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L’exil, cependant, permet également la création d’un sentiment de communauté, qui se construit en opposition à la patrie dont on s’exile, volontairement ou involontairement. Cette communauté se forme dans les cercles parisiens fréquentés par les auteurs américains expatriés, ainsi qu’autour des institutions culturelles mises en place par le CPUSA au début des années 1930 ; face à des États-Unis qui n’offrent pas aux artistes et aux intellectuels de lieux propres pour s’exprimer, ceux-ci s’attachent à les construire eux-mêmes. À la constitution d’une communauté se rattache une volonté de rupture manifestée par la revendication radicale de la modernité. Dans le cas des États-Unis, cette revendication est

117 The Partisan Review était initialement la revue du John Reed Club de New York et commença à être publiée en 1934. Bien vite cependant, ses rédacteurs en chef, William Phillips et Philip Rahv, prirent leurs distances avec le Parti communiste. Partisan Review s’associa alors un temps avec la revue de Jack Conroy, Anvil, avant de reprendre une publication indépendante en 1937.

compliquée par le fait que le pays lui-même apparaît, après la Première Guerre mondiale, comme le lieu même de cette modernité ; il s’agit dès lors, pour les écrivains et les artistes, de construire une autre modernité qui aille à l’encontre de celle incarnée par la société industrielle capitaliste américaine. On pourrait voir alors un écho paradoxal entre le « Make it new » d’Ezra Pound et le « Let it be really new » de Michael Gold, tous deux appelant la sphère culturelle à se constituer en contre-modèle des États-Unis contemporains, à travers la quête, comme nous l’avons vu, d’avenirs alternatifs. Radicaux et modernistes apparaissent alors comme concurrents davantage qu’antagonistes dans leur projet de rénover profondément la fonction de la littérature, qui ne doit plus être un simple ornement, un divertissement animant les soirées bourgeoises, mais un domaine bien défini, voué à l’expression de cette modernité qu’ils définissent de manière radicalement différente. La conscience de soi comme mouvement à part entière caractérise aussi bien les modernistes que les radicaux, et c’est en cela qu’il est possible de qualifier d’avant-gardes le modernisme comme le radicalisme. Le terme d’avant-garde est ici employé, non pas dans son sens historique, renvoyant exclusivement aux avant-gardes artistiques du début du 20e siècle telles qu’elles se déploient en Europe et aux États-Unis, mais en tant qu’il fait référence à un mouvement qui se veut en avance sur son temps, et qui se construit de manière consciente comme précurseur d’un monde à venir, tout en dénonçant comme obsolètes les institutions auxquelles il s’oppose. Peter Bürger, dans Theory of the Avant-Garde, adopte cette définition fonctionnaliste de l’avant-garde, tout en l’appliquant strictement au domaine artistique, et la justifie en distinguant l’avant-garde – mouvement actif de revendication – du modernisme, qui caractérise une époque, et apparaît comme une notion plus passive ou descriptive119. Ce que Michael Whitworth nomme l’ « auto-construction » des modernistes exprime bien cette volonté délibérée de s’affirmer en tant qu’avant-garde, d’écrire sa propre histoire tout en la faisant. La constitution d’un milieu passe en effet par la mise en place de traditions qui le nourrissent ; les modernistes se font critiques de leurs propres œuvres et, à travers la circulation des textes permise par les petites revues, se constituent en public en même temps qu’ils évoluent en tant qu’auteurs. Les essais de Pound ou d’Eliot, les nombreuses anthologies (la plus connue étant sans doute Des imagistes, publiée en 1914) qui paraissent avant et après la guerre participent à la création d’un corpus moderniste avant même la naissance d’une critique extérieure au mouvement120. Les radicaux, eux aussi, tentent de légitimer leur entreprise de création artistique à travers la création d’un milieu où se dessine

119 Peter Bürger, Theory of the Avant-Garde. Minneapolis : University of Minnesota Press, 1984.

120 Comme le fait remarquer Michael Whitworth, « As the modern movement began to become established, various author-critics attempted to secure its group identity by writing first drafts of its history, and, in particular, by defining epochal dates or moments at which ‘the modern’ was born ». Modernism. Malden, Ma: Blackwell Publishing, 2007, 23.

le débat autour de la littérature prolétarienne, autant que par la mise en place d’une filiation intellectuelle et littéraire, par exemple à travers la publication d’histoires de la littérature américaine qui postulent sa nature fondamentalement radicale (on songe à The Liberation of American Literature de V.F. Calverton, publié en 1932, et à The Great Tradition de Granville Hicks, publié en 1935).

La rhétorique de l’injonction est donc primordiale dans cette entreprise de constitution de communauté et de corpus. C’est en ce sens que l’on peut parler d’une véritable politique du manifeste121. Le genre du manifeste est en effet employé pour donner des directions, voire des directives, à ceux qu’il ambitionne de rallier, mais il est avant tout un signal, un acte de naissance d’une certaine communauté, qui se présente à la fois comme constituée (à travers les caractéristiques qu’elle se donne) et en cours de constitution (par l’appel à l’extérieur que constitue la publication). Le manifeste est donc à la fois sécession et révolution ; il suppose la création d’une nouvelle communauté qui s’oppose à la communauté existante (la distinction nous/eux) en même temps qu’il revendique une certaine « vérité » (artistique, politique, intellectuelle) qui vaut de manière universelle. Selon Michael Whitworth, le manifeste a ainsi une valeur, au-delà de son contenu même, en tant qu’acte énonciatif : « While the content of manifestos cannot be overlooked, the speech act that brings a new ‘we’ into existence is as important as the actual programme to which it is attached »122. Le genre du manifeste, en outre, rend caduque la distinction entre littérature et politique, dans la mesure où, même si son contenu demeure strictement littéraire (on songe au manifeste de Pound sur l’imagisme), sa publication ne peut qu’être conçue comme un geste politique123. Il est impossible d’identifier un « manifeste du modernisme », tout comme l’on serait bien en peine de désigner le « manifeste de la littérature prolétarienne », ou, pire encore, du radicalisme. C’est justement la profusion de tels textes, de l’apologie de la technique et de la vitesse dans le manifeste futuriste à la « révolution du mot » prônée par Eugene Jolas dans transition, de l’appel à la création d’une littérature prolétarienne par Michael Gold à la revendication d’un « modernisme radical » par Philip Rahv, qui constitue des communautés mouvantes, sans cesse recomposées, qui revendiquent leur identité tout en la soumettant au verdict de leurs pairs ; et c’est lorsqu’un tel foisonnement de propositions et d’injonctions se trouve

121 Selon Benoît Tadié, les œuvres modernistes elles-mêmes peuvent être qualifiées de manifestes. Il parle d’une « problématique du manifeste » appliquable à l’ensemble de la production moderniste. Voir Benoît Tadié,

L’expérience moderniste anglo-américaine (1908-1922) : Formes, idéologies, combats. Paris : Didier Erudition,

1999, 99.

122 Michael Whitworth, op. cit., 21.

123 Ceci sans même envisager la dimension ouvertement politique de certains manifestes modernistes. Citons, parmi bien d’autres, le « Feminist Manifesto » publié par Mina Loy en 1914. Sur le lien entre le genre du manifeste et l’expression de la modernité, voir Janet Lyon, Manifestoes : Provocations of the Modern. Ithaca, NY: Cornell University Press, 1999.

formalisé, monumentalisé, par l’aspiration d’un mouvement politique – le communisme – à se doter d’une doctrine artistique, ou par la volonté critique de construire un canon littéraire, que ces communautés se délitent sous le poids de catégories trop strictes.

L’emploi de l’impératif, si fréquent, en particulier dans les articles de New Masses (« Let it be Really New », « Write for Us ! », « Go Left Young Writers ! ») et souvent associé au point d’exclamation, ne saurait être simplement interprété comme la traduction grammaticale de l’autoritarisme communiste, mais doit également être envisagé dans une perspective plus vaste, qui renvoie à l’importance du manifeste comme forme littéraire et geste politique, en perpétuelle tension entre inclusion et exclusion, entre aspiration communautaire et visée universaliste.