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Dans « Proletarian Literature: An Autopsy », Philip Rahv porte un jugement lapidaire sur la littérature prolétarienne : « It is clear that proletarian literature is the literature of a party disguised as the literature of a class »138. Cette position a par la suite été reprise par de nombreux critiques (Alfred Kazin cite la phrase de Rahv dans On Native Grounds) et a fait naître l’image d’une littérature de gauche qui, entre 1928 et 1935, était entièrement soumise aux injonctions du CPUSA, qui apparaît alors comme le seul acteur culturel de la période. Comme nous l’avons vu, il est vrai que la direction centrale du parti se renforce après

137 Karl Radek, « Contemporary World Literature and the Tasks of Proletarian Art », op. cit.

29 et la purge des lovestoniens ; sous l’impulsion du Comintern, les communistes américains s’engagent dans la « troisième période », marquée par un virage à gauche, tant sur le plan politique que culturel. La nouvelle politique culturelle, qui rompt avec la liberté relative qui avait été maintenue en U.R.S.S. pendant la NEP, est définie en 1930 à la conférence de Kharkov, à laquelle assistent six observateurs américains. La littérature devient un outil politique, dont les priorités sont le combat contre le fascisme, la défense de l’U.R.S.S. contre les menaces de guerre capitalistes, et la lutte contre l’influence de l’idéologie bourgeoise dans les pays capitalistes. Cet ordre du jour est largement repris dans le manifeste des John Reed Clubs, qui paraît en 1932 dans New Masses. Ces institutions sont une autre illustration de la tentative du parti d’asseoir son influence dans le domaine culturel. Le premier est fondé à New York en 1929. En 1933, on en compte une trentaine dans tous les États-Unis. Les John Reed Clubs visent à faire émerger des artistes et écrivains prolétariens, en même temps qu’à offrir un lieu de discussion plus informel que les sections du parti. Ils ont souvent leurs propres revues, les plus connues étant Partisan Review, publiée par le John Reed Club de New York, et Left Front, qui émane de celui de Chicago. Les John Reed Clubs adoptent une ligne strictement prolétarienne, et se méfient des « compagnons de route ». On peut ainsi lire dans le manifeste de 1932 : « Such allies from the disillusioned middle class intelligentsia are to be welcomed. But of primary importance at this stage is the development of the revolutionary culture of the working class itself »139. L’influence du CPUSA est également très grande sur la revue New Masses, qui se rapproche toujours plus de ses positions. Fondée au départ comme héritière de Masses140, accueillant dans ses pages Ezra Pound, Max Eastman, Williams Carlos Wiliams ou Nathan Asch, elle adopte une orientation plus politique dès 1928, lorsque Michael Gold devient rédacteur en chef, à la suite de la démission d’Egmont Arens. Gold, dès juillet de la même année, signe un éditorial intitulé « Write for Us ! » dans lequel il critique les autres revues, écrites par des écrivains professionnels, sans cesse en quête de « grands noms », et proclame l’originalité de New Masses qui demande à ses lecteurs, les travailleurs américains, d’écrire pour elle141.

L’influence du parti communiste américain dans la sphère culturelle est donc bien réelle, ainsi que sa stalinisation, qui s’affirme tout au long des années 1930. Cependant,

139 « Draft Manifesto of the John Reed Clubs », New Masses 7: 11 (Jun 1932): 3. La plupart des John Reed Clubs disparaîtront en 1935, au moment de l’adoption par le Parti communiste de la politique de front populaire.

140 La manchette de New Masses mentionne systématiquement les années écoulées depuis le premier numéro, suivi du nombre d’années écoulées depuis la première publication de Masses. A titre d’exemple, on lit ainsi sur le numéro de septembre 1930 : « 1910 – Fifth Year of the New Masses – 1926 – Twenty First Year of the Masses

– 1930 ». New Masses 6: 4 (Sep 1930): 1.

141 « Yes, every other magazine is written by professional writers. Every other magazine is always hunting for « big names ». But we want the working men, women and children of America to do most of the writing in the New Masses. The product may be crude, but it will be truth ». Michael Gold, « Write for Us! » New Masses 4: 2 (Jul 1928): 2.

envisager la relation entre le parti communiste soviétique, le CPUSA, les instances culturelles qui en découlent plus ou moins directement et la littérature prolétarienne à laquelle elles donnent naissance ne rend pas justice à la complexité des rapports qui se nouent entre ces différents acteurs. Comme le fait remarquer Barbara Foley :

The American literary proletarians drew inspiration from the Soviet model; at the same time, they had a distinctive sense of their own mission. (...) American Marxist criticism – and, to an even greater degree, American proletarian fiction – developed to a significant degree along markedly American lines142.

Les communistes américains étaient souvent en décalage par rapport aux directives de Moscou143. Ainsi, à la conférence de Kharkov, les délégués américains furent critiqués pour leur attitude sectaire vis-à-vis des compagnons de route. De même, alors que le Comintern promulgua la politique de Front populaire en 1935, ce ne fut qu’au congrès des écrivains américains de 1937 (où figuraient des écrivains tels que Theodore Dreiser ou Sherwood Anderson, naguère honnis par les communistes) qu’elle fut réellement mise en place. Au congrès de 1935, Kenneth Burke se faisait encore attaquer pour avoir proposé de remplacer la figure du travailleur par celle du « peuple », symbole selon lui plus rassembleur. Ce sont précisément ces hiatus qui permettent une analyse moins tranchée de la période. Il convient également, tout en reconnaissant l’importance du CPUSA comme institution structurante, de ne pas le voir comme l’unique prescripteur des rapports entre art et politique dans le champ de la gauche. Les mouvements trotskistes, qui prennent de l’importance en particulier dans la deuxième moitié des années trente, engagent une réflexion sur un mode différent, refusant le principe même de la littérature prolétarienne au profit de la revendication de l’héritage moderniste. La décennie voit également fleurir, comme l’ont montré Michael Denning et, plus récemment, Michael Rozendal, de nombreux « mushroom mags » (le second Contact, The Left, Pagany) au sein desquels le lien entre littérature et politique est perpétuellement renégocié. Le débat fait également rage dans les colonnes de New Masses, qui, malgré l’orthodoxie de son rédacteur en chef, laisse néanmoins toujours la place à des voix dissidentes. Le paysage culturel est donc plus complexe que ne le laisse entendre Philip Rahv, et l’on ne peut concevoir de relation directe, verticale, entre les autorités communistes et les œuvres qui sont produites pendant la période prolétarienne. Une telle vision supposerait en outre que les écrivains soient de simples pantins, soumis à la tutelle du parti ce qui, dans un régime totalitaire, pourrait être compréhensible au vu des conséquences d’une éventuelle rébellion de leur part, mais semble une hypothèse bien moins crédible dans un pays, les

142 Barbara Foley, Radical Representations: Politics and Form in U.S. Proletarian Fiction, 1929-1941. Durham, N.C.: Duke University Press, 1993, 84.

143 « Americans were poorly informed about the events in the Soviet Union and found themselves enthusiastically supporting positions which were being abandoned there ». Eric Homberger, American Writers

Unis, où les mesures de rétorsion du parti communiste envers les écrivains récalcitrants étaient pour le moins limitées.