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Dans les années 1980 et 1990, un certain nombre de critiques remettent en cause cette tradition établie par Rideout et Aaron, en retravaillant la définition et l’extension de la littérature radicale. On peut citer ainsi Alan Wald227, Barbara Foley228, Paula Rabinowitz229, James F. Murphy230, Michael Denning231 ou Paul et Mari Jo Buhle232. Tous ces chercheurs et

226 Daniel Aaron, entretien réalisé par Alice Béja, 6 mai 2008, Harvard University. Voir Annexe 2.

227

Critique culturel, il s’est concentré sur l’histoire littéraire et culturelle de la gauche américaine. Il est l’auteur notamment de The New York Intellectuals (Chapel Hill: University of North Carolina Press, 1987), Writing from

the Left; New Essays on Radical Culture and Politics. London: Verso, 1994) et Exiles of a Future Time. The

Forging of the Mid-Twentieth-Century Literary Left (Chapel Hill : University of North Carolina Press, 2002).

228 Dans Radical Representations; Politics and Form in U.S. Proletarian Fiction 1929-1941 Durham, N.C.: Duke University Press, 1993), Barbara Foley met en avant la dimension littéraire des oeuvres prolétariennes, et remet en perspective l’influence du parti communiste américain sur les instances de production culturelle de gauche. Elle est également l’auteur de Telling the truth: the Theory and Practice of Documentary Fiction (Ithaca, N.Y.: Cornell University Press,1986) et de Spectres of 1919: Class and Nation in the Making of the

New Negro (Urbana, Ill.: University of Illinois Press, 2003).

229 Auteur de Labor and Desire; Women’s Revolutionary Fiction in Depression America (Chapel Hill : University of North Carolina Press,1991), où elle met en valeur les écrits des femmes au cours de la période. De nombreuses femmes – Josephine Herbst, Tillie Olsen, Grace Lumpkin, Muriel Rukeyser, etc. – étaient actives dans les cercles culturels de gauche, et il est vrai que leurs oeuvres ont souvent été exclues des travaux critiques sur la Grande Dépression. Paula Rabinowitz est également l’auteur de They Must Be Represented: the Politics of

Documentary (London: Verso,1994) et de Black & White & Noir: America's Pulp Modernism (New York:

Columbia University Press, 2002).

230 Dans The Proletarian Moment, The Controversy Over Leftism in Literature (Urbana, Ill. : University of Illinois Press, 1991), il analyse le mouvement « gauchiste » en URSS, en Allemagne et aux États-Unis, afin notamment de briser la dichotomie New Masses/Partisan Review qui voit en la première l’organe du stalinisme et du mouvement gauchiste du début des années 1930, et dans la seconde la dénonciatrice vertueuse des dérives gauchistes des communistes américains.

231 The Cultural Front; the Laboring of American Culture in the Twentieth Century (London: Verso, 1996). Cet ouvrage a sensiblement transformé la perception que l’on avait de l’influence de la gauche sur la culture américaine pendant la Grande Dépression, en passant de l’idée du « front populaire », correspondant à la période 1935-1939, à la notion plus vaste de « front culturel » qui permet d’appréhender l’intégralité de la culture de gauche des années 1930, et ses effets sur le mainstream américain.

232 Historiens révisionnistes du communisme américain, ils ont notamment publié Encyclopedia of the American

critiques font le bilan des acquis du passé, en ouvrant des perspectives pour de futures recherches.

Cette remise en question de l’héritage des « radical studies » des années 1950 va de pair avec un mouvement plus général de la critique américaine, de remise en cause des canons littéraires établis. Les luttes sociales des années 1960 et 1970 ayant fait émerger un certain nombre de minorités sur la scène politique américaine (femmes, Noirs, homosexuels), leur représentation au sein des arts et de la littérature, auparavant négligée, est mise en valeur. Il s’agit d’une revalorisation militante des apports de ces minorités, qui s’accompagne d’un changement de posture de la part des critiques eux-mêmes. Dans ce contexte de « guerres culturelles » (culture wars), la vision de Aaron et Rideout semble réductrice, aussi bien en ce qui concerne les auteurs mentionnés par leurs ouvrages (la plupart du temps des hommes blancs appartenant à la classe moyenne), que l’ampleur et l’importance du mouvement communiste américain, vu par eux comme un frein à la création littéraire. Il faut alors ouvrir un second front, et ré-évaluer l’apport de cette littérature et de cet engagement en termes de lutte de classes, comme l’écrit Alan Wald dans Writing From the Left: New Essays on Radical Culture and Politics (1994), dont le titre est clairement inspiré de celui de Daniel Aaron:

Thus it appears that, in the wake of all the ‘culture wars’ of recent decades, a new war is beginning to be waged, a second front has been opened, against the literary canon, and it is one that needs to be in part a ‘class’ war. This is because, even though Communist influenced fiction writers and poets did pioneer issues of importance to women and people of colour in their writings, if not always their critical theorizations, it was specifically the promotion of class culture, and culture viewed through the prism of class, that was understood as the hallmark of Communist effort.233

On voit déjà au ton employé par Alan Wald que la remise en question de l’héritage critique ne se fait pas uniquement sur le plan du contenu, mais aussi sur celui de la position du critique. En effet, nous avons vu que Aaron et Rideout ne postulaient aucune position politique personnelle au départ de leur œuvre. Wald, au contraire, se dit marxiste et s’affirme comme tel tout au long de son livre. Il insiste sur la continuité entre « Old Left » et « New Left », appelant à un nouveau combat enraciné dans les revendications exprimées dans les années 1930, et enrichi par les mouvements identitaires des années 1960 :

(...) this Next Left may even witness an advance to a higher and more successful plane of cultural and political struggle than hitherto anticipated or imagined – a struggle that will bring us closer than ever to the overthrow and abolition of our own ‘really existing’ capitalism, imperialism, racism, sexism, homophobia and ecocide.234

233 Alan Wald, Writers on the Left, op. cit., 69.

Alan Wald ne désire pas rompre avec ses prédécesseurs. Le titre de son livre le montre bien, ainsi que ses premiers chapitres, qui portent sur Aaron et Kazin. Wald lui-même a d’ailleurs fait sa thèse sur James T. Farrell, avant de s’intéresser à des productions plus marginales de la littérature des années 1930, puis des années 1960. La place du mouvement communiste des années 1930 doit être, selon lui, reconsidérée. Il défend l’idée selon laquelle le communisme aurait permis à de nombreuses voix de s’exprimer, des voix qui étaient étouffées par la tradition littéraire américaine. Plus qu’un hypothétique « mouvement » issu du communisme, il convient donc de valoriser ces voix nouvelles, qui n’auraient pu s’élever sans lui235. Wald critique une certaine conception, trop rigide, du « gauchisme » (« leftism »), issue d’une simplification excessive de la pensée marxiste et de la tendance de certains membres du parti à voir la culture exclusivement en termes fonctionnels. Il propose une définition plus vaste de la « culture de gauche » (« leftist culture ») qui permet de voir les années 1960 comme la poursuite d’évolutions amorcées dans les années 1930. Il s’agit donc de revaloriser des auteurs et des genres négligés par les autres critiques, qui se concentraient sur les grands noms de la littérature et du mouvement communiste. Ainsi, dans son chapitre « The 1930s Left in US Literature Reconsidered », Wald critique ce qu’il appelle le « paradigme libéral » mis en place par Aaron et Rideout, et fait une liste de livres re-publiés dans les années 1980, oubliés par la critique antérieure. Nous ne citerons ici que quelques auteurs : Meridel LeSueur, Guy Endore, Mary Heaton Vorse, Ruth McKenney... Il remet également en question les traditionnelles oppositions entre culture d’élite et culture populaire, avant-garde et culture de masse, à travers la redécouverte de genres comme le roman policier, la science-fiction, etc, et en insistant sur l’éclectisme des auteurs de l’époque, tour à tour journalistes, romanciers, poètes ou scénaristes. Il s’agit en somme de dégager la littérature radicale de son aspect monolithique, incarné par les grandes œuvres comme les trilogies de Dos Passos (U.S.A) ou James T. Farrell (Studs Lonigan), pour montrer une culture plus diverse, féconde en innovations, de par sa connotation politique, et non, comme c’était le cas auparavant, malgré elle. Wald espère ainsi décloisonner la littérature radicale et le modernisme, en mettant en avant la complexité des productions culturelles américaines de l’entre-deux-guerres.

Les ouvrages de Wald, Foley, Rabinowitz ou Buhle sont des livres militants ; les critiques n’y font pas mystère de leur positions politiques, et les revendiquent même comme étant au départ de leur recherche. S’ils n’avaient pas été de gauche, ils ne se seraient jamais

235 Wald participe en outre à la renaissance de ces voix, à travers la collection qu’il lance avec l’University of Illinois Press, « The Radical Novel Reconsidered », en 1997. Son entreprise, comme il l’explique dans un entretien avec Chris Faatz, est avant tout politique : « it will enable young activists of today to see that the Left cultural tradition is far broader, more complex and relevant than the earlier studies – and relatively few available texts – would indicate ». Alan Wald, entretien avec Chris Faatz, Reading the Left 4 (Fall 1998).

intéressés à cette période, ni à ces écrivains. Leurs livres sont précieux – nous reviendrons plus précisément sur certains de leurs arguments – mais, tout comme ceux d’Aaron et de Rideout, ils sont marqués au sceau d’une époque, celle de l’émergence des cultural studies et de la « guerre des canons » qui a sévi dans les universités américaines tout au long des années 1980. Une telle démarche était nécessaire, pour sortir ces œuvres de l’oubli où la tradition universitaire les avait plongées, mais peut-être est-il aujourd’hui temps de passer à un troisième temps de la critique, plus dépassionné, qui, sans renier les acquis de la génération précédente, adopte une approche quelque peu différente, en effaçant la figure du critique au profit des œuvres elles-mêmes.