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Les romans américains sur la Première Guerre mondiale peuvent être, de manière très générale, regroupés en deux catégories : ceux qui présentent la guerre comme la possibilité de l’héroïsme (souvent rédigés par des écrivains, tels Willa Cather ou Upton Sinclair, restés aux États-Unis), et ceux qui au contraire refusent cette association d’idées, au profit d’une présentation absolument anti-héroïque de la guerre. Ces derniers sont le fait des membres de la génération perdue, les plus connus étant Three Soldiers (1921), The Enormous Room de E.E. Cummings (1922) et A Farewell to Arms d’Ernest Hemingway (1929). Ils se construisent en opposition à la vision héroïque de la guerre, mais également au récit héroïque lui-même, en refusant non seulement la propagande belliciste, mais aussi les formes narratives qui lui sont associées. Ils font véritablement le portrait d’un monde brisé, où les liens logiques et chronologiques n’ont plus de sens, où les hommes sont séparés de leurs actions, où l’histoire n’est plus une narration continue mais une série de fragments mis bout à bout, dont le sens ne saurait être rendu lisible par une autorité supérieure, qu’elle soit narrative ou politique. Comme l’écrit Stanley Cooperman : « Horror, dehumanization, numbness, absurdity, and education into political, cultural, and sexual realities: the brave new world had broken into fragments »293.

Les romans critiques de la guerre se distinguent donc par un refus du spectaculaire et du romantique. Le refus du romantisme n’est pas total dans les premiers romans de Dos Passos en ce qui concerne des personnages principaux, qui, s’ils refusent l’héroïsme conventionnel, n’en aspirent pas moins à une forme (par ailleurs mise en échec) d’héroïsme de la contestation (artificiellement portée par des revendications artistiques ou politiques) ; il est en revanche beaucoup plus net si l’on s’intéresse aux stratégies narratives de ces œuvres. Cooperman écrit encore : « Romance was widely taken for reality, a fact which profoundly influenced the novels of protest written by young men whose own romantic expectations had been clawed away in a broken world of actual experience »294. Le décalage entre l’image de la guerre et sa réalité représente un choc sur le plan psychologique, mais également sur le plan artistique. Il devient impossible de décrire la guerre à la manière des romanciers réalistes du 19ème siècle, à travers le point de vue surplombant d’un narrateur omniscient, et la description minutieuse des scènes de combat. Le déplacement de l’action des chefs de guerre vers les masses, déjà effectué par Tolstoï, se poursuit, mais l’influence des masses même sur

293 Stanley Cooperman, World War One and the American Novel, op. cit.,125.

les événements devient négligeable, car elles sont fragmentées en individus impuissants, toujours spectateurs de leur propre destin295.

OMI et TS reposent en réalité sur une trame narrative assez mince, et les personnages n’y sont guère développés. Cet aspect est particulièrement frappant dans le premier roman de Dos Passos. Celui-ci est une succession de vignettes, de scènes vécues du premier conflit mondial, superposées, séparées par des ellipses temporelles et spatiales. Le lecteur se voit entraîné d’un fragment à l’autre, sans être aidé par une voix narrative ou un système de personnages élaboré. La seule cohérence est celle du protagoniste, Martin Howe. De nombreux personnages qui interviennent dans le roman demeurent anonymes. Tout au long des trois premiers chapitres, le seul qui soit doté d’un nom propre est Martin Howe lui-même. Lorsque d’autres personnages sont nommés, ils le sont en passant, comme s’il y avait un ailleurs du roman, un entre-les-pages auquel le lecteur n’a pas accès : le chapitre IV s’ouvre ainsi sur une conversation entre Howe et Tom Randolph, qui sera le compagnon du protagoniste durant le reste du roman, mais dont la relation avec ce dernier apparaît dès le départ comme acquise. « ‘Say, Howe!’ Tom Randolph, who lay next him, was pressing his hand. ‘I think I heard a shell go over’» (18). Il appartient au lecteur de se souvenir qu’au chapitre précédent il était fait mention d’un « black-haired, brown-faced boy from New Orleans who was his car-mate » (14), et de l’identifier à Tom Randolph. De même, au chapitre VII apparaît Will, « a ruddy-faced youth with a smudge of grease on his faintly-hooked nose » (56). On apprend à travers leur dialogue qu’il est un ami d’université de Martin (« The last time I saw you, » said Martin, after a pause, « was early one morning on the Cambridge bridge. » 56), mais on ne sait ni comment il est arrivé sur la colline où il devise avec Martin, ni ce qu’il adviendra de lui après cette scène. Les anonymes, eux, pullulent, et peuvent être répartis en deux catégories : ceux qui entrent en contact avec Martin Howe (la femme avec qui il discute sur le bateau au début du texte, l’instituteur chez qui il déjeune au chapitre III, les divers docteurs avec lesquels il travaille…) et ceux qui sont indépendants de lui, et apparaissent souvent dans des épisodes courts, représentatifs d’un certain aspect de la guerre ; c’est le cas des deux hommes qui discutent du nouveau gaz employé par les Allemands (chap. I), des soldats du convoi de munitions qui ouvre le chapitre

295 Jacque Rancière, dans « Sur le champ de bataille ; Tolstoï, la littérature, l’histoire », analyse ce rapport entre histoire des masses et histoire des grands hommes, établi selon lui par la littérature. En effet, chez Tolstoï, « ce sont les masses qui agissent, en fait, et elles le font précisément parce qu’elles ne se laissent pas distraire par la détermination illusoire des fins et des stratégies. Ce qu’on appelle les lois de l’histoire résulte du rapport, que nul calcul humain ne maîtrise, entre (des) séries d’actes entrelacés et hétérogènes » (87, in Politique de la

littérature. Paris : Galilée, 2007). Chez Dos Passos, c’est l’entrelacement même des actes qui est remis en

question, car les actions isolées des individus ne sont jamais perçues, en particulier dans les premiers romans, comme faisant sens à un niveau plus général. Nous reviendrons plus tard sur le rapport problématique entre histoire et causalité tel qu’il est mis en place dans les œuvres de Dos Passos.

VI ou du capitaine et de l’aumônier qui discutent autour d’un bon repas au milieu des bombes au chapitre VII.

Ces personnages esquissés représentent souvent des types, incarnent des positions, des discours sur la guerre ; la psychologie s’efface, l’histoire personnelle également (même le passé de Martin Howe demeure largement inconnu du lecteur) au profit de l’histoire immédiate, de celle qu’ils sont en train de vivre, et sur laquelle ils n’ont aucun contrôle. Un exemple frappant de cette incarnation du discours dans des personnages eux-mêmes désincarnés se trouve au chapitre VII, où Martin discute avec deux soldats français. L’un d’eux, « l’Alsacien », soutient pleinement la guerre. L’autre s’est rendu compte de son absurdité lorsqu’il a tué son premier soldat allemand. « ‘I wished I’d let him kill me instead. That was funny, wasn’t it ?’ / ‘It’s idiotic to feel like that. Put them to the bayonet, all of them, the dirty Boches’ » (64). Martin Howe, lui, agit en témoin neutre, et refuse de prendre parti : « ‘Wait here,’ said Martin, ‘I’ll go round to the copé and get a bottle of fizzy. We’ll drink to peace or war, as you like’ » (64). De la même manière, lors de la grande discussion politique qui occupe la majeure partie du chapitre IX, chaque personnage représente une position. Seul Martin Howe, dans l’œuvre, échappe à cette construction rudimentaire, et est doué d’une intériorité. Dos Passos avait lu A Portrait of the Artist as a Young Man, de James Joyce, avant d’écrire OMI. Cependant, dans son premier roman, s’il fait grand usage du monologue intérieur, il ne parvient pas à rendre l’intériorité complexe de son personnage comme le fait Joyce. Ce ne sera qu’avec la trilogie qu’il réussira, en passant du lyrique à l’ironique, à faire usage du monologue intérieur et du discours indirect libre pour mettre en œuvre une dialectique complexe de l’intériorité et de l’extériorité. OMI est encore dans une logique d’opposition entre intérieur et extérieur car, si le personnage n’a aucun contrôle sur les événements, il n’est pas pour autant, du moins pas autant que les personnages de la trilogie, façonné par eux.

Dans TS, les personnages sont davantage développés, notamment à travers l’emploi de la triple focalisation (Fuselli, Chrisfield, Andrews). Se tissent ainsi des intrigues secondaires (le conflit entre Chrisfield et Anderson, l’ambition de Fuselli), et d’autres personnages (Yvonne, Henslowe, Aubrey, Jeanne, Geneviève) émergent au fur et à mesure que le roman progresse. Cependant, ces personnages restent souvent rudimentaires. Prenons l’exemple des deux femmes qu’Andrews fréquente lorsqu’il est à Paris : Jeanne et Geneviève représentent les deux pôles de l’échelle sociale. Jeanne est simple et charmante, Geneviève intelligente et arrogante. Le contraste entre les deux femmes est manifeste au chapitre III de la cinquième partie. Andrews y rencontre Geneviève Rod, et n’apprécie guère les commentaires qu’elle fait sur La tentation de Saint-Antoine de Flaubert, qu’il vient de lire

(« ‘It’s not his best work. A very interesting failure though,’ she said. / Andrews got up from the piano with difficulty, controlling a sudden growing irritation. / ‘They seem to teach everybody to say that,’ he muttered. » 370-371) ; après une ellipse, on le retrouve avec Jeanne (à côté, ironiquement, de la bibliothèque Sainte-Geneviève), et, malgré son bonheur, il ne peut s’empêcher de remarquer ses mains, des mains de travailleuse : « Andrews was looking at the girl’s hands, limp on her lap, small overworked hands with places at the tips of the fingers where the skin was broken and scarred, with chipped uneven nails. Suddenly she caught his glance. He flushed (…) » (372). La dimension caricaturale, bien que moins affirmée que dans OMI, demeure, et la pluralité des points de vues est bien vite remplacée par la centralité de John Andrews, comme on peut le constater si l’on fait le plan du livre en fonction des personnages focalisants (voir tableau ci-dessous)296.

PARTIE CHAPITRE FOCALISATION

Part One :

Making the Mould

I II III IV Fuselli Andrews Andrews Fuselli Part Two :

The Metal Cools

I II III IV V Fuselli Fuselli Fuselli Fuselli Fuselli Part Three : Machines I II III IV V Chrisfield Chrisfield Chrisfield Chrisfield Chrisfield

296 Claude-Edmonde Magny parle d’ « une sorte d’évaporation de tous les personnages, même épisodiques, dans l’anonymat, l’interchangeabilité. En dépit de son titre, Trois soldats est vraiment l’histoire d’un seul homme, John Andrews, qui, en bon héros de roman, ressemble comme un frère à l’auteur, et revendique à titre très individuel notre sympathie et notre pitié ». L’âge du roman américain. Paris : Seuil, 1948, 120-121.

Part Four : Rust I II III IV V VI Andrews Andrews Andrews Andrews Andrews Andrews/Chrisfield Part Five :

The World Outside

I II III IV V Andrews Andrews Andrews Andrews Andrews Part Six :

Under the Wheels

I II III IV Andrews Andrews Andrews Andrews

Fig.1 : Tableau de la focalisation dans Three Soldiers

L’alternance des points de vue se fait en fonction des parties, mais la seconde moitié du roman est entièrement dévolue à Andrews (Chrisfield n’apparaît que comme personnage secondaire, et Fuselli n’est présent que de manière indirecte, dans les dialogues menés par d’autres personnages). Dans la trilogie, Dos Passos adoptera un procédé d’alternance plus systématique, faisant se succéder les segments consacrés aux différents personnages.