient pas à s’échapper du cercle de ceux qui célèbrent la victoire. L’armistice est le symbole du pouvoir de l’Amérique (comme l’annonce J.W. Moorehouse dans le premier tome de la trilogie, « whoever wins, Europe will be economically ruined. This war is America’s great opportunity » USA 237) et ceux qui ne l’interprètent pas ainsi doivent sortir du tableau. La conclusion énigmatique du passage consacré à Joe, « and he was out », montre qu’il n’appartient pas à ce nouveau monde né des cendres de la guerre, un monde où les valeurs fondatrices de l’Amérique sont partout proclamées et partout perverties. Il est détruit par le schéma circulaire, alors qu’Eveline parvient en apparence à s’en libérer, pour tomber dans les bras d’un soldat américain, acceptant ainsi d’entrer dans un cercle plus vaste mais guère moins contraignant qui la mènera à son mariage avec Paul Johnson et à une vie médiocre qu’elle choisira finalement de quitter. Le fait de briser le cercle n’est, comme l’armistice, qu’une fausse libération.

La guerre correspond à une rupture dans la vie des personnages fictionnels de la trilogie comme dans celle du personnage du Camera Eye. La rupture pour lui est radicale, car la guerre coïncide avec la mort de ses parents. Les deux événements sont étroitement associés : « grief isn’t a uniform and go shock the Booch » « He and I we must bury the uniform of grief », « the almond smell of high explosives sending singing éclats through the sweetish puking grandiloquence of the rotting dead » (CE 28, 369-370). Le protagoniste ouvre une nouvelle page de sa vie, comme l’avaient fait Martin Howe et John Andrews avant lui : « tomorrow I hoped would be the first day of the first month of the first year » (370). Sa renaissance se construit sur ces morts, dans une indépendance paradoxale puisque la libération du joug familial est immédiatement suivie de la soumission nécessaire et aliénante à la discipline de l’armée.

La guerre fait rupture, aussi bien dans la vie de la nation que dans celle des personnages. Elle ne se laisse pas réduire à une simple chronologie (1914-1918), à une succession de faits attestés (batailles, traités, discours) ou à une interprétation univoque (le combat entre les forces de la démocratie et les forces de la barbarie). La manière dont elle est présentée dans la trilogie, en particulier dans le deuxième tome, brouille délibérément les repères historiques. Les dates ne sont jamais mentionnées, excepté dans les biographies (il appartient au lecteur de resituer l’action par rapport aux événements mentionnés), les batailles apparaissent de manière anecdotique (Verdun, par exemple, dans le premier Newsreel) ou symbolique (dans CE30, on ne voit que l’image des corps mutilés « remembering the gray crooked fingers the thick drip of blood off the canvas » 446), et

l’interprétation officielle de la guerre est sans cesse discréditée par les motivations des personnages (Dick part à la guerre parce qu’il a besoin d’argent, Eveline parce qu’elle veut