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Dans « The Cult of Experience in American Writing », Philip Rahv place l’expérience au cœur de l’entreprise littéraire américaine ; l’expérience est envisagée comme contact avec

182 « Their violence was in some respects the familiar realistic savagery of the American novelist in bad times, but what distinguished it from precedeing naturalisms was the knowledge that they were obeying a common impulse and that the need to shock, so compulsive that it went into their every conception and even the language of their minds, was the most intense literary « equivalent » of contemporary disorder ». Alfred Kazin, On Native

le réel, dont l’écrivain rapporte ensuite ses impressions, par opposition à une vision intellectuelle de la littérature comme jeu de langage : « In this welter [il s’agit de la réalité] there is little room for the intellect, which in the unconscious belief of many imaginative Americans is naturally impervious, if not wholly inimical, to reality »183. La confiance dans le vécu, dans ce qui a été vu, ressenti par l’auteur, fait de celui-ci un explorateur, un enquêteur qui se plonge dans la réalité pour en extraire la substantifique moëlle, à l’image d’un Walter Wyckoff quittant sa chambre de Princeton pour traverser l’Amérique en gagnant sa vie comme ouvrier non qualifié et publier le résultat de ce qu’il appelle un « experiment in reality »184. Shelley Fisher Fishkin propose une interprétation du rôle de l’expérience dans la littérature américaine en analysant l’influence du journalisme sur les œuvres de certains auteurs. Les parcours de Whitman, Mark Twain, Dreiser, Hemingway ou Dos Passos sont similaires en ce qu’ils les amènent du journalisme à la fiction. Leur écriture est dès lors tributaire de cette expérience journalistique, et s’en trouve affectée, que ce soit, chez Whitman, par la référence à des populations, des métiers qui n’avaient auparavant pas leur place en poésie, par l’attention portée au style chez Hemingway, qui ne doit jamais trahir davantage que ce qu’il dit, ou, comme c’est le cas pour Dos Passos, par l’intervention directe d’articles de journaux dans le corps même du roman185.

Les bouleversements du début du 20e siècle viennent accentuer ce culte de l’expérience dans le domaine artistique. À la vision interprétative de l’expérience comme quelque chose dont on doit faire sens, que l’on doit expliquer au lecteur, se superpose, ou se substitue, selon les cas, une vision de l’expérience comme quelque chose que l’on doit transmettre, de la manière la plus directe possible, sans lui attribuer de signification. Comme l’écrit T.S. Eliot dans « The Dry Salvages » : « We had the experience but missed the meaning ». Les modernistes associent ainsi l’expérience à l’expérimentation, dans la volonté de créer une expérience brute, que le lecteur doit décoder. L’art lui-même se fait expérience, à partir du moment où l’interprétation n’est plus donnée, mais construite dans l’acte même de la lecture. Les monologues intérieurs fragmentés de Joyce, la prose répétitive de Stein, la déconnexion opérée par Hemingway entre la langue et les sentiments visent ainsi à rendre l’expérience sans la déflorer par le commentaire narratif ou l’imposition d’une causalité. Paradoxalement, la concentration sur l’expérience immédiate (souvenons-nous des mots de Conrad, « my aim is (…) above all to make you see ») devient remise en question de la mimèsis, de la représentation qui rétablit nécessairement une cohérence de l’image et de

183 Philip Rahv, « The Cult of Experience in American Writing » [1940], in Literature in America. New York: Meridian, 1957, 361.

184 Walter Wyckoff, The Workers; An Experiment in Reality. New York: Scribner’s, 1897.

185 Shelley Fisher Fishkin, From Fact to Fiction: Journalism and Imaginative Writing in America. Baltimore : Johns Hopkins University Press, 1985.

l’écrit, là où ces écrivains veulent au contraire laisser libre cours à la fragmentation du réel et de la perception. Qu’y a-t-il de commun, alors, entre cette vision de l’expérience comme sens à construire et l’idée de l’écrivain-enquêteur, qui rapporte ce qu’il voit pour le bénéfice du lecteur186 ? L’insistance sur l’ « expérience vécue » se décline de manière très différente selon que l’on conçoit cette expérience comme un matériau que l’on peut décrire ou comme faisant partie intégrante de l’écriture même. Cependant, l’on observe, par exemple chez Hemingway, ce double traitement de l’expérience : d’une part, le désir d’abandonner le commentaire au profit d’un langage dépouillé, d’autre part la volonté d’atteindre néanmoins une forme de vérité dans la description d’expériences (qu’il s’agisse de la guerre, de la chasse ou de la corrida) rendues accessibles au lecteur par le biais de l’écrivain. Si l’expérience est gage de vérité, elle permet également de se prémunir contre l’abstraction, contre l’idéologie qui voudrait l’assigner à résidence, lui attribuer un sens. La mode documentaire qui commence dans les années 1920 et atteint son apogée dans les années 1930 peut ainsi se comprendre comme une entreprise de promotion de l’expérience « authentique » qui s’opposerait à celle véhiculée par le pouvoir politique et les media. De la même manière que les écrivains de la génération perdue ont voulu, par leurs œuvres, mettre en avant une « expérience » de la guerre radicalement opposée à l’image véhiculée par le discours politique, les documentaristes souhaitent rendre visible l’Amérique de la Grande Dépression qui, en particulier au début des années 1930, demeure largement inexplorée.

Cette double conception de l’expérience est présente dans les écrits des pragmatistes, qui ont influencé aussi bien les modernistes (Gertrude Stein a été l’élève de William James) que les radicaux (Max Eastman et Sidney Hook ont tous deux suivi les cours de John Dewey à Columbia University187). John Dewey, dans Art as Experience, redéfinit en effet l’art lui-même comme expérience. L’art n’est pas, dans sa perspective, « contenu » dans une œuvre ; il advient, en tant qu’expérience, lorsque cette œuvre est reçue. De plus, Dewey ne conçoit pas l’art comme une sphère séparée de l’expérience quotidienne, mais postule au contraire que l’expérience esthétique peut advenir à tout moment188. Cette conception dynamique de l’œuvre d’art permet ainsi d’envisager aussi bien les œuvres modernistes que les documentaires, souvent radicaux, des années 1930, comme des manières de briser la

186 L’importance de l’immersion de l’écrivain dans un autre milieu que le sien est centrale dans la littérature radicale. Elle est même, aux yeux de certains, la seule manière de justifier l’existence des artistes. Max Eastman écrit ainsi : « The fact is that I think artists have no general greatness except in the deepness of their plunge, or copiousness of their grasp of human experience. (…) The revolutionary movement is a boon to art, and art even in its purest forms, for it drags artists out of their studios and opens new ranges of idea, passion and sensation to them ». Max Eastman, Art and the Life of Action with other Essays. New York: Alfred A Knopf, 1934, 77.

187 Ils participèrent également à la commission présidée par John Deweyen 1937 qui enquêta sur les accusations portées contre Trotski lors des procès de Moscou, et conclut à son innocence.

séparation entre l’art et la vie, ainsi que de livrer au lecteur – ou au spectateur – une expérience à construire, qui ne peut se laisser enfermer dans l’idéologie. Néanmoins, une telle interprétation peut laisser penser que l’absence de commentaire, le désir de livrer une expérience brute au lecteur, postulent un idéal de vérité et d’objectivité que l’œuvre doit atteindre. Cela n’est certainement pas vrai pour les œuvres modernistes, dont le but était justement de remettre en question la dichotomie objectif/subjectif à travers la dépersonnalisation du sujet et, parfois, l’autonomisation de l’objet ; c’est problématique en ce qui concerne aussi bien les documentaristes que les écrivains-journalistes de la Grande Dépression. Comme le fait remarquer Michael Robertson189, la limite entre fait et fiction n’est pas aussi facile à tracer que le voudrait Shelley Fisher Fishkin, et cette limite est particulièrement périlleuse lorsque l’on s’intéresse au genre documentaire, dont l’ambition est de « montrer » l’expérience, afin de changer la réalité.