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John Dos Passos : un auteur majeur négligé? Un écrivain engagé

Réintroduire la littérarité

1.3.3. John Dos Passos : un auteur majeur négligé? Un écrivain engagé

Le parcours politique et littéraire de John Dos Passos est complexe, et peut même parfois sembler contradictoire. Que peut-il y avoir de commun en effet entre le jeune écrivain, étoile montante de la littérature américaine, s’engageant en 1926 aux côtés de Sacco et Vanzetti et l’artiste presque oublié, dont les difficultés financières l’amènent à changer régulièrement d’éditeur, qui soutient Dwight Eisenhower en 1950 puis Barry Goldwater en 1964236? Considéré comme égal, et même supérieur à Hemingway et Faulkner dans les

236 Dans un documentaire consacré à John Dos Passos, réalisé par Daniel Costelle, Roger Grenier constate ainsi : « trente ans [après la publication de U.S.A.], il est si oublié que les livres de poche anglais Penguin croient utile de prévenir, « Dos Passos n’est pas le nom d’une équipe espagnole de football ». « John Dos Passos, participant », Réal. Daniel Costelle. Paris : ORTF, 1968.

années 1930, Dos Passos, malgré un regain d’intérêt pour son œuvre depuis la fin des années 1990, reste peu étudié dans les universités, tant américaines que françaises, et si la trilogie U.S.A. demeure un monument, elle n’est que peu visitée aujourd’hui par les professeurs et les étudiants.

L’association presque automatique entre le parcours politique de John Dos Passos et sa destinée littéraire est à la fois un des traits distinctifs de l’écrivain et une des raisons qui expliquent sa fortune critique en dents de scie. Il est souvent mentionné davantage dans les livres d’historiens que de critiques littéraires, et, si sa volte-face politique est souvent prise comme symbole de celle de toute une génération, ses œuvres elles-mêmes sont rarement étudiées de près237.

Or, ce qui caractérise John Dos Passos, en particulier lors de sa période la plus radicale, c’est justement le lien indissociable qu’il tisse entre son engagement politique et son activité artistique. Contrairement à George Oppen, par exemple, qui fit le choix de faire taire la poésie au moment où il s’engagea en politique pendant la Grande Dépression, Dos Passos fut toujours un écrivain engagé, les deux termes étant pour lui inséparables ; une bonne part de son engagement portait d’ailleurs sur la place à attribuer à l’art et à la culture dans la critique du système capitaliste américain, et sur le rôle de l’artiste dans le mouvement révolutionnaire.

Si l’on fait la liste des « états de service » du camarade Dos Passos, son engagement politique au cours de la décennie est indéniable : il écrit des articles sur la grève de Passaic en 1925-1926, soutient Sacco et Vanzetti à travers ses écrits (articles pour New Masses et The Daily Worker, publication d’un pamphlet par le comité de défense, lettre ouverte au président de Harvard A. Lawrence Lowell) et ses actions (il est arrêté devant la Boston State House en août 1927 pour avoir participé à une manifestation), dirige avec Theodore Dreiser le Comité d’urgence pour les prisonniers politiques (Emergency Committee for Political Prisoners) et s’engage, à travers cette organisation, aux côtés des mineurs de Harlan, Kentucky, et des Scottsboro Nine et soutient la candidature des communistes Foster et Ford à l’élection présidentielle de 1932. Nous avons vu d’ailleurs que Granville Hicks le considérait comme le plus grand écrivain de sa génération, également en raison de ses opinions politiques. C’est également le cas de Michael Gold, qui écrit dans « The Education of John Dos Passos », paru en 1933, à propos des deux premiers tomes de U.S.A. : « They are landmarks in American literature, also the beginning of a new Dos Passos. He is winning a struggle against himself.

237 T.K. Meier écrit même, dans un article de 1982, à propos des recherches qu’il reste à faire sur Dos Passos : « The greatest need, however, is to have a good deal more information about Dos Passos’ extraordinary shift in political and ideological thinking. Certainly, of all twentieth-century American literary artists, Dos Passos was the deepest political thinker, at the same time being the one who changed his own opinion most dramatically ». « John Dos Passos and Politics ». Contemporary Literature 23: 2 (Spring 1982): 263-265, 265.

These novels are first fruits of a victory of the militant collectivist over the passive aesthete and individualist »238.

La dimension politique des romans de John Dos Passos sera traitée plus tard, mais il est d’ores et déjà intéressant de remarquer que c’est à partir de ses prises de positions politiques que ces œuvres sont analysées. Comme si les œuvres produites par un artiste étaient de même nature que les manifestations organisées par un militant, une expression de son engagement en faveur d’une cause. Or Dos Passos, justement, ne se lance jamais dans des actions politiques en tant que militant. Ses paroles et ses actes sont toujours accompagnés d’écrits, et c’est avant tout comme écrivain qu’il prend position dans le champ politique.

Dans sa thèse consacrée à la fortune critique de Dos Passos, Claudia G. Matherly Stolz fait la liste des contributions de l’écrivain à des magazines et périodiques au cours des années 1920 et 1930. Ce qui frappe, c’est tout d’abord leur nombre (près de soixante-dix entre 1920 et 1929, alors qu’il n’a commencé à être véritablement connu qu’à partir de 1923, voire de 1925), et leur diversité. Non pas tant la diversité des lieux de publication – Dos Passos écrit dans plus de vingt revues et journaux, mais la majorité de ses articles sont publiés dans New Masses (23) et Freeman (12) – que celle des articles eux-mêmes : littérature espagnole, récits de voyage, reportage, extraits de romans, poèmes, critiques de livres, Dos Passos s’essaie à tous les genres, mais, il est important de le noter, il n’écrit guère d’articles purement politiques239.

En effet, si plus tard dans sa carrière, lorsqu’il s’éloignera de la fiction pour s’adonner à l’histoire, à l’essai ou à la chronique, le lien entre sa conception de l’art et de la politique deviendra plus distendu, mais au cours des années 1920 et 1930, ces deux dimensions de sa vie se fondent en une. S’il signe le pamphlet en faveur de Foster et Ford, c’est en tant qu’intellectuel, qu’écrivain. Et l’on pourrait même dire que c’est justement sa capacité à intégrer la littérature à ses préoccupations politiques (et vice versa) qui nous permet de lui accoler ce qualificatif d’« intellectuel ». Il joue du reste un rôle important dans la constitution d’un appareil culturel de gauche, en particulier à la fin des années 1920, à travers sa participation au New Playwright’s Theater et à la fondation de la revue New Masses.

« Then five of us, in the years 1927-1928, united in the grandiose ambition of giving New York a repertory theater devoted only to experimental, revolutionary drama by Americans »240. C’est ainsi que Michael Gold décrit l’entreprise du New Playwrights’ Theatre. Le but de ce groupement d’auteurs était d’écrire et de monter des pièces

238 Michael Gold, « The Education of John Dos Passos ». The English Journal 22: 2 (Feb 1933): 87.

239 Claudia G. Matherly Stolz, « John Dos Passos; A Study in Literary Reputation ». PhD Dissertation. Oxford, Ohio: Miami University, 1996.

révolutionnaires aussi bien sur le plan du contenu que de la forme. John Dos Passos en écrivit deux, The Garbage Man (initialement intitulée The Moon is a Gong) et Airways Inc. Les autres dramaturges engagés dans le projet étaient John Howard Lawson (surtout connu pour Processional, 1925), Em Jo Basshe, Paul Sifton et Michael Gold lui-même (il produisit avec le groupe Hoboken Blues). L’expérience fut de courte durée, car malgré les bonnes intentions des écrivains, le public populaire qu’ils attendaient ne fut pas au rendez-vous. Les pièces elles-mêmes n’étaient pas d’ailleurs de grande qualité, mais elles avaient souvent le mérite de combiner des techniques d’avant-garde (tableaux, usage du montage, dimension collective, décors dépouillés, mélange de différents arts et media) et des thématiques résolument politiques. Hoboken Blues de Michael Gold, fait le portrait d’un Noir de Harlem au chômage, Airways Inc., de Dos Passos, est l’histoire d’une grève qui se termine par la mort de son leader, Walter Goldberg. Le projet partait donc à la fois d’une volonté artistique et politique, et ces deux dimensions sont intrinsèquement liées, non seulement dans les pièces produites, mais dans les divers articles écrits par les auteurs pour défendre leur initiative. John Dos Passos publie ainsi dans New Masses « Towards a Revolutionary Theater » en décembre 1927, pour expliquer quelles sont les caractéristiques de ce nouveau théâtre, et « They Want Ritzy Art » en juin 1928, où il réagit au peu de succès critique des pièces proposées et attaque la conception américaine contemporaine de l’art. En effet, dans l’esprit de Dos Passos, Gold, Lawson et les autres, il ne s’agit pas uniquement de créer un théâtre promouvant la révolution, mais de révolutionner le théâtre lui-même, la manière de l’écrire et surtout de le mettre en scène. Comme l’écrit John Howard Lawson dans sa critique de The Garbage Man, il s’agit de ressusciter le théâtre américain en y faisant entrer la vie des Américains (« bringing the living American scene into the dead American theatre. »241). Le jeu de mot sur « scene » est intéressant, puisqu’encore une fois il marque l’indissociabilité du politique et du littéraire dans une telle entreprise. John Dos Passos ne dit pas autre chose dans « Toward a Revolutionary Theater », article aux tons de manifeste qu’il publie dans New Masses ; la révolution à laquelle il appelle est tout autant théâtrale que politique, et l’on ne peut faire vivre les masses sur la scène américaine en adoptant des formes dramatiques périmées : « The day of the frail artistic enterprise, keeping alive through its own exquisiteness, has passed. A play or a book or a picture has got to have bulk, toughness and violence to survive in the dense clanging traffic of twentieth century life »242.

Tout, dans le théâtre, doit changer. Le théâtre n’est plus un lieu où l’on se rend, il est une communauté dont on fait partie, que l’on soit dramaturge, acteur, metteur en scène ou

241 John Howard Lawson, « Wanted : A Showman », New Masses 2: 3 (Jan 1927): 20.

spectateur. La vie des masses populaires doit y faire son entrée, mais il est intéressant de noter que Dos Passos appelle aussi bien les cols blancs que les cols bleus à se lancer dans cette nouvelle entreprise. La révolution est avant tout dans le théâtre lui-même, et dans l’Amérique elle-même, mais elle est nécessaire. Le théâtre, et l’art en général, deviennent le lieu d’une résistance à la pensée commune, à la culture consumériste des États-Unis des années 1920. L’échec du projet du New Playwrights’ Theatre243 ne suffit pas à mettre en question cette conviction, comme le démontre l’article de Dos Passos « They Want Ritzy Art », paru en juin 1928, à une période où il apparaissait déjà que le projet allait faire long feu :

the fight for radical thought and expression in theatres and magazines and newspapers must be kept up. (...) [People] can be induced to take a chance with their minds and feelings once in a while. Even if they can't it's no time to abandon a theatre that at least can be a center of resistance.244

L’expression culturelle radicale doit se faire pour le peuple, par le peuple, mais aussi, si nécessaire, contre le peuple, lorsque celui-ci n’est pas prêt au changement. Dos Passos énonce ici une idée capitale, qui l’opposera plus tard, dans les années 1930, aux communistes comme Michael Gold, à savoir que la révolution doit venir de la littérature elle-même. Le théâtre, et par extension l’art, doivent être un lieu de résistance, et il appartient donc aux artistes de construire leur résistance à l’intérieur même de leur art. Une telle position est avant tout artistique, et non conditionnée au succès effectif de ses mises en œuvre. Le théâtre tel que le souhaite Dos Passos n'existera peut-être jamais, et lui-même en est conscient, comme le prouve son introduction à Three Plays (qui regroupe les deux pièces jouées par le New Playwrights' Theatre, The Garbage Man et Airways Inc. ainsi que Fortune Heights, jouée pour la première fois en U.R.S.S.), parue en 1934:

If the theatre doesn't become a transformer for the deep high tension currents of history, it's deader than cockfighting.

To such a theatre, that certainly does not exist now, and that perhaps never will exist, I respectfully dedicate these plays.245

C’est cette conception d’une politique de la littérature que Dos Passos défend également dans les colonnes de New Masses, revue qu’il contribue à fonder en 1926 et avec laquelle il collaborera régulièrement jusqu’en 1933. À partir de cette date en effet, New Masses passe de mensuel à hebdomadaire, et à ce changement de distribution contribue une transformation éditoriale, car la revue est reprise en main par Michael Gold et se rapproche des positions du

243 Echec qu’il faut néanmoins relativiser, puisque le New Playwrights’ Theatre eut de l’influence sur l’évolution du théâtre américain, en particulier sur le Group Theatre de Harold Clurman, fondé en 1931 et qui produisit à ses débuts Success Story de John Howard Lawson.

244 John Dos Passos, « They Want Ritzy Art ». New Masses 4: 1 (Jun 1928): 8.

245 John Dos Passos, préface à Three Plays The Garbage Man, Airways Inc., Fortune Heights. New York: Harcourt, Brace and Company, 1934, xxii.

parti communiste américain.

Le débat entre Michael Gold et John Dos Passos concernant New Masses est intéressant à cet égard, car il permet de comprendre clairement leurs positions, divergentes dès la naissance de la revue. Dans le premier numéro, l’éditorial, intitulé « Is This It ? » présente New Masses non pas comme le projet d’un petit groupe d’intellectuels et d’écrivains de gauche, mais comme une création presque ex nihilo, née du besoin des classes populaires d’avoir un moyen d’expression bien à elles : « As to the magazine, we regard it with almost complete detachment and a good deal of critical interest because we didn't make it ourselves. / We merely ‘discovered’ it »246. La voix de New Masses n’est pas celle des membres du comité de rédaction, elle est celle de l’Amérique toute entière, qui voit maintenant se réaliser son désir auparavant frustré (« We were conscious that somewhere in America a NEW MASSES existed, if only as a frustrated desire »247). Cette Amérique jusque-là muette peut désormais s’exprimer, car elle a été « découverte » par des hommes de bonne volonté. L’idée, présente derrière les mots de l’éditorial, d’une communauté qui serait créée autour de la revue, était, comme nous l’avons vu avec le New Playwrights’ Theatre, une constante des projets culturels de gauche à l’époque. Par ailleurs, le projet New Masses et son titre plaçaient cette publication dans une tradition radicale proprement américaine. Le premier numéro de Masses, paru en janvier 1911, portait comme en-tête « A Monthly Magazine Devoted to the Interests of the Working People ».

Dans ce numéro, John Dos Passos et Michael Gold débattent de ce que devrait être une revue comme New Masses. Dans « The New Masses I’d Like », Dos Passos souligne la nécessité d’avoir une revue ouverte, qui ne dicte pas de ligne de conduite à ses contributeurs. Il défend une conception large de la culture, mise en danger selon lui aussi bien par la logique consumériste du capitalisme que par le dogmatisme communiste : « As mechanical power grows in America general ideals tend to restrict themselves more and more to Karl Marx, the first chapter of Genesis and the hazy scientific mysticism of the Sunday supplement »248. Contre cette vision restrictive, il propose une approche expérimentale, de tous les points de vue : il faut enquêter, parler de ce que les autres journaux taisent, découvrir ce qui se passe vraiment (« If we ever could find out what was really going on we might be able to formulate a theory of what to do about it. »). Il multiplie les métaphores évoquant la réceptivité (« What we need is a highly flexible receiving station »), la capacité à se transformer, en bref, tout ce qui va à l’encontre du dogmatisme. Il recommande de donner aux masses une feuille blanche sur laquelle écrire leur histoire, et non un livret d’instructions venu tout droit de Moscou :

246 « Is This It? », New Masses 1: 1 (May 1926): 3.

247 Ibid.

The terrible danger to explorers is that they always find what they are looking for. (…) I want an expedition that will find what it’s not looking for. (…)

I’d like to see a magazine full of introspection and doubt that would be like a piece of litmus paper to test things by. (…)249

Il insiste fortement sur le « new » de New Masses, et refuse que la revue se laisse happer par les fantômes de 1917 : « THE NEW MASSES must at all costs avoid the great future that lies behind it ». L’importance de l’expérimentation, du tâtonnement, est constante dans les écrits non-fictionnels de Dos Passos. C’est en cela aussi que son engagement est proprement celui d’un écrivain. Son plan de route n’est pas tout tracé. Le matériau de l’écrivain est le langage, il est donc impossible que ce langage lui soit imposé, il doit le créer lui-même, et selon Dos Passos, une certaine forme de scepticisme est indispensable à cette création.

Michael Gold répond à ses arguments sur la même page, ce qui démontre les contacts étroits qui existaient entre les deux hommes à l’époque, et le fait que leur débat préexistait à la revue elle-même (Dos Passos fait d’ailleurs référence au début de son article à une discussion qu’il a eue avec Gold, et dont sa contribution n’est que le prolongement). Il commence par être d’accord avec Dos Passos sur la nécessité d’explorer le continent américain ; comme nous l’avons vu plus haut, la préoccupation nationale était une constante chez les communistes américains, et ce bien avant la période du front populaire. Michael Gold réfute ensuite l’idée selon laquelle il voudrait que tous les écrivains soient guidés par la flamme éternelle du communisme soviétique. Selon lui en effet, c’est tout naturellement que les écrivains parleront des luttes de la classe laborieuse. Ce que nous pourrions appeler l’argument de l’évidence est une constante dans le discours de gauche de la période. La prise de conscience est une évidence, la révolte une nécessité :

No humane and sensitive artist can assent to this vast Roman orgy of commercialism, this wholesale prostitution of mind, this vast empire of cheapness and shallowness and hypocrisy that forms the current America. (…)

We are not part of this American empire. We repudiate it if only in the name of art. We revolt.250

Cependant, Michael Gold refuse la solution qui selon lui est prônée par Dos Passos et un certain nombre d'écrivains américains, celle de l'introspection et du doute. Il prône, au contraire, l’exploration guidée par une boussole, afin de ne pas se perdre dans les méandres de l’individu, et de garder à l’esprit le but ultime, qui est celui de la libération du prolétariat. Face à Gold, Dos Passos apparaît comme l’un de ces écrivains qui refusent de prendre position de manière définitive, qui restent perpétuellement dans l’entre-deux, en équilibre précaire sur la barrière de l’engagement.

249 Ibid.