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Les premières décennies du 20e siècle sont une période au cours de laquelle se construit un récit national à travers la mise en place d’une histoire littéraire proprement américaine. Les écrivains de la Renaissance américaine, dont l’importance avait commencé à être établie dès la fin du 19e siècle, voient leur fortune critique renouvelée, et apparaissent véritablement comme les pères fondateurs de la république des lettres. Ce que l’on a nommé le « Melville Revival » est ainsi inauguré en 1921 par la publication de Herman Melville; Man, Mariner and Mystic de Raymond Weaver, ainsi que par son édition de Billy Budd en 1924. Cette entreprise de recherche des origines de la littérature américaine se caractérise par son association étroite entre histoire et littérature. La première grande histoire de la littérature américaine est la Cambridge History of American Literature, publiée en 1921, qui analyse aussi bien des textes proprement littéraires que des documents reflétant l’évolution politique et idéologique de la nation. À titre d’exemple, le chapitre 17, qui traite de la littérature nationale au tournant du siècle, comporte aussi bien des parties consacrées à Henry James ou William Dean Howells qu’à l’écriture journalistique ou politique, ainsi qu’une partie entièrement consacrée à Abraham Lincoln. L’un des ouvrages les plus représentatifs de cette

205 Lettre citée dans David Madden (ed), Proletarian Writers of the Thirties. Carbondale, Ill: Southern Illinois University Press, 1968, « Introduction » xix.

tendance de l’histoire littéraire – qui est également considéré comme l’œuvre fondatrice des études américaines – est le livre de Vernon Louis Parrington, intitulé Mains Currents in American Thought an Interpretation of American Literature from the Beginnings to 1920, dont les trois volumes sont publiés dans la seconde moitié des années 1920, et qui obtient le prix Pulitzer (en histoire) en 1928. Le titre lui-même reflète une vision de la littérature comme participant de la construction historique de la nation, indissociable de domaines tels que l’histoire, la politique ou la philosophie. L’histoire littéraire apparaît ainsi comme jouant un rôle important dans la légitimation d’un récit national ; comme l’écrit Claudia Stokes, « the threat of compromised nationalism leads specialists in the littérature of this nation to return to national literary history as an apparent micro response to this larger crisis »206.

Cette interpénétration entre littérature et histoire, manifestée par des travaux d’histoire littéraire, atteint son apogée dans les années 1930, à travers les tentatives mises en place par un certain nombre d’historiens ou essayistes radicaux pour ancrer la littérature américaine dans le terrain de la contestation. Dans cette perspective, la littérature est délibérément mise au service de l’histoire et de l’accomplissement du processus révolutionnaire. Dans sa préface à The Liberation of American Literature, publié en 1932, V.F. Calverton affirme clairement cette intention ; il se défend d’avoir écrit un ouvrage de critique littéraire, et affirme avoir au contraire délibérément laissé la dimension esthétique de côté pour faire œuvre d’histoire sociale, et étudier les liens entre la littérature américaine et une « culture » américaine qui reste largement à définir. Il reprend l’interprétation économiste de Marx, en identifiant la littérature à une superstructure indissolublement liée aux mécanismes politiques et économiques qui régissent la société207. Tout au long du livre, il tente ainsi de replacer les auteurs et les œuvres (celles-ci étant souvent à peine mentionnées) qu’il analyse dans un contexte, celui de l’évolution de la civilisation américaine, marqué par le conflit de classes, et en particulier par la disparition de la petite bourgeoisie, qui vient grossir les rangs du prolétariat. La libération de la littérature américaine ne pourra advenir que lorsque les Américains auront retrouvé confiance dans les masses, dans l’homme de la rue, non pas en tant qu’individu, comme c’était le cas chez Emerson et Whitman, mais en tant qu’entité collective. Si Calverton demeure sceptique vis-à-vis de la possibilité de l’émergence d’une littérature prolétarienne, qui risque de sacrifier l’esthétique au politique, il n’en est pas moins convaincu que la littérature américaine ne pourra être couronnée que par le bas, par

206 Claudia Stokes, Writers in Retrospect: the Rise of American Literary History, 1875-1910. Chapel Hill: University of North Carolina Press, 2006, 3.

207 « While literature is possessed of an imaginative element which makes it assume forms which are more elusive than economic charts and political programmes, the roots of that imagination lie as close to the culture from which they have arisen as do the less imaginative materials of economics and politics ». V. F. Calverton, « Preface », The Liberation of American Literature. New York: Charles Scribner’s Sons, 1932, xi.

l’émergence des classes laborieuses. Son interprétation demeure purement idéologique, mais elle démontre le désir des critiques communistes (désir que l’on retrouve dans The Great Tradition de Granville Hicks) d’ancrer leurs convictions artistiques dans une tradition américaine, de donner malgré tout à la littérature prolétarienne une assise, un héritage, qui ne se trouve pas de l’autre côté de l’Atlantique (si les critiques russes – Plékhanov par exemple – sont parfois érigés en modèle par Calverton, ce n’est jamais le cas des écrivains soviétiques) mais bien à l’intérieur des terres. Loin d’être des exemples isolés d’un asservissement de la littérature à l’histoire au nom de la doctrine marxiste, les histoires littéraires radicales s’inscrivent ainsi dans un mouvement plus général, qui se développe dans l’entre-deux-guerres, de construction du récit national à travers l’histoire littéraire.

À la fin des années 1930, cependant, s’opère un tournant dans la conception de la littérature. Le déclin de la gauche et des idées qu’elle portait, l’influence grandissante des critiques de Partisan Review, ainsi que des agrariens (regroupés autour de la revue The Fugitive) donne naissance au New Criticism, dont les principaux défenseurs, Robert Penn Warren et Cleanth Brooks, prônent une analyse des textes littéraires pour eux-mêmes, fondée sur des commentaires précis s’intéressant à la manière dont fonctionne le langage au sein de la littérature. Cette approche critique, présentée ici à grands traits, est popularisée par des manuels (Understanding Poetry, publié en 1938, et Understanding Fiction, publié en 1947) qui sont largement utilisés dans les départements littéraires des universités, dont l’importance croît après la seconde guerre mondiale, grâce notamment à l’afflux d’étudiants provoqué par la G.I. Bill. Dans cette conception de la littérature, le modernisme en devient l’expression suprême, et est placé sous le signe de l’indépendance (par rapport au contexte historique) et de la difficulté. C’est la naissance du high modernism, de toute une tradition critique (incarnée par Warren et Brooks, mais aussi plus tard Frank Kermode ou Hugh Kenner) ainsi que d’un canon littéraire américain. Le modernisme devient monument, dans les universités, mais aussi dans la nation toute entière ; cette monumentalisation est manifestée par l’attribution du Prix Nobel de littérature à T.S. Eliot en 1948 et à William Faulkner en 1949, ainsi que par la patrimonialisation du modernisme à travers les encouragements de l’État fédéral à la constitution d’archives.

Littérature et politique deviennent antinomiques dans cette conception dé-historicisée des études littéraires208, et ceux-là même, comme Alfred Kazin, qui continuent à explorer les relations entre littérature et histoire en refusant l’approche formaliste, adoptent une conception du littéraire comme nécessairement détaché de la rumeur du monde : « What they

208 Comme le fait remarquer Claudia Stokes, « the dictates of the New Criticism and then of some schools of poststructuralism made literary history seem not only retrograde and stodgey but also directly obstructive to textual interpretation ». Op. cit., 2.

lacked [il parle ici des écrivains prolétariens], what the atmosphere of the time lacked, was that measured consideration of literature as a human need which is possible only in periods when the writer does not have to live in an atmosphere of violent social pressure »209. La création littéraire se fait pour lui à travers l’émotion dont on a souvenance dans la tranquillité, pour reprendre l’expression de William Wordsworth, et sans cette tranquillité, elle est impossible. Elle devient autre chose que de la littérature. L’évolution de la conception du littéraire aboutit ainsi à en exclure les œuvres radicales, qui se trouvent cantonnées au domaine de la sociologie ou de l’histoire. On assiste à une polarisation presque paroxystique entre des textes scriptibles, ceux des modernistes, qui participent de la définition même de la littérarité et de ce qui constitue les études littéraires, et des textes lisibles que leur lisibilité même condamne à sortir de la littérature. Modernisme et radicalisme sont cantonnés dans des domaines différents, et leur confrontation devient dès lors impossible. La littérature radicale se transforme, pour reprendre l’expression d’Alan Wald, en « unusable past »210.