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La distinction entre fiction et non-fiction, entre romanciers et documentaristes, perd de sa pertinence lorsque l’on s’intéresse aux productions textuelles de l’entre-deux-guerres, et des années 1930 en particulier. Les auteurs de reportages, de romans et de documentaires étaient bien souvent les mêmes. Les livres documentaires les plus célèbres de la période ont été écrits par Erskine Caldwell (You Have Seen Their Faces), Richard Wright (Twelve Million Black Voices) ou Sherwood Anderson (Puzzled America). La limite entre fiction et documentaire est souvent difficile à déterminer. Upton Sinclair intitule ainsi son roman sur l’affaire Sacco et Vanzetti Boston ; A Documentary Novel. La trilogie U.S.A. de Dos Passos

194 William Stott, op. cit., 143. Cette catégorie inclut Some American People d’Erskine Caldwell, America Faces

the Barricades de John Spivak, ou encore My America de Louis Adamic.

195 James Agee et Walker Evans, Let Us Now Praise Famous Men [1941]. Boston, Houghton Mifflin, 2001, 52.

peut elle aussi être considérée comme un roman documentaire197. La question de l’objectivité est elle aussi problématique dans la mesure où, surtout lorsqu’il s’agit d’auteurs radicaux, la volonté de « dire le vrai », de rendre visible une réalité jusque-là ignorée, est inséparable d’une vision politique de la société et d’une aspiration à appeler à sa transformation. Contrairement à ce qu’écrit Shelley Fisher Fishkin, la distinction entre l’objectivité du journalisme et la subjectivité de la fiction est souvent impossible à mettre en place. Les textes journalistiques de John Dos Passos, par exemple, qu’il s’agisse de ses reportages sur la grève de Passaic, ou de son compte-rendu des manifestations de chômeurs, intègrent souvent compte-rendu des faits et dimension éditoriale. Son principal texte documentaire, Facing the Chair, qui porte sur l’affaire Sacco et Vanzetti, est un exemple flagrant de la nécessaire hybridité d’un tel genre, comme le fait remarquer Michael E. Staub, et conjugue la présentation des faits à travers des documents authentiques et l’appel militant à se mobiliser pour sauver les deux hommes de la chaise électrique.

Dans son introduction à Documentary Expression and Thirties America, William Stott affirme : « I believe – though I never again put the belief so boldly – that the primary expression of thirties America was not fiction, but fiction opposite. This genre of actuality I call by the name given it then: documentary »198. Cette séparation radicale – nuancée dans la suite de l’ouvrage199 – ne permet pas d’appréhender l’une des caractéristiques de la période, qui est justement le brouillage des genres. S’il convient de se poser la question du choix de la fiction, des problèmes spécifiques auxquels font face les romanciers dans un contexte où le documentaire est perçu comme plus juste, plus authentique que le roman, cette réflexion ne peut se faire sans une conscience aiguë de l’interpénétration des différents genres pendant la Grande Dépression. En effet, alors que les documentaristes s’attachent souvent à « narrativiser » les contenus qu’ils proposent, à transformer leurs enquêtes en histoire, afin de permettre au public de s’identifier aux personnes – qui deviennent alors personnages – décrites, les romanciers sont souvent critiqués pour la dimension non-narrative de leurs œuvres, considérées comme des collages de saynètes, de vignettes, visant à démontrer quelque chose, plutôt que des récits se déployant à partir d’intrigues et de personnages

197 Dans Telling the Truth; The Theory and Practice of Documentary Fiction, Barbara Foley va jusqu’à qualifier des romans modernistes comme Portrait of the Artist as a Young Man ou The Autobiography of Alice B. Toklas de romans documentaires, en ce qu’ils reposent à la fois sur une mise en scène de l’expérience et sur l’impossibilité de lui attribuer un sens : « The modernist documentary novel (…) parades its status as interpretation but calls into question the very necessity of offering determinate judgments of a concretely historical referent ». Barbara Foley, Telling the Truth; The Theory and Practice of Documentary Fiction. Ithaca: Cornell University Press, 1986, 185.

198 William Stott, op. cit., xi.

199 Au chapitre 7, Stott considère ainsi que les romans prolétariens participent de la même démarche que le genre documentaire : « The writers who tried to create a socially relevant fiction, the Proletarian novelists, did their best to make their stories seem straight reporting ». Ibid., 120.

construits. Comme l’écrit Michael Denning au sujet du genre de la « ghetto pastoral » (qui comprend des œuvres telles que Jews Without Money de Michael Gold ou Call it Sleep de Henry Roth) :

The struggle with the novel itself marks all these books (…). The writers found it difficult to imagine a narrative, to find a story to tell (…) [;] for the most part the writers of the ghetto pastorals were left conjuring fiction out of worlds without narrative.200

La nécessité de dire la stase, caractéristique de la Grande Dépression, et la volonté politique de remplacer le succès individuel par la possibilité de l’émancipation collective mettent en question le genre du roman lui-même, et permettent d’expliquer ce qui est souvent conçu comme une insuffisance de la littérature radicale, son incapacité, parfois, à construire le récit. Peut-être faut-il alors voir dans cette insuffisance une politique de la forme, un désir de plier le roman aux exigences de l’époque, qui ne serait pas uniquement issu de l’aspiration à en faire un outil de propagande, mais également à un questionnement plus profond sur la possibilité même du récit. C’est dans cette remise en question que l’on peut retracer l’héritage du modernisme, et que la question du lien entre politique et littérature devient plus complexe. La superposition de l’idéologie au texte de fiction laisse alors la place à une politique de l’écriture, qui, en travaillant la question même du récit, s’inscrit dans le texte même, et non plus dans un rapport toujours problématique du littéraire à un politique nécessairement conçu comme extérieur. Sortir les romans radicaux de leur oubli critique passe alors peut-être par la prise en compte de ce défi, celui qui consiste à écrire dans un monde inénarrable, à naviguer dans les eaux troubles du documentaire jusqu’à, peut-être, mettre en danger l’idée même de fiction.

1.3. Un héritage impossible ?

« Literary history is never an innocent process of recovery. We recover what we are culturally and psychologically prepared to recover and what we « recover » we necessarily rewrite, giving it meanings that are inescapably contemporary, giving it a new discursive life in the present, a life it cannot have had before » Cary Nelson201

Littérature et politique sont donc profondément imbriquées dans l'entre-deux-guerres. Mouvements politiques et mouvements littéraires tracent un chemin sinueux à travers ces deux décennies, se croisent souvent et parfois se rejoignent. Les différents acteurs de cette

200 Michael Denning, The Cultural Front, op. cit., 240-243.

201 Cary Nelson, Repression and Recovery : Modern American Poetry and the Politics of Cultural Memory

révolution politique et artistique, qui voit se modifier profondément les techniques de la narration et la conception de la nation, ne cessent de se déplacer, de migrer d'un champ à l'autre, en essayant de trouver un terrain stable où pratiquer leur art et mettre en œuvre leur engagement.

La question du destin critique de l'entre-deux-guerres est extrêmement complexe. En effet, cette période est à la fois vue comme l'âge d'or du roman américain (Fitzgerald, Hemingway, Dos Passos, Steinbeck, Faulkner...) et le lieu d'un déclassement de la littérature, en général identifié à la littérature prolétarienne, ou plus généralement radicale, de la Grande Dépression. Si les grands auteurs de la période ont toujours joui d'une attention critique soutenue, les écrivains proches du parti communiste sont eux longtemps demeurés dans l'ombre : « Their work is buried now, and to discuss them is to catalogue the names of tombstones »202. Or, le cas de la littérature prolétarienne est intéressant dans le cadre d'une réflexion sur l'évolution des mouvements littéraires et de la critique. En effet, on a ici l'exemple d'un mouvement délibérément créé (notamment à travers l'intervention des critiques communistes) et délibérément détruit (à travers la critique trotskiste, puis la critique de la Guerre Froide) dans un laps de temps très restreint. Ce mouvement est ensuite ressuscité, ou reconstruit, à partir des années 1970, et il est tout à fait révélateur de la politique de la critique, parfois affichée mais le plus souvent masquée par l'argument de l'objectivité scientifique. La littérature de l'entre-deux-guerres pose la question du canon, de la « tradition sélective », pour reprendre un terme de Raymond Williams203, et offre un exemple particulièrement révélateur des imbrications entre champ politique et champ littéraire, aussi bien au niveau des écrivains que des critiques. Dans America Now, prolongement de Civilization in America, John Chamberlain dresse un constat critique du destin littéraire de l’entre-deux-guerres. Pour lui, ni l’avant-garde des années 1920, ni la littérature prolétarienne des années 1930 ne sont parvenues à établir la tradition américaine dont Harold Stearns regrettait l’absence en 1922, et sont donc condamnées à demeurer des mouvements sans héritiers. Cette vision de l’entre-deux-guerres demeure d’actualité tout au long des années 1940 et 1950. Si le modernisme est élevé au rang de littérature absolue, il est également présenté comme une impasse, dont la Deuxième Guerre mondiale a démontré l’aveuglement. La littérature prolétarienne, quant à elle, est reléguée hors du littéraire. Les deux traditions se trouvent soumises au prisme de l’illisible ; John Dos Passos, à la fois

202 Murray Kempton, Part of Our Time; Some Ruins and Monuments of the Thirties. New York: Modern Library, 1998, 135.

203 Raymond Williams mentionne ce concept dans plusieurs de ses livres. Dans Marxism and Literature, il le définit comme « an intentionally selective version of a shaping past and a pre-shaped present, which is then powerfully operative in the process of social and cultural definition and identification ». Marxism and

moderniste et radical, vient s'inscrire de manière oblique dans ce champ de bataille critique, et semble souvent échapper aux catégories, sans pour autant que ce soit bénéfique à sa fortune critique ; il est souvent vu comme ce qu'il n'est pas, ou ce qu'il aurait pu être.

1.3.1. La construction d’un récit critique