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Donner voix aux travailleurs handicapés : des frontières floues entre

III. Les agents des organismes publics chargés de la lutte contre les

4)   Donner voix aux travailleurs handicapés : des frontières floues entre

Lors des interactions à distance entre les plaignants et les agents, la relation entre ces deux parties est profondément inégale, en termes de connaissances et de ressources. D’un côté, les agents ont non seulement des compétences juridiques en matière de droit antidiscriminatoire, mais aussi le pouvoir de faire pression pour que la loi soit appliquée par les employeurs. Comme ils s’expriment en tant que représentants de leur institution, ils sont en mesure de menacer les employeurs qui ne se conforment pas à la législation, en menant des enquêtes dans les entreprises, en rédigeant un rapport d’observation sur les pratiques discriminatoires d’un employeur ou encore en soumettant ce rapport au juge en cas de procès. De l’autre côté, les plaignants sont, à première vue, bien moins dotés de ressources. Dans la plupart des cas, ils n’ont que peu de connaissance en matière de droit antidiscriminatoire. Ils ont subi des injustices, parfois depuis des années, et ne parviennent pas à infléchir les pratiques de leur employeur. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils portent plainte auprès du Défenseur des Droits, souvent après de nombreuses démarches qu’ils estiment non-fructueuses auprès de représentants syndicaux ou associatifs. Néanmoins, les plaignants ne sont pas dénués de toute ressource : au contraire, ils ont également des savoirs qu’ils peuvent déployer et mobiliser dans leurs interactions avec les agents. Il s’agit des savoirs pratiques au sujet de leur handicap et des difficultés qu’ils rencontrent concrètement dans leur vie quotidienne et dans l’emploi. Ces savoirs, qu’ils tirent de leur expérience quotidienne comme travailleur handicapé, sont jugés indispensables par les agents du Défenseur des Droits, qui ne peuvent pas faire l’impasse sur cette contribution des plaignants à la construction de leur dossier.

Au cours des échanges entre les plaignants et les agents en charge du handicap, les interactions contribuent à produire différentes conceptions, parfois contradictoires, du handicap. A travers le cas d’une travailleuse, qui a porté plainte devant le Défenseur des Droits pour discrimination en raison de son handicap, nous montrerons comment se produit cette catégorisation complexe du handicap, avec une participation attendue du plaignant qui est plus ou moins grande en fonction des étapes du processus de construction de la définition du handicap.

Norah (nom d’emprunt) a introduit une plainte auprès du Défenseur des Droits. Elle est chauffeuse de bus dans la Région parisienne. Il y a quelques années, elle a été victime d’une agression dans son bus. Quelques années plus tard, elle est à nouveau victime d’une nouvelle agression. Entre les deux agressions, elle a introduit une demande de reconnaissance de la qualité de travailleuse handicapée (RQTH), qu’elle a obtenue. Elle demande à son employeur de changer de poste afin de rejoindre l’équipe administrative qui travaille dans des bureaux. Celui-ci refuse de la muter à un autre poste. Elle décide alors de contacter le Défenseur des Droits car elle ne sait pas quoi faire. Lors de la première interaction avec un agent du Défenseur des Droits, elle a pu expliquer en détails les raisons qui l’ont poussées à demander une mutation à un autre poste : l’agente du Défenseur des Droits l’a longuement écoutée expliquer toutes les barrières qui l’empêchent aujourd’hui de pratiquer son métier de chauffeuse de bus. A travers cette première interaction, l’agente accorde une grande importance au discours produit par Norah concernant les difficultés concrètes qu’elle rencontre dans la pratique de son métier. Elle produit la définition du handicap avec la plaignante, en mettant en évidence le caractère discriminatoire de l’environnement de travail en tant que chauffeuse de bus. Au cours de la construction du dossier, l’agente suggère à Norah de mettre en avant sa reconnaissance de qualité de travailleuse handicapée et se détache d’une définition du handicap en tant que difficulté inhérente à l’environnement de travail. Elle tend à produire une définition du handicap fondée sur la reconnaissance administrative du handicap, sans prendre en compte la propre perception de la plaignante de son handicap et les difficultés qu’elle rencontre dans la pratique quotidienne de son métier. Dans cette conception, ce n’est plus tant l’environnement – ici un poste de travail défini – qui produit une discrimination, mais plutôt l’état de santé de la travailleuse, attesté par une reconnaissance administrative de son statut de travailleuse handicapée. Le handicap est alors envisagé comme inhérent à des individus et à des corps, plus qu’à des lieux et des environnements.

Dans certains cas, les agentes se trouvent face à des situations où ils donnent voix aux travailleurs handicapés dans la construction de la définition du handicap. Elles vont à l’encontre d’une définition strictement administrative du handicap et brouillent ainsi les frontières entre l’intervention neutre de l’administration et des usages plus militants du droit, à la faveur des travailleurs qu’ils accompagnent dans le processus de reconnaissance de leurs droits. Au cours des interactions entre les agentes et les plaignants, tout comme dans d’autres services publics où les fonctionnaires sont en interactions avec le public (Lipsky, 2010), différentes définitions du handicap émergent. Ces dernières influencent le rôle joué par le plaignant dans la construction de ce qu’est une discrimination fondée sur le handicap, mais aussi sur les stratégies juridiques et judicaires qui peuvent être déployées par les agents pour résoudre le problème auquel ils sont confrontés.

2. Le Centre pour l’Egalité des Chances en Belgique : agir avec, contre ou hors du droit

Les agents du Centre pour l’égalité des chances en Belgique adoptent des stratégies variées pour défendre les droits des travailleurs avec un handicap. Dans certains cas, ils s’appuient sur le droit antidiscriminatoire pour infléchir les pratiques des employeurs, mais aussi celles des syndicats, car ces dernières peuvent être contradictoires avec les principes de non-discriminations qu’ils défendent (1). Dans d’autres cas, ils agissent contre le droit et contestent des dispositions légales, par le biais de recommandations ou de procès (2). Dans le cadre de ces procès, ils se trouvent confrontés à la double exigence d’aider un travailleur individuel et de poursuivre les objectifs de leur organisation (3). Sortir du cadre juridique leur permet, face aux plaignants, d’exprimer les difficultés morales qui traversent leur activité (4).

1) S’appuyer sur le droit pour infléchir les pratiques des employeurs, mais aussi

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