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Répondre au cas par cas : approche réactive, évitement du raisonnable 163

I. Les réponses des employeurs 149

3.   Répondre au cas par cas : approche réactive, évitement du raisonnable 163

En cas de demandes ou de plaintes de la part de travailleurs, les réponses organisationnelles sont très variables. Dans certains cas, des mesures sont prises dès l’annonce du handicap ou dès l’entrée en fonction du travailleur, sur simple demande de sa part. Certaines entreprises ont mis en place des systèmes de commande en ligne de matériel adapté, pour faciliter les démarches des travailleurs. Dans d’autres, les demandes sont laissées en attente pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, et les travailleurs éprouvent un sentiment d’épuisement face à l’absence de réponse de leur hiérarchie. Malgré l’intervention de nombreux intervenants – syndicats, organismes publics de lutte contre les discriminations, voire même avocats –, les employeurs font parfois preuve de mutisme. Ceci peut s’expliquer en partie par le flou juridique concernant les obligations de l’employeur qui constitue, dans l’état actuel du droit, une ressource pour les employeurs désireux de ne pas aménager un poste.

Que les aménagements soient pourvus dès le départ ou qu’ils résultent d’une procédure longue, ils ont comme caractéristique d’être souvent le résultat d’une demande individuelle exprimée par le travailleur. Les employeurs adoptent majoritairement une posture réactive de réponse a posteriori face aux problèmes posés pour un travailleur, plutôt que de façon préventive à travers la mise en place de dispositifs permettant l’accessibilité de tous aux lieux de travail. Ceci va dans le même sens que le constat de Sophie Dalle-Nazébi et Sylvain Kerbourc’h. Dans leur étude de l’insertion professionnelle des travailleurs sourds, ils montrent que très peu de dispositifs sont mis en place de façon structurelle sur les lieux de travail pour en faire des environnements adaptés pour tous, dans la logique d’une définition sociale du handicap. Les aménagements sont souvent le résultat de demandes individuelles qui sont extrêmement longues et chronophages pour les travailleurs concernés (Dalle-Nazébi & Kerbourc’h, 2013) (voir la section sur les rapports à la légalité des travailleurs).

Les employeurs adoptent majoritairement une politique fondée sur le cas par cas. Lorsqu’un travailleur déjà en poste devient handicapé ou, plus rarement, qu’un candidat à un poste est en situation de handicap, les chargés de mission handicap cherchent très souvent à répondre au problème qui se pose de façon réactive : aménager le poste de travail, reclasser le travailleur sur un autre poste, aménager la procédure de recrutement des candidats, etc. Ainsi, par exemple, dans les établissements de santé en France, la réponse la plus fréquente consiste à affecter l’agent, de manière provisoire ou définitive, sur un « poste adapté ». Certains services, tel que l’accueil des patients et de leur famille, ainsi que des services administratifs, se muent en véritables « services handicapés » :

« Il y a des secteurs qui ont été identifiés comme des secteurs où on pouvait mettre

des gens avec des handicaps. Dans ces secteurs, on va en mettre, et en mettre, sans non plus se poser la question des limites. […] Spontanément, quels sont les postes à charge physique légère qu’on a dans les hôpitaux ? Des postes administratifs. L’autre idée spontanée qui vient, c’est que puisque c’était des soignants, ce sont des postes administratifs dans le secteur soignant. Du coup, vous avez un service en

manque de secrétaire médical ou d’adjoint administratif pour l’accueil administratif des patients, et on va dire : ‘On a de la chance, il y a un poste qui va se libérer, on a un aide-soignant qui ne peut plus manutentionner des malades, on va lui proposer ce poste’. Et la formation ? Comment tout d’un coup on peut devenir secrétaire, en 24 h, quand on a été aide-soignant ? » (Médecin du travail, fonction publique hospitalière, enquête FIPHFP).

La tentation d’« exporter » les agents en situation de handicap vers des services non-soignants est en outre souvent motivée et justifiée par le souci de protéger l’équipe soignante, dans cette idée que le handicap est par définition incompatible avec le travail de soin :

« Il ne faut pas non plus surcharger une équipe en travailleurs handicapés sous peine

qu’ils ne puissent plus tourner. Il y a un équilibre à respecter. » (Chargée du développement des ressources humaines, fonction publique hospitalière, enquête FIPHFP)

Lors de leurs démarches auprès des travailleurs, les chargés de mission handicap ne font jamais mention d’emblée du caractère raisonnable ou approprié des demandes qui sont formulées par les travailleurs ou suggérées par le médecin du travail. Pourtant, juridiquement, il s’agit d’une nouveauté importante apportée par les législations en matière de non-discrimination : les travailleurs en situation de handicap peuvent exiger des aménagements de postes, d’horaires et de travail, pour autant que ceux-ci soient raisonnables ou, si l’on s’en réfère au droit français, appropriés (voir la partie juridique). Cette catégorisation des aménagements, qui permettrait de distinguer ceux qui sont raisonnables de ceux qui ne le sont pas, n’est pas du tout incorporée dans le discours des chargés de mission handicap. Une chargée de mission handicap dans une entreprise explique comment elle procède lorsqu’elle reçoit une demande d’aménagement de la part du médecin.

Enquêtée : « - Quand le médecin préconise un aménagement de poste de travail, on l’accepte toujours. Je n’ai pas à revenir sur cette décision, je ne suis pas médecin, je ne suis pas en mesure de juger du handicap ou de la maladie. Donc s’il dit ‘un siège’, on achète un siège.

Enquêtrice : - Et que faites-vous si la demande formulée par le médecin n’est pas possible ?

Enquêtée : - Euh (elle hésite), on envisage un reclassement, mais bon, ce n’est pas toujours facile […] puis quand il n’y a vraiment pas de solution, on envisage le licenciement » (Chargée de mission handicap, entreprise privée, secteur financier et assurances).

A aucun moment la chargée de mission handicap ne fait mention du caractère raisonnable ou approprié des aménagements de poste proposés. Elle considère que l’employeur doit tout faire pour maintenir le salarié en poste, mais qu’en cas d’impossibilité majeure, le travailleur se verra licencié. Elle inscrit sa démarche dans une politique de reclassement et d’aménagement de poste de travail, sans juger du caractère raisonnable de la demande

formulée par le travailleur, ni motiver ses actions au nom d’un principe d’égalité de traitement et de non-discrimination entre les travailleurs en raison de leur handicap ou de leur état de santé.

Lors de ces démarches, le médecin joue un rôle prépondérant dans la détermination des aménagements à pourvoir. Or, dans la plupart des situations, il ne visite pas les lieux de travail. Une chargée de mission de notre enquête fait cependant exception : elle se déplace sur les lieux de travail pour mesurer l’adéquation des demandes formulées avec le lieu de travail. Elle évalue en parallèle les aménagements organisationnels qui lui semblent nécessaires pour favoriser la bonne insertion du travailleur avec un handicap.

« Nous, en fait, on a fait le choix de systématiser l'étude ergonomique du poste. Parce qu'on considère que la prescription médicale en tant que telle ne suffit pas. Le médecin va vous écrire sur la prescription médicale, par exemple, on va prendre un truc assez simple, comme un poste de bureau : ‘Besoin d'un fauteuil’. OK. Sauf que le médecin n'est pas allé voir le poste de travail et ne sait pas comment est configurée la pièce ; et puis « besoin d'un fauteuil » ça veut peut-être dire qu'il y a besoin d'autre chose... Et puis, si y' a pas une étude ergonomique de poste, on va pas non plus se rendre compte s’il y a un besoin organisationnel en fait. Et, dans le cadre des aménagements de poste, souvent, c'est une dimension à laquelle les gens ne pensent pas forcément naturellement, mais l'aménagement organisationnel, souvent, ça n'a pas de coût et c'est hyper efficace. Du coup, nous, on part du principe que, à partir du moment où le médecin du travail nous flèche un agent en nous disant qu'il y a un besoin d'aménagement, même si il nous dit une lampe ou je sais pas quoi, il faut qu'on aille voir sur le terrain, il faut qu'on se rende compte si c'est simplement ce qu'il a écrit, ou si le contexte nécessite autre chose. Parce que si on ne fait que livrer un fauteuil, peut-être que finalement on ne répondra pas aux besoins et que ça n'améliorera pas la situation de l'agent. Donc on a fait ce choix de travailler avec des études ergonomiques. » (Chargée de mission handicap, fonction publique hospitalière en France)

Cette absence de référence au caractère « raisonnable » est due au fait que deux principes juridiques se superposent : d’une part, l’obligation d’aménagement du poste de travail suite à la survenance du handicap d’un salarié ou d’un agent ; d’autre part, l’incitation à proposer des « aménagements raisonnables », appelés « mesures appropriées » en France, qui ont une visée plus large (voir la partie juridique). Pourtant, ils ne renvoient pas aux mêmes obligations pour l’employeur. Les aménagements de postes se limitent souvent à des aménagements matériels, ergonomiques et souvent techniques, du seul poste de travail individuel du travailleur. Les aménagements dits « raisonnables » impliquent d’aller au-delà et de veiller à l’accessibilité de tous les lieux utilisés par les travailleurs, tels que les lieux de repas ou de réunion, ou encore de permettre la modulation des horaires de travail. Or, les aménagements matériels et techniques, qui sont pour partie finançables par les aides publiques et moins coûteux en termes d’organisation du travail, apparaissent avoir la faveur des employeurs. Les

aménagements immatériels liés à des adaptations dans l’organisation du travail, en particulier les aménagements du temps de travail, sont quant à eux souvent perçus comme des privilèges plutôt que comme des mesures de production d’égalité.

« Je mets des adaptations horaires, presque des aménagements techniques. […] C’est une sorte de bonne entente avec l’équipe et l’encadrement, les horaires. Et encore, ça ne passe pas partout. C’est vu comme quelque chose de très privilégié, quand on n’est pas cadre et qu’on gère ses horaires comme on veut. C’est toujours un peu compliqué. Quelqu’un qui ne ferait que de l’après-midi par exemple, c’est difficile pour toute une équipe qui tourne sur tous les horaires. » (Chargée du développement des ressources humaines, fonction publique hospitalière, enquête FIPHFP)

On observe chez les employeurs une difficulté à penser une « accessibilité immatérielle » qui prenne en compte le collectif de travail : souvent le concept d’accessibilité renvoie à une conception physique et reste circonscrit au registre de la compensation plutôt que de la non-discrimination.

Ainsi, face aux demandes exprimées par les travailleurs, les employeurs adoptent majoritairement une attitude réactive. La primauté accordée par les employeurs à ces réponses réactives face aux problèmes qui se posent en interne ne doit cependant pas laisser penser que les organisations n’ont aucune préoccupation pour l’inclusion et l’accessibilité du monde du travail à tous les travailleurs qui les conduiraient à anticiper et à promouvoir une politique proactive vis-à-vis du handicap. Cependant, elles inscrivent ces initiatives dans des politiques menées « sans le droit ».

4. Agir sans le droit ? Egalité ou prévention des risques professionnels

Au-delà de l’obligation de quotas qui est bien connue des employeurs, les chargés de mission handicap considèrent très majoritairement que le droit ne représente pas une menace ou une contrainte forte à laquelle ils doivent se conformer. Ils font très peu référence au droit de façon explicite : dans les deux pays, les lois relatives à la non- discrimination157

sont rappelées comme des principes généraux qui guident les politiques de recrutement ou de gestion du personnel, sans que les chargés de mission handicap n’établissent, dans leurs discours, de relation entre les législations et les politiques qu’ils mettent en place dans les entreprises ou les services publics pour lutter contre les discriminations. L’enquête de Delphine Thivet et Emmanuelle Fillion sur les secteurs sanitaire et médico-social en France fait, elle aussi, apparaître une faible pénétration du droit de la non-discrimination dans les pratiques des chargés de mission. L’approche catégorielle, médicale, administrative et individuelle par les restrictions et l’inaptitude des

157 En France, la loi du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire

dans le domaine de la lutte contre les discriminations ; en Belgique la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certains formes de discrimination.

« travailleurs handicapés » semble prévaloir sur une approche en termes de droits des individus, d’égalité face à l’emploi et de « situations de handicap »158.

Ce premier constat rejoint largement les observations de Laure Bereni suite à ses enquêtes auprès des responsables diversité dans les multinationales françaises. Elle montre que ces dernières voient le droit comme une contrainte minimale plus que comme une menace qui pèse sur leur activité. Les chargés du handicap envisagent leurs réponses organisationnelles comme des initiatives endogènes, répondant à une exigence de « bon management » (Bereni, 2015). C’est ce qui distingue d’ailleurs les employeurs belges et français des organisations nord-américaines étudiées par Tom Burke et Jeb Barnes qui, dans certains cas, développent toutes une série de stratégies juridiques et judiciaires face à ce qu’elles perçoivent comme une menace de procès ou d’actions en justice de la part de travailleurs qui n’auraient pas bénéficié d’un aménagement de leur poste de travail (Barnes & Burke, 2012).

Néanmoins, le droit n’est pas absent du discours des chargés de mission handicap, qui l’évoquent de façon implicite lorsqu’ils décrivent les pratiques qu’ils mettent en place pour éviter ou anticiper le droit. Deux types de réponses organisationnelles au droit se distinguent. Dans certains cas, les initiatives en matière de handicap se veulent en avance sur le droit de la non-discrimination (1) ; dans d’autres, elles visent à anticiper le droit au reclassement professionnel, dans une logique de prévention des risques (2).

1) Etre en avance sur le droit de la non-discrimination: le handicap comme critère

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