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On voit ainsi s’opérer dans les premières œuvres la transition entre réalisme des personnages et réalisme de la composition, pour reprendre les termes de Gertrude Stein. Transition encore inaboutie, dans la mesure où la notion de personnage principal demeure, et où la caractérisation minimale des personnages secondaires apparaît davantage comme un défaut que comme un choix narratif. Cette dimension négative devient visible si l’on compare OMI et TS à The Red Badge of Courage. Dans l’œuvre de Crane, les personnages secondaires ne sont pas caricaturaux mais archétypaux, ce qui est renforcé par la manière dont ils sont désignés. Leurs noms n’apparaissent que rarement. Fleming lui-même est la plupart du temps désigné comme « the youth », et les autres soldats sont nommés en fonction de leur

apparence physique (« the loud soldier », « the tall soldier », « the tattered soldier »), et caractérisés dans l’œuvre de manière symbolique selon leur rapport avec le protagoniste. Le « tall soldier », ami d’enfance de Fleming, représente le destin auquel celui-ci veut échapper ; le « loud soldier » qui l’accueille lorsque celui-ci met en scène sa fausse blessure, donne à voir le pouvoir de transformation de la guerre. Le « tattered soldier » enfin est la nemesis de Fleming, le souvenir de la faute, de la trahison qu’il a commise. Les personnages secondaires sont donc ici des archétypes davantage que des stéréotypes, et leur caractérisation participe d’une stratégie narrative plus vaste qui, plaçant Henry Fleming au centre, fait graviter autour de lui des postures davantage que des personnages élaborés, postures par rapport auxquelles le protagoniste se détermine.

Le réalisme des personnages, où le tout n’est que la somme des parties, se voit peu à peu supplanté chez Dos Passos par le réalisme de la composition, où le tout excède la somme des parties. L’évolution est claire dès les deux premiers romans. Dans TS, la structure s’affirme déjà de manière autonome, à travers les titres hautement symboliques (« Making the Mould », « The Metal Cools », « Rust »,…) attribués aux différentes parties. L’importance de la composition est également manifestée par la transcription narrative du « monde brisé » auquel les protagonistes du roman sont confrontés, à travers l’usage du fragment, et l’esthétique du manque. Dans OMI par exemple, ces aspects sont présents, parallèlement au trop-plein de symboles et à la surenchère du discours dans le portrait du héros en voie d’initiation, et préfigurent les innovations formelles radicales qui seront celles de Dos Passos dans la suite de sa carrière. L’histoire se fait expérience, témoignage ; néanmoins, elle est présentée de manière fragmentaire, et tous les repères qui font l’événement historique (lieux, dates, noms de batailles…) font défaut. Comme l’écrit Jean-Pierre Morel, « on est dans l’histoire, mais pas dans la chronologie »297. Il ne s’agit pas non plus d’un récit entièrement subjectif, à la manière de Joyce, puisque, si le narrateur est en retrait tout au long du texte, les monologues intérieurs de Martin sont en réalité moins nombreux que les passages dialogués :

Une part du rythme vient de l’alternance entre récit de paroles et récit d’événements : dès que les contraintes de la vie militaire ou du front s’atténuent et que les personnages ont une minute pour souffler, les dialogues reprennent, s’étendent, prolifèrent. (…) Et bientôt une image, un spectacle, un incident nouveau évincent les discours, chassent les hypothèses et s’imposent, terribles ou bizarres, avant de nourrir eux-mêmes, un peu plus loin, de nouveaux dialogues, et ainsi de suite, sans qu’un événement clé ni une pensée décisive ne surgissent jamais, qui permettraient enfin d’échapper au tourbillon, d’éclaircir ce qui arrive.298

297 Jean-Pierre Morel, John Dos Passos ; multiplicité et solitude. Paris : Belin, 1998, 14.

Les personnages du roman n’ont aucune prise sur les événements, bien qu’ils ne cessent d’en discourir. La guerre est partout, elle parcourt ce que Jean-Pierre Morel nomme les récits de parole comme les récits d’événements. Et pourtant elle demeure insaisissable, éclatée, impossible à percevoir de manière unifiée, échappant au sens. L’absence de chronologie, le retrait de la voix narrative, la multiplication des ellipses (entre chaque chapitre, et, au sein des chapitres, entre chaque vignette), sont autant de procédés qui mettent en avant ce paradoxe de la guerre, à la fois omniprésente et non linéaire, impossible à inscrire dans une véritable trame narrative. La boue, la poussière, la saleté, parcourent le roman tout entier, la guerre est avant tout présentée, non comme une succession de batailles ayant pour but la victoire sur l’ennemi, mais comme un magma étrange dans lequel on s’enfonce sans bien savoir pourquoi, une fine couche de poussière qui rend les hommes méconnaissables sans pour autant les transcender299. L’indétermination et le manque sont des figures récurrentes du roman. Martin est traumatisé à la vue d’un soldat qui a perdu son nez (« Between the pale-brown frightened eyes, where the nose should have been, was a triangular black patch that ended in some mechanical contrivance with shiny little black metal rods that took the place of the jaw. » 10) puis d’un autre privé de tout le bas de son corps (« Where the middle of the man had been where had been the curved belly and the genitals, (…) was a depression, a hollow pool of blood, that glinted a little in the cold diffusion of grey light from the west. » 21). La guerre fragmente tout, les corps, la perception, la narration elle-même. Nous avons déjà noté l’usage récurrent de l’ellipse, qui désoriente le lecteur, d’autant qu’il est associé à une quasi-absence de repères spatio-temporels. Mais ce n’est pas simplement la chronologie qui est ainsi éclatée. Le temps lui-même, celui de la narration, ne sait plus où donner de la tête. Le roman alterne entre passages au présent et passages au passé, variant ainsi les intensités et les perspectives. Les deux temps coexistent souvent au sein d’un même chapitre ; le roman se construit ainsi comme un « récit en segments de durée », comme l’écrit Jean-Pierre Morel, reprenant une expression de Soljenitsyne300. Le temps ne construit plus l’intrigue, il est construit par elle. L’effet de zoom que provoque l’alternance entre présent et passé participe de la stratégie générale de fragmentation de la narration, de déstabilisation du lecteur, à l’œuvre dans le roman, et qui sera ensuite systématisée dans les autres ouvrages de Dos Passos. Le premier chapitre est un bon exemple de cette structure en vignettes, qui matérialise l’impossiblité d’une perception unifiée. La description du départ du bateau, ainsi que le réveil de Martin, sont décrits au présent (« Martin is stretched on the deck » 4), alors

299 La guerre est associée, en particulier pour Martin, aux odeurs de transpiration et de sang (25, 46, 69). Les références à la poussière (16, 29) et à la boue (36, 42, 47) sont très nombreuses, ainsi que celles aux ordures (57, 58, 68) : la guerre elle-même est comparée à un immense tas d’ordures (« It’s all so like an ash-heap, a huge garbage-dump of men and equipment. », 57).

que sa conversation sur les Allemands avec la jeune femme aux dents parfaites (« white and regular as those in a dentist’s show-case » 5) est rapportée au passé. Le chapitre se termine par une vignette au présent, transcrivant le dialogue entre des soldats prêts à partir pour le front. Cette alternance donne au lecteur une impression de vertige, en même temps qu’elle transforme certaines scènes en tableaux, en instantanés de la vie des soldats. Le dialogue rapporté au passé apparaît ainsi presque comme une anomalie, comme l’intrusion du temps traditionnel du récit dans un texte qui veut justement s’en défaire. La fragmentation du temps s’associe ainsi à la fragmentation de l’espace (chaque chapitre se déroule dans un lieu différent) et à celle de la perception pour transformer le témoignage en recueil d’impressions déconnectées les unes des autres, dont on ne peut déduire aucune interprétation univoque des événements décrits.

La structure de TS, bien que plus claire que celle de OMI, n’en repose pas moins sur la fragmentation et le refus de la continuité. L’ellipse est également une figure phare du roman, doublée de celle du changement de perspective entre les différents personnages. Il ne s’agit pas uniquement d’une ellipse de temps, mais également d’une ellipse de perception. Certains événements sont perçus par Fuselli, d’autres par Chrisfield, d’autres par Andrews, et leurs perceptions se croisent très rarement. Les chansons, employées de manière plus systématique que dans OMI, contribuent elles aussi à fracturer la narration, en faisant intervenir un autre discours, en contrepoint, et sont remplacées, à la fin du roman, par la musique de John Andrews, le lien entre les deux musiques étant effectué par la référence à John Brown (la chanson populaire « John Brown’s Body » devient source d’inspiration pour Andrews). La musique représente à la fois le discours patriotique sur la guerre (« Hail, Hail, the Gang’s All There » 106), sa dimension sentimentale (« Katy » 119, « There’s a Long Trail A-Winding » 140), son côté absurde (« Good Morning Mr Zip Zip Zip » 241) et la possibilité de se rebeller (l’œuvre inachevée d’Andrews). La fragmentation s’opère ainsi de diverses manières dans ce roman : par la structure (les parties sont clairement identifiées), par les personnages (focalisation alternée), par les ellipses temporelles et par l’utilisation de différents modes de discours.

À la fragmentation de la narration répond une intégration narrative du fragment, sans quoi les œuvres n’atteindraient pas l’unité narrative à laquelle malgré tout elles aspirent. Cette intégration du fragment, qui ne vise pas à redonner du sens au monde, mais davantage à opérer des rapprochements en-dehors de la logique et de la chronologie traditionnelles, passe par la composition de l’œuvre. Dans OMI, les fragments sont intégrés à travers la conscience de Martin Howe, seule constante du livre, ce qui ne signifie pas pour autant que Martin leur donne du sens, ou les replace dans une causalité. Dans TS, l’intégration se fait par la structure

symbolique, les titres des différentes parties, qui donnent à voir la cible de la critique, la dimension qui unifie les vignettes. Dans U.S.A. enfin, la structure se fait à la fois plus apparente et plus désincarnée. Les titres des différents modes narratifs en effet ne visent pas à donner du sens, du symbole, mais de la méthode301.

Les protagonistes des premiers romans de Dos Passos font l’expérience de la guerre comme monde brisé, aussi bien sur le plan psychologique qu’historique et narratif. L’esthétique du fragment, du manque, marquée par les images récurrentes de soldats mutilés, donne à voir cette déchirure dont l’auteur lui-même a fait l’expérience. Les possibilités d’opérer une synthèse à partir de ces fragments épars reposent sur des stratégies d’évasion (à travers l’art et la politique), sur la conscience unifiante d’un personnage central, et sur une unité formelle encore balbutiante. Comme l’écrit Thomas R. West : « He [Dos Passos] had not yet presented freedom as a concrete social force, possessed of a tradition and a method ; his protagonists are obliged to preserve freedom within the secret recesses of their personalities and unite it to the most exquisite of their perception »302. Cependant, dès les premiers romans, le refus de la chronologie et de la logique est apparent. L’histoire n’est pas présentée comme une succession d’actions (dans le cas de la guerre, des batailles) signifiantes (c’est le cas chez Crane, même si la signification est discréditée par l’ironie) ou comme un continuum, mais comme une superposition d’instants auxquels il est impossible d’attribuer un sens totalisant.

Deux lignes semblent ainsi se mêler tout au long de One Man’s Initiation – 1917 et de Three Soldiers. Tout d’abord, la dimension autobiographique, le témoignage, l’histoire vécue, qui s’accompagne d’un symbolisme souvent explicite, d’un lyrisme caractéristique de l’affrontement décrit par Cowley entre le poète et le monde et d’une dimension idéologique, une trame non seulement d’initiation mais de conversion. Comme l’écrit Dos Passos lui-même dans sa préface à l’édition de 1968 de son premier roman : « In my disillusionment I began listening seriously to the Socialists. Their song was all that was needed to abolish war was to abolish capitalism »303. Cependant, il ne s’agit pas pour autant d’une narration linéaire, d’une voix omnisciente et omniprésente. Au contraire, les romans fonctionnent par épisodes, par vignettes, évacuent la chronologie au profit de la juxtaposition, refusent la logique causale et la téléologie historique. Ils sont placés sous le signe du fragment, du manque (de sens, de but, mais aussi, au niveau métatextuel, du manque de personnages aboutis, d’intrigue construite…), de l’éclatement de la narration, qui, dans TS, et plus encore dans Manhattan

301 Les titres des différents segments (sauf les biographies) ne renvoient pas à leur contenu. Les Newsreel et

Camera Eye sont numérotés, et les passages narratifs portent comme titre le nom de leur protagoniste.

302 Thomas R. West, Flesh of Steel, op. cit., 59.

Transfer et la trilogie, devient éclatement des points de vue. Dos Passos introduit également dans ses premières œuvres la diversité des modes de discours qui sera plus tard sa marque de fabrique. Chansons, poèmes et langues étrangères viennent perturber le discours linéaire304.

Cette double dimension des œuvres est également manifestée dans leur double conclusion (souvent caractéristique, nous le verrons, des œuvres de Dos Passos) : dans OMI, l’espoir de la conversion à travers la discussion politique du chapitre IX (au passé), est rendu obsolète par le chapitre XI (au présent), où l’on apprend que tous les protagonistes de la discussion ont été tués, et où Martin apparaît plus que jamais comme un survivant de cette histoire sans passé, dont l’avenir semble compromis : « ‘Why ask ?’ came the faint rustling voice peevishly. ‘Everybody’s dead. You’re dead, aren’t you ?’ » (85) Dans TS, l’espoir de changement qui guide Andrews tout au long du roman, l’espoir de parvenir enfin à faire quelque chose (« to make a gesture, however feeble, however forlorn, for other people’s freedom » 474), est à la fois manifesté et détruit par son arrestation (qui demeure, malgré tout, la concrétisation de sa révolte).

Les premiers romans de Dos Passos mêlent ainsi, parfois habilement, parfois de manière maladroite, des techniques diverses, allant du schéma traditionnel du roman d’initiation à la fragmentation moderniste, du point de vue central caractéristique du roman réaliste du 19e siècle au refus de la chronologie et de la causalité que l’on retrouvera dans ses œuvres plus abouties. L’histoire est ici avant tout histoire vécue par les personnages, mais également transposition de l’histoire vécue par l’auteur lui-même. Elle est à la fois intégrée à la trame narrative, de la manière la plus évidente, puisque les romans, in fine, ne parlent que de la guerre, et mise à distance par le refus de lui attribuer un sens, qu’il soit chronologique (il n’y a pas de direction dans les romans, ils ne se terminent pas, par exemple, avec l’armistice) ou idéologique (si ce n’est par l’affirmation, constante, de l’absurde). L’intégration des différents fragments qui sont donnés au lecteur s’effectue à travers la présence des protagonistes, Martin Howe et John Andrews, consciences centrales des œuvres, qui pourtant, encore une fois, ne font pas sens de leur expérience : ils la constatent, tentent parfois de la circonvenir par l’évasion, le rêve, l’imagination picturale, ou s’en éloignent pour l’observer (« He felt triumphantly separated from them, as if he were in a window somewhere watching soldiers pass, or in a box of a theater watching some dreary monotonous play » TS 253), perplexes et de temps à autre vaguement amusés. Ce degré

304 Voir le jeu des gallicismes dans OMI. Le français se glisse parfois dans l’anglais, subrepticement, sans même s’embarrasser d’italiques : « The train screamed outsife the station and the permissionaires ran for the platform, their packed musettes bouncing at their hips. » (31) On décèle même, à plusieurs reprises, des gallicismes dans le texte anglais (« sacred name of God », « name of a dog » 58, « name of God » 60, « my lieutenant » 51, 54), comme si la parole et l’écriture circulaient librement entre les langues, comme si les clichés de la guerre s’insinuaient dans l’anglais comme dans le français

d’intégration du fragment est un des points centraux dans l’appréhension de l’histoire chez Dos Passos, et il évolue énormément au sein de ses différentes œuvres. Ses premiers romans ont au moins le mérite de mettre en place le couple incarnation/désincarnation, la nécessité d’adopter des perspectives différentes sur un même événement, non pas nécessairement pour en faire sens, mais peut-être, comme le dit Walter Benjamin, pour « faire éclater la continuité »305 d’une vie individuelle, d’une époque, et, in fine, de l’histoire elle-même.

2.1.3. Une paix séparée