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Le désir de faire éclater la continuité de l’histoire n’était pas une préoccupation exclusive de Dos Passos dans ses récits de guerre. Il la partageait avec de nombreux écrivains de sa génération, et en particulier avec Ernest Hemingway, qu’il rencontra pendant une guerre, et dont il se sépara à l’occasion d’une autre.

Dos Passos et Hemingway se croisent sur le front italien en 1918, mais ne se rencontrent réellement qu’à Paris en 1922. Leur amitié se renforce au cours des années 1920, lors de leurs séjours à Paris. Dos Passos présente Hemingway à Sara et Gerald Murphy, véritables protecteurs de toute la génération perdue qu’ils accueillent souvent dans leur villa à Antibes (surnommée Villa America), et les deux hommes échangent de nombreuses lettres au cours de cette période. « Dos » et « Hem » y parlent de leurs activités, de leurs œuvres, de leur vie, instaurant une camaraderie virile et franche. Les lettres de Dos Passos à Hemingway sont émaillées de jurons, bien davantage que dans le reste de sa correspondance306, comme s’il voyait en Hemingway une sorte de parangon de masculinité, modèle auquel lui-même aspire dans les années 1920, se construisant un personnage de baroudeur, d’aventurier, refusant l’étiquette d’intellectuel timide et un peu efféminé que certains, et parfois Hemingway lui-même, continuent de lui accoler307. En 1926, Dos Passos fait la connaissance de sa première femme, Katy Smith, chez Hemingway à Key West. À partir de ce moment-là,

305 Walter Benjamin « Sur le concept d’histoire » in Ecrits Français. Paris : Gallimard, 1991, 442.

306 Townsend Ludington attire l’attention, dans A Twentieth Century Odyssey, sur une lettre dans laquelle Dos Passos, ayant emprunté de l’argent à Hemingway, regrette d’avoir ainsi entamé le budget qu’Ernest avait prévu pour un safari en Afrique : « ‘I didn’t want to cut into your African trip like that,’ he wrote Hemingway, then added in the flip, tough-guy tone he sometimes assumed with Ernest, ‘Jesus that means fifty less jiggs on the safari,’ a racial slur and an exaggeration he meant to amuse Hemingway, although other friends found the pose strained and atypical ». Op. cit., 316.

307 Malcolm Cowley décrit ainsi Dos Passos dans « Dos Passos : The Learned Poggius » (Southern Review, 9, Jan 1977, 6, repris dans A Twentieth Century Odyssey, op. cit., 54) : « [he] was shy, self-conscious, awkward at sports, and a brilliant student ».

la relation entre les deux hommes, quoique toujours cordiale, commence à se tendre, pour des raisons financières (Hemingway prête de l’argent à Dos Passos à plusieurs reprises, entre autres lorsque celui-ci souffre d’une violente attaque de rhumatismes articulaires), sentimentales (Hemingway avait éprouvé des sentiments pour Katy dans sa jeunesse) et politiques (Dos Passos était encensé par la gauche américaine alors qu’Hemingway écrivait surtout sur la corrida, la chasse et la pêche). Hemingway semble également critiquer les œuvres de son ami sur le plan littéraire, même s’il le fait le plus souvent sur le ton de la plaisanterie, comme dans cette lettre d’avril 1932 : « Writing a fine book about Scott Fitzgerald oddly enough. Very interesting and instructive. Am going to have a camera eye looking up a horses ass and newsreels of you singing in Chinese and give a drink of hot kirsch to every customer »308.

La rupture est consommée en 1937 ; Hemingway et Dos Passos sont en Espagne pour participer à un documentaire sur les républicains espagnols (Spanish Earth, mis en scène par Joris Ivens), et Hemingway annonce froidement à Dos Passos que son ami José Robles a été exécuté309. Convaincu que les communistes sont responsables de sa mort, Dos Passos renonce au documentaire et à son engagement dans la guerre civile. Hemingway, lui, estime que cette exécution ne remet pas en cause la question fondamentale de la lutte contre le fascisme. Par la suite, les deux auteurs ont dans une certaine mesure « réglé leurs comptes » à travers leurs écrits ; Hemingway fait notamment un cruel portrait de Dos Passos dans A Moveable Feast sous les traits du « pilot fish »310.

De manière plus intéressante cependant, Hemingway et Dos Passos font œuvre de critique l’un de l’autre, et ce même au plus fort de leur amitié. Dos Passos publie ainsi dans New Masses deux critiques de romans d’Hemingway au cours des années 1920. La première,

308 Ernest Hemingway à John Dos Passos, avril 1922. Papers of John Dos Passos, Accession #5950, Special Collections, University of Virginia Library, Charlottesville, Va.

309Dos Passos reviendra en 1939 sur l’enquête qu’il a menée sur la mort de José Roblès dans un article publié dans New Republic, où il critique la vision romantique qu’avaient les Américains (notamment Hemingway) de la guerre d’Espagne : « It was not until I reached Madrid that I got definite information, from the then chief of the republican counter-espionage service, that Robles had been executed by a ‘special section’ (which I gathered was under control of the Communist Party). He added that in his opinion the execution had been a mistake and that it was too bad. Spaniards I talked to closer to the Communist Party took the attitude that Robles had been shot as an example to other officials because he had been overheard indiscreetly discussing military plans in a café. The “fascist-spy” theory seems to be the fabrication of romantic American Communist sympathizers. I certainly did not hear it from any Spaniard ». « The Death of José Robles », New Republic (Jul 19, 1939): 308, repris dans Donald Pizer (ed.), MNP, 193-195.

310 Dans la correspondance de John Dos Passos conservée à l’université de Virginie, aucune lettre d’Hemingway à Dos Passos ne figure entre 1937 et 1949 (date à laquelle Hemingway répond à l’annonce du second mariage de Dos Passos). Pour plus de détails sur la relation entre les deux écrivains, voir Donald Pizer, « The Hemingway-Dos Passos Relationship », Journal of Modern Literature, 13: 1 (Mar 1986): 111-128, Stephen Koch, Hemingway, Dos Passos and the Murder of José Robles. New York : Counterpoint, 2005, ainsi que les principales biographies des deux auteurs (Carlos Baker, Ernest Hemingway : A Life Story. New York : Scribner’s, 1969, Townsend Ludington, John Dos Passos: A Twentieth Century Odyssey. Boston: Dutton, 1980).

intitulée « A Lost Generation », porte un jugement très dur sur le premier roman d’Hemingway, The Sun Also Rises, qu’il juge futile et complaisant : « As it is, instead of being the epic of the sun also rises on a lost generation – there’s an epic in that theme all right – this novel strikes me as being a cock and bull story about a lot of summer tourists getting drunk and making fools of themselves at a picturesque Iberian folk-festival (…) »311. Dos Passos est beaucoup plus enthousiaste dans son article de 1929 sur A Farewell To Arms, peut-être parce qu’il a lui-même écrit deux romans sur la Première Guerre mondiale. Il reconnaît d’une part la valeur documentaire de l’œuvre (« If a man wanted to learn the history of that period in that sector of the European War I don’t know where he’d find a better account than in the first half of A Farewell to Arms »312), d’autre part sa valeur littéraire, et rend hommage à la technique d’Hemingway, au « craftsmanship », valeur essentielle dans l’esprit de Dos Passos (« the writer felt every minute the satisfaction of working ably with his material and his tools and continually pushing the work to the limit of the effort »313).

Hemingway, lui, est plus sévère lorsqu’en 1942 il édite l’anthologie Men At War; The Best War Stories of All Time, et explique pourquoi il a choisi de ne pas intégrer d’extraits de Three Soldiers :

I would have liked to include something from “Three Soldiers” by John Dos Passos which (…) was the first attempt at a realistic book about the war written by an American. But in spite of its great merit (…), on rereading it did not stand up. Try to read it yourself and you will see what I mean. The dialogue rings false and the actual combat is completely unconvincing.314.

La relation entre ces deux écrivains existe ainsi aussi bien sur le plan personnel que sur le plan artistique, et cette relation artistique culmine dans les années 1920, lorsque tous deux s’engagent dans l’écriture moderniste au sortir de la guerre, et deviennent membres à part entière de la « génération perdue ». Tous deux ressentent le besoin d’écrire sur la guerre, dans OMI et TS pour Dos Passos, In Our Time et surtout A Farewell to Arms pour Hemingway. Dans son article « The Hemingway-Dos Passos Relationship », Donald Pizer insiste sur ce qui rapproche les deux écrivains au début des années 1920 :

Both were young men (…) who had been desperately anxious to see the war (…) as a necessary involvement of the aspiring writer in the major cataclysmic event of his time. Both then went on to portray the event (…) with a characteristic early 1920s blend of debunking theme and experimental form. Both found life in Europe freer and more congenial (to say nothing of cheaper) than the 1920s America of Harding and Coolidge, and in particular both were deeply engaged by Spanish life. Most of all, both writers saw themselves as truthsayers – as artists seeking to cut through the lies

311 « A Lost Generation », New Masses 2: 2 (Dec 1926): 25.

312 New Masses 5: 7 (Dec 1929): 16

313 Ibid.

which obscured men’s ability to see clearly and truly.315