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C’est dans ce contexte que doit être envisagée l’expatriation de nombreux écrivains américains vers l’Europe au lendemain de la guerre ; celle-ci dérive, certes, d’une aversion profonde pour les États-Unis tels qu’ils apparaissent au sortir de la guerre, mais également d’un désir tout aussi profond de refonder la culture nationale. La tension entre national et international est au cœur du mouvement moderniste, en particulier en ce qui concerne les

auteurs américains. L’expatriation devient dès lors une manière de faire un détour nécessaire pour adopter une nouvelle perspective, une nouvelle lecture, et, in fine, une nouvelle écriture de l’Amérique. C. Barry Chabot a mis en valeur l’importance des attaches nationales du mouvement moderniste : « It is my impression that critics have typically become mesmerized by the manifest and obviously influential international character of literary modernism »91. Cependant, plutôt que d’appeler la critique à faire un choix entre les dimensions nationales et internationales, entre Stevens et Pound, pour reprendre le dilemme de Marjorie Perloff92, il nous semble plus intéressant d’analyser la manière dont elles se conjuguent, le fait qu’elles apparaissent inséparables au sein d’un projet qui vise, en ce qui concerne des écrivains tels que Fitzgerald, Hemingway, Dos Passos et même, dans une certaine mesure, Gertrude Stein, à dire les États-Unis par le biais de l’étranger, à faire du détour une véritable esthétique qui vise à remplacer la vision directe, le récit linéaire, par la phrase tronquée, fragmentée, sans cesse recomposée, interrompue. La Première Guerre mondiale représentant une véritable rupture de construction dans le mythe national américain, il est nécessaire d’explorer cette faille sans jamais se résoudre à faire renaître une unité factice. Cette vision double apparaît clairement dans le premier livre de Hemingway, In Our Time. Sur le plan matériel, tout d’abord, puisque In Our Time est publié, dans sa première version, dans un numéro de la Little Review intitulé « Exiles », qui comprend des œuvres de Cummings, Stein, Cocteau ou Léger. Alors qu’Hemingway est inconnu à l’époque, ce sont ses courtes vignettes qui ouvrent le numéro, comme si le talent naissant d’un auteur américain avait la préférence sur les plus grands noms de l’avant-garde européenne. Mais la composition de la revue révèle également l’importance de la dimension internationale dans la construction de l’avant-garde moderniste. La figure de l’aller-retour, qui caractérise l’expérience européenne de nombreux auteurs américains93, informe également l’œuvre elle-même, dans sa version finale publiée en 1925 aux États-Unis94. Les nouvelles – unies entre elles par le personnage de Nick Adams – se déroulent tantôt aux États-Unis, tantôt (en particulier à la fin du recueil) en Europe pendant la guerre. Chaque nouvelle est précédée d’une courte vignette, qui fait émerger une image précise, qu’il s’agisse d’un bataillon de soldats sonnant la retraite ou d’un torero immobile dans l’arène. Le va-et-vient perpétuel entre les grandes étendues du Nord-Ouest des États-Unis, où le jeune Nick fait l’apprentissage de la vie aux côtés de son père, et les espaces

91 C. Barry Chabot, Writers for the Nation: American Literary Modernism. Tuscaloosa: University of Alabama Press, 1997, 13.

92 Marjorie Perloff, « Pound/Stevens: Whose Era? » New Literary History 13 (1982): 485-510.

93 Si certains, tels Gertrude Stein, Pound, ou plus tard Henry Miller, y séjournent de manière permanente, d’autres, comme Fitzgerald, Dos Passos ou Cummings, alternent plus régulièrement entre les deux rives de l’océan.

94 Une première version, regroupant les vignettes apparues dans Little Review fut publiée en 1924 à Paris sous le titre in our time.

confinés, étouffants, de la guerre en Europe, où se succèdent exécutions et évacuations, permet à l’écrivain de transcrire la spécificité de sa génération, cet écartèlement entre l’appel de la terre natale et le désir de s’en arracher. Ni l’Europe, ni les États-Unis, ne sont idéalisés ; la violence est présente des deux côtés de l’Atlantique. L’ancrage, dans l’un ou dans l’autre, est impossible : dans « Cat in the Rain », la protagoniste est « the American wife » ou « the American girl » ; elle et son mari sont dans un hôtel en Italie, mais rien ne semble les lier au pays dans lequel ils se trouvent. Ils en sont isolés par les murs de la chambre d’hôtel, par la pluie qui gronde au-dehors, par la langue dont ils ne parlent que quelques mots. À l’inverse, dans « Soldier’s Home », Harold Krebs, de retour de la guerre, ne parvient pas à retrouver ses marques dans son Kansas natal, et se sent étranger chez lui ; ce sentiment va même plus loin, puisque, dans un ultime retournement, il finit par regretter l’Allemagne, par considérer cette terre ennemie comme sa vraie patrie : « He did not want to leave Germany. He did not want to come home »95.

La définition paradoxale de ce qui constitue la « maison », le lieu d’appartenance, parcourt les œuvres des modernistes. À la critique des États-Unis se conjugue le désir de faire partager ce qui est en train d’émerger comme une nouvelle culture américaine. Les petites revues, souvent perçues comme récusant toute attache nationale, ont pourtant joué un rôle capital, du moins pendant un temps, dans la promotion du modernisme américain. Comme l’écrit Mark Morrisson : « In the 1920s, a pluralist nationalist vision could be explicitly wedded to a kind of modernism in the little magazines – a nativist modernism »96. Des revues comme le premier Contact (William Carlos Williams et Robert McAlmon, 1920-1924), ou même Broom (Harold Loeb 1921-1924) et transition (Eugene Jolas, 1927-1938) dans sa première période, publiaient de nombreux auteurs américains et traduisaient en anglais les œuvres françaises, italiennes ou espagnoles afin qu’elles puissent être accessibles au lecteur d'outre-Atlantique97. Ezra Pound fut le principal chantre, avant la Première Guerre mondiale, de la renaissance américaine (American Risorgimento), notamment à travers son livre Patria Mia (1912-1913), et il contribua énormément, par son activité éditoriale, à développer une communauté poétique proprement américaine.

L’expatriation des écrivains, loin d’être un simple refus des États-Unis, se construit donc selon un schéma complexe, et intègre en son sein des allégeances contradictoires.

95 Ernest Hemingway, « Soldier’s Home ». The First Forty-Nine Stories. London: Random House, 2004, 140.

96 Mark Morrison, « Nationalism and the Modern American Canon » in The Cambridge Companion to

American Modernism. Cambridge: Cambridge University Press, 2005, 20.

97 Pour une analyse approfondie de l’évolution de The Little Review (Margaret Anderson, Jane Heap) du nationalisme culturel à l’internationalisme expatrié, voir Mark Morrisson, ibid., 21-24.

L’Europe offre à bien des égards un asile, aussi bien culturel que financier98, mais elle ne devient pas pour autant un idéal, une nouvelle patrie qui viendrait simplement remplacer celle que la génération perdue a laissée derrière elle. Au mépris pour les États-Unis tels qu’ils sont s’associe la conscience aiguë de ce que l’Amérique peut devenir, conscience résumée par une phrase de E.E. Cummings : « France has happened more than it is happening, whereas America is happening more than it has happened »99. Dès la première moitié des années 1920, cette tension entre le désir de créer un mouvement artistique international et l’aspiration à faire naître une culture américaine originale est présente dans les discours comme dans les œuvres. À l’exil se superpose l’espoir du retour, vers une Amérique imaginée, qui subsiste malgré l’imposture. C’est cet espoir qui se dessine, à la fin de The Great Gatsby, incarné par la lumière verte, symbole de cet « orgastic future that year by year recedes before us »100. La nouvelle génération mise en scène par Fitzgerald dès This Side of Paradise ne peut plus se contenter de la libération individuelle (« I know myself, (…) but that is all »101 dit Armory Blaine à la fin du roman) mais doit prendre en compte la nation toute entière, dans ses promesses comme dans ses trahisons. Il ne s’agit pas de qualifier Hemingway ou Fitzgerald d’auteurs politiques, mais de démontrer que leur préoccupation principale, celle du rapport entre l’individu et la société, est intimement liée au contexte historique et social de l’après-guerre, ainsi qu’à la relation ambiguë qu’ils entretiennent avec leur terre natale, dont ils se veulent les chantres malgré leur éloignement.

L’aspiration au retour se renforce dans la deuxième moitié de la décennie. De nombreux expatriés regagnent les États-Unis, étant venus à bout de ce que Dos Passos nomme « the illusion of geography »102. Comme le fait remarquer Céline Mansanti dans son article « The ‘moderns’ and the formation of an American political avant-garde at the turn of the 1920s and 1930s (transition, New Masses, Contact) »103, c’est en 1927 que la communauté américaine à Paris est au plus haut (elle compte 40000 membres), mais c’est également le moment où de plus en plus d’Américains commencent à se demander pourquoi ils vivent en Europe, comme en témoigne le questionnaire proposé par Eugene Jolas aux lecteurs de transition à l’automne 1928 : « Why do Americans live in Europe ? »104 Edmund Wilson, qui, en 1921, encourageait Francis Scott Fitzgerald à rester en France plutôt que de

98 Dans Civilization in America, Van Wyck Brooks, auteur de l'article « The Literary Life », insiste sur le fait que les écrivains aux États-Unis sont particulièrement isolés, et ne bénéficient pas du réseau de solidarité qui existe en Europe, aussi bien sur le plan institutionnel que social.

99 Cité dans Charles Norman. E. E. Cummings: The Magic-Maker. Indianapolis: Bobbs-Merrill, 1972, 212.

100 F. Scott Fitzgerald. The Great Gatsby. London: Penguin, 171-172, 1992.

101 F. Scott Fitzgerald. This Side of Paradise. London: Dover Publications, 1996, 213.

102 Voir note 13.

103 Communication prononcée lors du colloque « Les petites revues modernistes et la politique », organisé par Hélène Aji et Benoît Tadié. Université du Maine, 6-8 juin 2008 (actes à paraître).

rentrer aux États-Unis (« Take my advice, cancel your passage and come to Paris for the summer ! »105), écrit à son ami John Peale Bishop en 1928 : « I’m sorry to hear that you’ve been feeling depressed, but I don’t wonder that you are. What on earth you want to live in France for I can’t imagine »106. Le retournement est ici presque caricatural, mais reflète bien le travail qui s’opère tout au long de la décennie dans l’esprit de ceux, qu’ils soient véritablement expatriés ou simplement fréquents voyageurs, qui voient l’Amérique d’ailleurs. Les espaces confinés que représentent le salon de Gertrude Stein rue de Fleurus, la Villa America de Sara et Gerald Murphy à Antibes ou la librairie de Sylvia Beach, s’ils ont pu leur offrir refuge, ne peuvent contenir l’envie d’aller se confronter à la réalité américaine, afin de la mettre, cette fois directement, à l’épreuve de l’écriture. « L’appétit d’Europe » dont parle Edmund Wilson107 une fois rassasié, la soif de nouveauté s’installe, et ne peut être étanchée que par le Nouveau Monde, qu’il soit à l’Ouest ou à l’Est.