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Ce sens unique et univoque est impossible, il est au mieux une illusion, au pire une manipulation idéologique. La signification de l'événement historique est nécessairement fragmentée et multiple, et, tout comme les morceaux épars du corps du soldat inconnu ne peuvent être rapiécés pour former un corps national, le discours politique ne peut étendre le sens sur l'événement comme un voile pudique. La Première Guerre mondiale, telle qu'elle est présentée par la classe dirigeante (représentée dans « The Body of an American » par le discours de Harding et la présence symbolique de Wilson), est un événement rhétorique, idéologique, et le narrateur, à travers le procédé du montage, en démontre la dimension fallacieuse, en lui opposant, non pas un discours d'opposition construit, mais l'explosion (au sens propre comme au sens figuré) du sens, toujours critique, jamais dogmatique.

L'histoire telle qu'elle a été est inconnaissable. Comme l'écrit Charles Beard: « History as it actually was, as distinguished from particular facts of history, is not known or knowable, no matter how zealously is pursued the ideal of the effort for objective truth »376. Ce qu'il appelle « history as actuality » renvoie ici à la vérité de l'histoire, l'histoire telle qu'elle a été vécue par les protagonistes, dont la connaissance est impossible pour l'historien qui réfléchit nécessairement a posteriori. Cette inconnaissabilité de l'histoire est manifestée dans la fiction de Dos Passos par la concurrence des discours mise en place tout au long de la trilogie. Les procédés formels qu'il emploie contribuent à cette impression de diversité que d'aucuns vont jusqu'à qualifier de chaos. Ainsi, John Patrick Diggins, dans son article « Visions of Chaos and Visions of Order: Dos Passos as Historian » oppose deux conceptions de l'histoire dans l'œuvre de l'écrivain. La première, révélée en particulier dans la trilogie, montre l'histoire comme une force distante et incompréhensible, dans laquelle les personnages se trouvent pris, ballottés, sans pouvoir exercer aucun contrôle sur elle : « U.S.A. is neither guided by a principle of historical explanation nor inspired by a vision of historical meaning. (…) There is no causal order of understanding behind the disorder of events. What happens, happens »377.

L'histoire est ainsi conçue dans une perspective naturaliste, elle s'apparente à une force à la fois naturelle et surhumaine, sur laquelle les hommes ne peuvent tenir aucun discours construit. La seconde conception de l'histoire est révélée par les œuvres plus

376 Charles Beard, « That Noble Dream ». The American Historical Review 41: 1 (Oct 1935): 74-87, 84.

tardives, notamment les essais historiques sur le 18e siècle (The Head and Heart of Thomas Jefferson, Shackles of Power, The Ground We Stand On, mais aussi, bien que Diggins ne le mentionne pas explicitement, Mr Wilson's War). L'auteur tente à travers ces écrits de donner un sens à l'histoire américaine, de rendre le passé utilisable afin de comprendre le présent. D'après Diggins, cette tentative échoue: « Thus the vision of chaos is gone, but the meaning of events has yet to emerge from the vision of order »378.

Cette vision binaire de l’œuvre de Dos Passos présente l'avantage d'être claire, mais elle ne rend pas entièrement justice à la perspective complexe sur l'histoire qu'offre l'écrivain dans la trilogie. En effet, si l'inconnaissabilité de l'histoire est posée dans les romans à travers la concurrence des discours, il n'en ressort pas pour autant qu'aucun discours ne peut être tenu sur l'histoire en dehors de la perspective naturaliste et déterministe. On le voit bien dans « The Body of an American » ; bien qu'il n'y ait pas d'élaboration directe d'un discours contestataire, la manipulation du discours officiel à travers le montage, la juxtaposition, le collage de mots et le tronquage ironique des phrases construisent eux-mêmes une interprétation alternative, sans qu'il soit besoin de recourir à une causalité directe qui irait à l'encontre du procédé fictionnel, et transformerait l'œuvre en roman à thèse. Par ailleurs, 1919 est, comme nous l'avons dit, le roman de la radicalisation, et il marque le début de la prise de conscience par un certain nombre de personnages de la vacuité, voire du péril que représente le discours officiel. La renaissance espérée par le personnage du Camera Eye au tout début du roman (« tomorrow I hoped would be the first day of the first month of the first year » 370) se transforme en sentiment de colère et de critique du discours officiel dans un passage du dernier CE qui annonce d'ailleurs « The Body of an American », en reprenant l'idée du soldat perdu, ne retrouvant pas son unité, et de la dimension manipulatrice de la structure de l'armée:

up in the office the grumpy sergeants doing the paperwork don't know where home is lost our outfits our service records our aluminum numberplates (…)

KEEP OUR BOYS FIT for whatthehell the war's over scrap (745)

La fin de la guerre n'est pas une victoire mais simplement un ordre de dispersion, et les soldats qui sont ainsi « libérés » sont dépouillés de leur identité, de leurs repères, ils rentrent chez eux à l'aveuglette. La dimension traumatique de la guerre se double ici de sa dimension symbolique. La fin du conflit correspond à une nouvelle naissance, mais ce n'est pas la renaissance innocente de l'enfant qui ne porte pas de nom, c'est la renaissance entachée du sang du soldat inconnu, à qui l'on a retiré toutes ses prérogatives d'individu, qui cherche désespérément à retrouver son unité avant de se faire disperser, au sens propre comme figuré,

l'éclatement de son corps étant le pendant physique de l'éclatement identitaire qui saisit de nombreux soldats au sortir de la guerre, et, à un autre niveau, de l'éclatement des valeurs de l'Amérique sous la pression de la propagande guerrière qui trouvera son prolongement dans le « retour à la normale » des années 1920, caractérisé par la répression politique et morale, associée à une immoralité du gouvernement (la présidence de Harding, notamment, est émaillée de scandales politico-financiers379) et des milieux d'affaires. Le « for whatthehell the war’s over » marque bien l’absurdité d’un discours (« KEEP OUR BOYS FIT ») qui se prolonge au-delà de la fin de la guerre, et révèle alors son artificialité.

Faut-il alors en conclure que l'histoire est finalement du ressort de la connaissance humaine, qu'il suffit d'un changement de perspective (des oppresseurs aux opprimés) pour faire la lumière sur ses causes et ses lois? Selon Barbara Foley, c'est cette perspective qu'adopte la trilogie: « the trilogy (…) is posited upon an assumption that historical reality is knowable, coherent, significant, and inherently moving »380. On est ici à l'opposé de la vision de Diggins, et il semblerait que la vérité de l'histoire (« history as actuality ») soit un des principes fondateurs de la trilogie. Cependant, si l’histoire est intrinsèquement connaissable, pourquoi insister autant sur l’importance du discours, pourquoi faire le choix de procédés formels qui tendent à faire éclater le sens plutôt qu’à le rassembler ? Dans la perspective de Barbara Foley, la confiance que Dos Passos accorde à l’histoire est présentée en opposition aux écrivains postmodernes (Doctorow, Pynchon…) pour qui tout est récit, et pour qui dès lors l’écrivain est aliéné par rapport à l’histoire elle-même381. Cependant, là où, par exemple, Doctorow dans Ragtime rétablit une sorte d’histoire narrative, en intégrant les personnages historiques à la fiction, Dos Passos justement remet en question la notion de récit appliquée à l’histoire, en préservant l’hétérogénéité des discours, en inscrivant la faille, le manque (manifesté par l’importance des blancs typographiques dans la trilogie) au cœur de l’écriture de l’histoire. En réalité, la position de Dos Passos par rapport à la connaissabilité de l’histoire se rapproche de celle énoncée par Charles Beard dans « Written History as an Act of Faith ». La vérité de l’histoire (« history as actuality ») ne peut être atteinte par l’historien, mais cela ne signifie pas que ce dernier perde toute possibilité de tenir un discours sur l’histoire. Il doit

379 Le plus célèbre est le scandale dit du « Teapot Dome », une affaire d’attribution frauduleuse de puits de pétrole dans le Wyoming, dans lequel fut notamment impliqué Albert B. Fall, ministre de l’Intérieur du président Harding.

380 Barbara Foley, « From U.S.A. to Ragtime: Notes on the Forms of Historical Consciousness in Modern Fiction ». American Literature 50: 1 (Mar 1978): 85-105, 100.

381 « For the majority of novelists and historians writing today, history does indeed seem to inhabit a crazy house, and the ingenious strategies which they adopt to uncover a method in its madness bear testament to the fundamental alienation from history experienced by even the most resilient imaginations of our time ». Ibid., 105.

simplement prendre conscience de sa propre détermination, des facteurs qui l’amènent à envisager l’histoire telle qu’il la voit382.

La trilogie procède donc par organisation, par agencement, et non par accumulation chaotique. Comme nous l’avons vu dans « The Body of an American », le montage est loin d’être un hasard, il vise à mettre en œuvre la concurrence des discours. Dans ses écrits théoriques, Dos Passos, s’il reconnaît l’importance de l’histoire dans son œuvre, n’énonce pas pour autant de prétention à l’objectivité. Au contraire, il insiste souvent sur l’importance, pour le romancier-historien, de modeler le langage et l’esprit des générations à venir :

The mind of a generation is its speech. A writer makes aspects of that speech enduring by putting them in print. He whittles at the words and phrases of today and makes of them forms to set the mind of tomorrow's generation. That's history. A writer who writes straight is the architect of history383.

La force du romancier vient non d’une objectivité à laquelle même l’historien ne peut aspirer, mais de la possibilité qu’il a de construire sa propre réalité, de bout en bout, et d’adopter sa propre perspective. L’expression « history as actuality » prend alors un autre sens, et peut décrire non seulement la vérité de l’histoire, l’histoire telle qu’elle a été réellement vécue dans le passé, mais également l’influence du présent sur l’écriture de l’histoire, l’importance de la position contemporaine de celui qui s’attache à faire le récit du passé.