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III. Les agents des organismes publics chargés de la lutte contre les

4)   Sortir du droit, quand il est trop injuste 143

Dans certaines situations, le droit paraît injuste aux agents, car ils estiment qu’il n’est pas assez protecteur pour les travailleurs en situation de handicap. Ici, une agente considère que le droit du travail ne reconnaît pas de contraintes supplémentaires pour un employeur lorsque le handicap est le résultat d’un accident de travail. Elle estime qu’elle est confrontée à des situations individuelles profondément injustes et que les dispositions légales ne permettent pas de répondre aux situations d’injustice et de souffrance subie par les travailleurs, auxquelles elle est confrontée dans son travail quotidien.

« Je sais que, juridiquement, ça n’a pas de poids, mais j'ai quand même de temps

en temps des dossiers où la personne a un handicap ou des problèmes de santé suite à son travail. Et ça, ça me fait sortir de moi, je trouve... enfin il y a un côté moralement difficile, parce que c'est vraiment user une personne jusqu'à ce qu'elle développe un handicap donc voilà par exemple, ce dossier du nettoyeur qui à force de nettoyer développe des problèmes au genou, ou quelqu'un qui développe des problèmes au dos, et puis... enfin c'est vraiment le déchet qu'on jette après quand il est plus utile à 100%. Je trouve que cette dimension là... Je trouve que l'employeur a une responsabilité encore plus importante. Alors juridiquement c'est la même, mais voilà. Je trouve que moralement... » (Agente du Centre pour l’égalité des chances).

Ce sentiment d’injustice du droit est particulièrement renforcé par le fait que les agents du Centre pour l’égalité des chances reçoivent les plaignants en entretiens, qu’ils les rencontrent souvent en face à face et qu’ils apprennent à les connaître, au-delà de leur dossier juridique. Lors de ces entretiens, les agents dépassent largement leur rôle de juriste traitant un dossier d’un plaignant au regard du droit. Ils deviennent plutôt une

oreille bienveillante et attentive auprès de laquelle les travailleurs peuvent exposer leur souffrance et leurs difficultés149

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« J’ai eu une dame qui a commencé à pleurer devant moi l’autre jour. Là, on se rend compte de toute la souffrance qu’elle porte avec elle. Et quand on doit lui dire qu’il y a des choses qui ne sont pas prévues par la loi, ce n’est pas facile. Dire à quelqu’un que, suite à un accident de travail, sur son lieu de travail, avec une responsabilité quand même de l’employeur, devoir dire que l’employeur peut la licencier, selon la loi, c’est quand même difficile […] et puis il y a tout ce qu’il y a derrière son licenciement : elle élève seule ses enfants, ça va pas être simple pour elle » (Agente du Centre pour l’égalité des chances).

Les agents sortent du droit et deviennent des oreilles attentives pour écouter les histoires racontées par les plaignants. Ces derniers ne viennent pas les rencontrer uniquement pour leur parler de leurs problèmes au travail mais expriment la souffrance, la frustration ou encore le besoin de reconnaissance. Face à eux, les agents peuvent à leur tour exprimer toutes les incohérences et injustices qu’ils perçoivent dans le droit du travail en vigueur. Le fait d’exposer, dans les interactions avec les travailleurs, les difficultés morales liées à l’application d’un droit qu’ils jugent parfois injuste, leur permet à la fois de témoigner de la compassion à l’égard des travailleurs mais aussi d’exprimer leurs propres souffrances par rapport aux limites de leur intervention, très fortement cadrée par le droit et les procédures légales qui permettent de l’appliquer.

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La comparaison des deux institutions dans les deux pays fait apparaitre deux tensions majeures qui caractérisent l’activité de défense des travailleurs avec un handicap. D’une part, la demande de réparation individuelle de la victime peut entrer en contradiction avec la poursuite de l’intérêt général, au cœur de l’activité de ces organismes publics de lutte contre les discriminations. Les travaux inscrits dans le courant du cause lawyering, qui interrogent l’articulation entre militantisme des avocats et activité juridique, ont déjà souligné les contradictions qui sont susceptibles d’apparaitre lorsque les professionnels du droit tentent, à travers la défense individuelle de clients particuliers, de promouvoir des causes politiques plus larges. Les cas présentés ici portent sur une tension similaire dans le sens où elle concerne les rapports entre les cas individuels et les principes collectifs. Néanmoins, ils impliquent de penser la complexité du positionnement de juristes qui travaillent au sein des organismes publics de lutte contre les discriminations. Contrairement aux avocats étudiés par le Cause lawyering, les agents ont des marges de manœuvre plus restreintes, notamment en ce qui concerne la sélection des cas ou le choix des stratégies qu’ils adoptent, car ils sont contraints par le mandat de l’organisation pour laquelle ils travaillent, même s’ils contribuent eux aussi à façonner les contours et marges de manœuvre de leur travail. Leur positionnement vis-à- vis du public est à la fois fondé sur leur rôle d’aide et d’accompagnement dans le

149 Ce constat a été fait dans de nombreux autres services où les agents reçoivent des usagers (Dubois,

processus de mobilisation du droit, et sur la nécessaire prise de distance par rapport au public. Cette prise de distance découle à la fois des missions ou du mandat de leur organisation et de l’adhésion variable des agents aux principes défendus par leur institution, notamment en ce qui concerne les bienfaits d’une « montée en généralité » qui permet, au-delà du cas individuel traité, de jouer un rôle de réduction des inégalités à un niveau structurel. Cette tension est d’autant plus forte, en Belgique, que les agents reçoivent le public lors d’entretiens en face-à-face et qu’ils se trouvent confrontés à des situations de « débordements du droit » où les plaignants ne viennent pas uniquement exposer un problème juridique et où les agents trouvent là un espace pour exprimer les difficultés morales qu’ils rencontrent face à l’injustice du droit.

D’autre part, une deuxième tension forte qui caractérise l’action des agents concerne leur positionnement par rapport aux catégories administratives et aux législations relatives au handicap. Cette tension est particulièrement prégnante en France, où les agentes en charge du handicap au sein du Défenseur des Droits militent pour faire émerger une définition large du handicap, qui ne se fonde pas exclusivement sur une reconnaissance administrative préalable. Cette vision du handicap correspond à la fois à la position qu’elles ont défendues dans leur carrière militante et associative antérieure, mais aussi aux injonctions de la Convention des droits des personnes handicapées des Nations Unies qu’elles sont chargées de faire appliquer. Dans leur pratique de négociation avec les employeurs, elles se trouvent cependant confrontées à des obstacles qui les incitent à revenir, in fine, aux catégories administratives qui donnent plus de poids à leur intervention. En Belgique par contre, où il n’existe pas de catégorisation administrative du handicap spécifique au monde du travail comme c’est le cas en France, les agents mettent plutôt en évidence ce qu’ils considèrent comme des injustices contenues dans la loi, qui les poussent à s’écarter du droit dans leurs interactions en face-à-face avec les plaignants.

Conclusion

Etudier l'action de ces trois groupes d’intermédiaires du droit en matière de handicap permet de contribuer et de renouveler les analyses proposées par la littérature sur la défense du handicap et les usages du droit dans le monde du travail.

1. Constitution progressive d’une expertise autour du droit du handicap et

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