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Le lien entre récit du passé et influence du présent se trouve resserré lorsque le passé est proche. Dos Passos, s’il ne fait pas le choix d’écrire le présent (en prenant par exemple comme point de départ de sa trilogie l’affaire Sacco et Vanzetti), n’en traite pas moins dans son œuvre une période du passé proche, qu’il a lui-même vécue. Cette ambition historique liée à une certaine contemporanéité amènera Dos Passos par la suite à se poser la question de la nature même de la trilogie ; il va jusqu’à remettre en cause son statut de roman : « It’s an effort to document current history. Maybe the results oughtn’t to be called novels at all. Contemporary chronicles is the tag I’m using now »384. Dos Passos semble ici, à l’opposé de ses déclarations des années 1930, mettre en avant la dimension de contemporanéité de ses œuvres, plutôt que leur aspect historique. Il emploie pour ce faire le terme de « chronique », régulièrement utilisé par les historiens en complément ou en contrepoint de celui d’histoire,

382 Barbara Foley reconnaît cette similitude à la fin de son article, corrigeant ainsi la notion d’objectivité ou de connaissabilité énoncée plus haut : « Like the Beard of An Economic Interpretation of the Constitution of the

United States, Dos Passos boldly incorporates his selective bias into his description of past events and directs

his scepticism not toward the integrity of his own enterprise, but toward the integrity of people and forces at work in his represented historical world ». Ibid.

383 John Dos Passos, préface à la ré-édition de Three Soldiers en 1932. Repris dans MNP, 147.

et notamment par Benedetto Croce dans les années 1920-1930. D’après Croce, la chronique est une vision détachée de l’histoire, qui ne voit dans ses matériaux que des choses inertes, qu’il s’agit simplement de présenter. Dans l’esprit de Croce, la chronique est histoire morte car elle est détachée de tout présent, elle traite le passé non pas comme quelque chose de mouvant, de frémissant, dans lequel il faut se plonger, mais comme une somme documentaire dont il faudrait rendre compte, sans en faire sens385. Paul Ricœur écrit ainsi à propos de Croce : « Pour Croce, la chronique, c’est l’histoire détachée du présent vivant et, en ce sens, appliquée à un passé mort. L’histoire proprement dite est viscéralement liée au présent et à l’action : c’est en ce sens que toute histoire est histoire contemporaine »386.

Ce « présent de l’action » marque aussi bien la nécessaire immersion de l’historien dans le récit qu’il raconte que l’influence de sa situation présente sur son approche de l’histoire. Sur ces deux plans, il nous semble que l’œuvre de Dos Passos s’éloigne de la chronique. En effet, s’il est vrai que, comme nous l’avons dit plus haut, le romancier refuse la mise en place d’une causalité directe au sein de la trilogie, qu’il décrit plutôt qu’il n’explique, pour reprendre la terminologie de Diggins, employée également par Jean-Paul Sartre387, cette méthode ne marque pas tant une insuffisance sur le plan historique qu’une prérogative de l’œuvre de fiction. Tout en s’intéressant de près à l’histoire, Dos Passos n’en demeure pas moins romancier, et dès lors son écriture n’a pas pour but premier de démontrer, mais de donner à voir, de créer un univers, une nouvelle réalité, bien que cette dernière soit fondée sur des événements et des documents historiques. En outre, la combinaison des différents modes narratifs permet malgré tout, à travers les procédés de montage, de juxtaposition et de répétition, de donner une certaine vision de l’histoire, informée par la situation d’écriture, qui est celle de la Grande Dépression. 1919, publié en 1932, fut écrit au cours des deux années qui précèdent, au début de la Grande Dépression ; la perspective que le roman donne sur la guerre est largement influencée par la situation des États-Unis au début des années 1930, et par la position de l’auteur lui-même face aux événements dont il est témoin. Rappelons que cette période est celle où Dos Passos est le plus fortement engagé à gauche, à travers son soutian aux mineurs de Harlan County, aux Scottsboro Nine, et à la candidature de Foster et Ford à l’élection présidentielle de 1932. Les critiques du reste ne s’y trompèrent pas, qui virent dans 1919 une approche beaucoup plus radicale que celle qui existait dans le premier

385 A cet égard, il est intéressant de noter qu’en italien, le terme cronaca fait référence, outre à la chronique au sens du récit des faits, à la rubrique des faits divers dans les journaux (cronaca nera) ou au carnet (cronaca

rosa), autrement dit à des événements qui par définition ont vocation à être listés, présentés davantage que

compris ou intégrés dans un schéma interprétatif plus vaste.

386 Paul Ricœur , Temps et Récit 1, op. cit., 263.

387« Raconter, pour Dos Passos, c’est faire une addition ». Jean-Paul Sartre, « A propos de John Dos Passos et de « 1919 » op. cit., 22.

tome de la trilogie. Les Newsreels de 1919, s’ils portent largement sur la guerre, sont également émaillés de références aux mouvements contestataires anarchiste et communiste, ainsi qu’à ce qui se passe en U.R.S.S. (N21 « efforts of the Bolshevik Government to discuss

the withdrawal of the U.S. and allied forces from Russia (…) SERBIANS ADVANCE TEN MILES

(…) LENINE REPORTED ALIVE » 420), mouvement qui atteint son apogée à la fin du roman, dans le N39, lorsque les deux sujets sont fondus dans un même article, la guerre étant explicitement désignée comme cause de la montée des mouvements révolutionnaires en Europe :

the socialrevolutionaries are the agents of Denekine, Kolchak and the Allied Imperial Armies. I was one of the organizers of the Soldiers’, Sailors’, and Workmen’s council in Seattle. There is the same sentiment in this meeting that appeared at our first meeting in Seattle when 5000 men in uniform attended. EX-KAISER SPENDS HOURS IN WRITING. Speaking broadly their choice is between revolutionary socialism and anarchy. England already has plunged into socialism, France hesitates, Belgium has gone, Italy is going, while Lenine’s shadow grows stronger and stronger over the conference. (714)

Ici, les différents articles se fondent en un même bloc de texte, contrairement à la présentation habituelle des Newsreels. La radicalisation du mouvement ouvrier aux États-Unis est clairement reliée au contexte international, et à l’émergence de la puissance de la Russie bolchévique. Le passage oppose les représentants du monde d’avant la guerre (Denekine, Kolchak et l’ex-empereur d’Allemagne388) à ceux du nouveau, incarné par le fantôme de Lénine qui plane sur la conférence de Versailles. Si la dernière partie du texte se concentre sur l’Europe, la liste des noms de pays renvoie au début, aux États-Unis, qui eux aussi, implicitement, doivent faire face au choix entre l’anarchie et le socialisme. L’influence de la guerre sur cette radicalisation est également mise en exergue, à travers la référence au « Soldiers’, Sailors’, and Workmen’s Council », au Kaiser et à la conférence de Versailles. Radicalisme et Première Guerre mondiale sont ainsi étroitement associés, les soldats étant les premiers à se rebeller contre le gouvernement qui les a envoyés au front (en 1919-1920, les manifestations d’anciens combattants abondent aux États-Unis).

L’influence de la Grande Dépression et de la montée du radicalisme aux États-Unis dans les années 1930 est également manifestée par le choix des biographies dans 1919, qui incluent celles de John Reed, Joe Hill et Wesley Everest, le premier représentant le rêve bolchevique de nombreux jeunes Américains, les deux autres le martyre de l’I.W.W. provoqué par la violence capitaliste. Cette violence est par ailleurs incarnée par la biographie

388 Anton Ivanovitch Dénikine et Alexandre Vassiliévitch Koltchak ont tous deux combattu pour le tsar pendant la Première Guerre mondiale, et ont ensuite dirigé les armées anti-bolchéviques (les « blancs ») lors de la guerre civile russe.

« The House of Morgan », qui fut la cause du changement d’éditeur de Dos Passos389, dont le message est résumé dans le dernier paragraphe :

(Wars and panics on the stock exchange, machinegunfire and arson,

bankruptcies, warloans,

starvation, lice, cholera and typhus :

good growing weather for the House of Morgan) (648)

En outre, le roman se clôt sur un segment consacré à Ben Compton, émaillé de citations du Manifeste du Parti communiste, et sur un autre, consacré à Dick Savage, lors duquel celui-ci est placé face à ses contradictions par Don Stevens :

Stevens walked across the room to Dick and asked him what sort of man Moorehouse was.

Dick found himself blushing. He wished Stevens wouldn’t talk so loud. ‘Why, he’s a man of extraordinary ability,’ he stammered.

‘I thought he was a stuffed shirt… I didn’t see what those damn fools of the bourgeois press thought they were getting for a story… I was there for the D.H.’

‘Yes, I saw you,’ said Dick

‘I thought maybe, from what Steve Warner said, you were the sort of guy who’d be boring from within.’

‘Boring in another sense, I guess, boring and bored.’

Stevens stood over him glaring at him as if he was going to hit him. ‘Well, we’ll know soon enough which side a man’s on. We’ll all have to show our faces, as they say in Russia, before long.’ (753-754)

Stevens s’exprime de manière stéréotypée, en employant le type de locutions caractéristique du discours de gauche (« stuffed shirt » « those damn fools of the bourgeois press », « boring from within ») ; Dick, lui, tente de jouer sur les mots (« boring and bored »), ce qui ne peut fonctionner (« glaring at him ») face à un personnage qui par définition refuse la polysémie. La seule image que Stevens emploie est « to show our faces », métonymie qui œuvre par la révélation et non par le symbole ou l’obscurcissement. Le sens figuré, dans sa bouche, devient littéral, et s’oppose aux périphrases de Dick (« a man of extraordinary ability »/ « a stuffed shirt »). On remarque que la critique des communistes se fait jour dès 1919 à travers le personnage de Stevens, puis devient bien plus violente dans BM, lorsque ce dernier est cadre du parti. Cependant, dans ce passage, si Stevens est présenté de manière ironique, il parvient néanmoins à détruire l’image que Dick se fait de lui-même, celle d’un homme à principes qui a accepté de faire ce qu’il a fait (travailler pour Moorehouse), uniquement en attendant de pouvoir mettre en œuvre les idéaux dans lesquels il croit réellement. Ses compromissions ont fini par le transformer, et il n’est plus dans une perspective d’entrisme, mais bien d’avancement. Il est choqué par les manières de Stevens (« He wished Stevens wouldn’t talk so loud »), et ne sait que répondre à son injonction de choisir son camp.

389 Voir note 254.

La définition croceenne de la chronique ne peut donc s’appliquer automatiquement à l’œuvre de Dos Passos, en grande partie parce que le refus de l’explication directe n’est pas lié à une insuffisance du discours sur l’histoire, au refus d’attribuer un sens aux événements, mais à la construction du récit de fiction, qui ne fonctionne pas sur la base de la déduction directe, mais sur l’association d’idées qui aboutit à une signification qui ne peut être univoque. Dos Passos parvient à la fois à rendre la rumeur de l’histoire et à lui imprimer sa marque, en assumant une prise de position qui, si elle ne s’apparente pas à une thèse facilement résumable, donne néanmoins une certaine perspective sur les événements dont il fait le récit, une perspective issue non seulement de l’analyse des documents, mais de la situation dans laquelle l’écrivain rédige son œuvre. La Première Guerre mondiale n’est pas simplement un événement historique, elle prend une dimension allégorique, nourrie par la perspective radicale du début des années 1930, et devient une sorte d’ « à-présent » (le jetztzeit de Benjamin) qui symbolise tout ce que l’Amérique a perdu avec l’intervention militaire.

2.3. Du fait à la fiction : le travail du document

« Deux déserteurs qui se sont enfuis à Mexico pour ne pas faire la guerre. Deux meurtriers, deux anarchistes méritent-ils tant de littérature ? »

Armand Gatti390

La difficulté d’établir une philosophie de l’histoire à partir de la trilogie est ainsi liée à son statut même de fiction, qui s’inscrit en faux vis-à-vis de l’histoire narrative comme de la chronique comme simple catalogue. C’est précisément cet entre-deux qui permet l’émergence du politique, établissant une histoire alternative possible mais jamais affirmée de manière péremptoire. Cette dimension politique, protestataire, n’a pas toujours été reconnue par Dos Passos. Dans la seconde moitié de sa vie, ayant à cœur de se présenter comme un libéral et non un radical, il revient sur sa description de la trilogie comme outil permettant de forger l’esprit d’une génération, et semble vouloir la réduire à un recueil de fragments épars :

A chronicler has to use the stories people tell him about themselves, all the little dramas in other people’s lives he gets glimpses of without knowing just what went before or what will come after, the fragments of talk he overhears in the subway or on a streetcar, the letter that he picks up on the street addressed by one unknown character to another, the words on a scrap of paper found in a trash-basket, the occasional vistas of reality he can pick out of the mechanical diction of a newspaper report.391

390 Armand Gatti, Chant public devant 2 chaises électriques, Paris : Seuil, Collection du TNP, 1966, 66.

391 John Dos Passos, « Contemporary Chronicles », cité dans J.P. Diggins, « Dos Passos as Historian », op. cit., 333. Ce texte se trouve dans les manuscrits de Dos Passos à l’université de Virginie, et n’est pas daté.

On a ici l’impression que la trilogie a été construite sans but véritable, par un simple assemblage de fragments. Or, si la notion de fragment est centrale dans l’esthétique de l’œuvre, c’est aussi parce qu’elle est couplée au désir de dire quelque chose. Il ne s’agit pas simplement pour Dos Passos de rassembler des documents, sortes de memento mori d’une époque, et de les épingler sans autre forme de catégorisation, simplement pour présenter des pans d’histoire américaine flottant ça et là dans une mer de références chaotiques. Outre que, comme nous l’avons vu, la prétention à l’objectivité historique n’est plus d’actualité au moment où Dos Passos écrit la trilogie, une telle interprétation va à l’encontre du travail de l’écrivain. En effet, Dos Passos ne se contente pas de transcrire des documents. Il les ordonne, les façonne, les réécrit. On le voit très bien à la lecture de ses manuscrits. Pour les Newsreels par exemple, il n’accumule pas simplement des articles de journaux. Il découpe soigneusement certains passages, certains titres, puis les colle dans des carnets, parfois de manière chronologique, parfois de manière thématique392. Le souci du document authentique s’accompagne d’une aspiration à la construction historique. Pour atteindre ces objectifs, Dos Passos, comme nombre d’autres écrivains de l’époque (Theodore Dreiser, Ernest Hemingway, Josephine Herbst), s’appuie sur son expérience en tant que journaliste, et met en œuvre un certain nombre de techniques issues du documentaire, genre qu’il a lui-même contribué à forger aux États-Unis.

Ce genre hybride permet d’aborder sous un angle différent la question du rapport entre fiction et histoire ; en effet, si le documentaire a vocation à transmettre le vrai, dans les faits cette mission est problématique, et certains documentaristes, tels Dos Passos ou James Agee, en sont conscients. Pour Dos Passos, le documentaire est un genre de transition, qu’il pratique principalement dans Facing the Chair au moment de l’affaire Sacco et Vanzetti. Mais cette étape est capitale dans l’évolution de son œuvre, car le documentaire lui permet de cristalliser un certain nombre de techniques narratives, qui trouveront leur réalisation complète dans la trilogie. La construction de l’événement historique comme événement symbolique, voire allégorique – qu’il s’agisse de la Première Guerre mondiale ou de l’affaire Sacco et Vanzetti – s’accompagne ainsi d’un véritable travail du document, qui n’a pas pour simple but de montrer, mais bien de construire un univers de fiction. L’articulation entre authenticité et construction est une constante dans les œuvres de Dos Passos. La fiction ne se

Cependant, le terme de « Contemporary Chronicle » ne commence à être utilisé par l’auteur qu’autour des années 1950.

392 « Dos Passos' method of preparing each Newsreel was to make extensive notes from a single newspaper of items appearing over a period ranging from several days to several months, though occasionally a specific Newsreel will contain material that appeared more than a year apart. He used the Chicago Tribune for The 42nd

Parallel and the New York World for Nineteen-Nineteen and The Big Money ». Donald Pizer, John Dos Passos’ U.S.A.; A Critical Study, op. cit., 80-81. Pour une reproduction des carnets de Dos Passos, voir Annexe 1, fig.1.

veut pas un « faux document »393 qui in fine imposerait une vérité supérieure à celle de l’histoire, mais un lieu de mise en concurrence des textes et des discours : « pencil scrawls in my notebook the scraps of recollection the broken halfphrases the effort to intersect word with word to dovetail clause with clause to rebuild out of mangled memories unshakably (Oh Pontius Pilate) the truth » (1135). La volonté de rétablir une cohérence se heurte à l’inévitable fragmentation de la langue et du monde, aux souvenirs mutilés et au piège des raccords (« dovetail ») trop fluides. La séparation de « unshakably » et « the truth » donne bien à voir la nature mouvante de la vérité, perpétuellement soumise au soupçon de la trahison, incarné par la figure de Ponce Pilate. Cette trahison est celle qui a été mise en place par Woodrow Wilson lorsqu’il a engagé les forces américaines dans la Première Guerre mondiale. La reconstruction de la vérité ne peut alors passer par le discours politique, ni par une conception de l’histoire comme « discours (…) endetté par rapport au pouvoir »394 ; c’est la fiction qui la met en scène, par la ré-écriture de l’événement à partir de sources documentaires recomposées. À la Première Guerre mondiale comme événement fondateur de la trahison démocratique vient alors s’ajouter l’affaire Sacco et Vanzetti, qui représente à la fois l’aboutissement de cette trahison, de la manipulation du discours mise en place pendant le conflit et qui se consolide au cours des années 1920, et la possibilité d’une nouvelle écriture de l’histoire, qui substitue à la rhétorique de la preuve (l’événement est ce qui est arrivé, le document est validation du passé) une rhétorique de la persuasion au sein de laquelle le document devient non plus la trace du passé mais l’espoir d’un autre avenir possible.

2.3.1. Dos Passos, Sacco, Vanzetti