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IV. Comparaison des droits belge et français 70

3.   La définition du handicap 72

Une différence notable peut être constatée entre les jurisprudences belge et française pour ce qui concerne l’appréhension du concept de handicap. Il s’agit naturellement d’une question-clé : être reconnue comme « en situation de handicap » conditionne la possibilité, pour une personne, de réclamer un aménagement raisonnable.

Le droit européen de la non-discrimination, comme le droit des Nations Unies, a adopté une conception large du handicap, reflétant l’approche sociale, plutôt que médicale, de cette notion. En France, la définition générale du handicap, plus large que la définition européenne, figure à l’article L 114 du code de l’action sociale et des familles. Mais, pour ce qui concerne l’obligation d’emploi, une liste exhaustive des personnes concernées figure à l’article L 5212-13 du code du travail. En pratique, il semble que la reconnaissance préalable (administrative) du handicap soit une condition pour obtenir le bénéfice des droits reconnus aux personnes handicapées. La jurisprudence ne donne pas, à notre connaissance, d’illustrations des discussions qui pourraient se tenir sur la notion même de handicap, pour bénéficier des aménagements raisonnables. En Belgique, en revanche, il est admis que la notion de « handicap » au sens de la législation antidiscriminatoire ne se confond pas avec les catégories établies par les législations relatives aux quotas de recrutement dans les institutions publiques et aux allocations accordées aux personnes dites handicapées. Dans la plupart des affaires, les juges

adoptent une approche large du handicap lorsqu’ils appliquent le droit antidiscriminatoire. Pour préciser le sens de cette notion et déterminer dans un cas d’espèce si une personne peut être qualifiée de « handicapée » aux fins d’application de la législation antidiscriminatoire et du mécanisme de l’aménagement raisonnable, ils se réfèrent largement à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne et à la Convention des Nations Unies sur les droits des personnes handicapées mais aussi au Protocole conclu en 2007 par l’Etat fédéral et les différentes entités fédérées afin de fixer les critères d’interprétation du concept d’aménagement raisonnable.

TROISIEME PARTIE :

USAGES ET NON-USAGES DU DROIT DU HANDICAP

PAR LES SYNDICATS, AVOCATS ET ORGANISMES

PUBLICS DE LUTTE CONTRE LES DISCRIMINATIONS

Les mobilisations de – ou en faveur des – personnes handicapées ont fait l’objet de nombreux travaux. Ceux-ci ont porté une grande attention aux organisations non- gouvernementales (De Blic, 2008; Fillion, 2015; Fillion & Torny, 2015; Revillard, 2017b; Vanhala, 2011), au détriment d’autres groupes d’acteurs qui interviennent aussi dans la défense de leurs droits : les syndicats, les avocats ou encore les organismes chargés de la lutte contre les discriminations (Lejeune, 2017). C’est cette dimension que nous souhaitons développer dans cette troisième partie du rapport, en nous focalisant sur leurs activités de défense des droits dans le domaine du travail et de l’emploi des personnes handicapées.

Trois groupes de professionnels distincts sont étudiés ici. Le premier groupe est composé d’acteurs syndicaux en charge du handicap. Ceux-ci ont des statuts très variables selon les centrales, les fédérations et les pays : certains sont explicitement référents handicap, d’autres responsables diversité, d’autres permanents, d’autres encore délégués syndicaux. Le deuxième groupe est composé d’avocats, spécialistes de droit social, qui interviennent pour défendre les travailleurs avec un handicap et/ou les employeurs dans leurs démarches juridiques et contentieuses. Le troisième groupe est composé d’agents travaillant pour les organismes publics chargés de la lutte contre les discriminations et la promotion de l’égalité : le Centre pour l’égalité des chances (UNIA) en Belgique et le Défenseur des Droits (DDD) en France. Afin de comprendre les interactions entre les travailleurs et les organisations ou professions étudiées et de ne pas envisager celles-ci comme des entités uniformes, nos enquêtes ont observé de près le travail des acteurs aux différents niveaux d’une même organisation (syndicale ou de lutte contre les discriminations) ou parmi les membres de la profession d’avocats. Si tous agissent au nom de leur organisation ou profession, il s’agit de déconstruire les tensions susceptibles d’apparaître au sein de celles-ci, parmi l’agrégation d’activités, de ressources, et de pratiques qui constituent le travail quotidien de ses membres.

Ces différents intervenants peuvent être qualifiés d’intermédiaires du droit, au sens qu’en donne Jérôme Pélisse (2014), c’est-à-dire des intervenants qui utilisent le droit dans leur pratique professionnelle et dans leurs interactions avec leur public, sans être dans tous les cas juristes de formation, ni appartenir à des professions juridiques établies et reconnues. Comme nous le verrons, ces différents intervenants ne partagent ni les mêmes pratiques auprès de leur public, ni le même éthos professionnel, ni le même rapport au politique.

L’analyse porte sur la façon dont ils mobilisent le droit, l’utilisent et lui donnent sens, dans leurs pratiques quotidiennes et dans leurs interactions avec les travailleurs avec

un handicap. Elle s’inscrit dans la lignée des travaux sur les usages sociaux et politiques du droit (Israël, Sacriste, Vauchez, & Willemez, 2005) dans les syndicats (Chappe, 2013a; Guillaume, Chappe, et al., 2015; Michel, 2017; Pélisse, 2007), chez les avocats (Willemez, 2003) et dans les organismes publics de lutte contre les discriminations (Chappe, 2013b; Lejeune, 2015). Plus précisément, elle porte attention à deux dimensions.

• Le rôle des syndicats, avocats et agents des organismes de lutte contre les discriminations dans la qualification juridique de situations de handicap, à travers la mobilisation – conjointe ou non – de législations différentes qui traitent du handicap : loi contre les discriminations, loi pour les droits des personnes handicapées, loi sur le contrat de travail, loi sur le bien-être des travailleurs, etc. ainsi que la manière dont ils contribuent à produire des cadrages pluriels du handicap.

• Le rôle de ces intervenants dans l’élaboration de stratégies juridiques et judiciaires.

De nombreux travaux, surtout aux Etats-Unis, portent sur l’utilisation de ressources juridiques et judiciaires par les mouvements sociaux (McCann, 2006). Ces travaux ont principalement étudié l’activité des organisations non-gouvernementales au sein des cours et tribunaux. Dans le domaine du handicap, Lisa Vanhala a exploré les mobilisations de l’arène judiciaire par les associations de défense des droits des personnes handicapées au Royaume-Uni et au Canada (Vanhala, 2011). En France, Emmanuelle Fillion interroge l’impact du référentiel des droits et montre que celui-ci contribue à transformer les collectifs de personnes handicapées, les échelles d’action ou encore les cadres juridiques et normatifs de référence (Fillion, 2015). Sortant des tribunaux, Anne Revillard a examiné le rôle des associations dans la défense des droits des personnes handicapées au sein de commissions d’attribution des droits (Revillard, 2017b).

Peu d’attention a, par contre, été portée aux mobilisations du droit produites par des organisations autres que non-gouvernementales, notamment les administrations ou bureaucraties (Lejeune, 2017) ou les syndicats (Chappe, 2013a; Guillaume, Chappe, et al., 2015; Pélisse, 2007). La question de l’insertion professionnelle, du maintien dans l’emploi et des aménagements de poste pour les travailleurs avec un handicap invite à interroger les répertoires d’action juridiques et judiciaires des acteurs du monde du travail. Suite à plusieurs enquêtes qui mettent en évidence l’investissement différencié du droit et de l’arène judiciaire (Chappe, 2013a; Lejeune, 2015; Spire & Weidenfeld, 2011), il paraît intéressant de porter attention à la façon dont le droit et la justice sont mobililisés pour résoudre les conflits qui opposent les travailleurs à leurs employeurs en matière d’aménagement raisonnable. Ceci permet plus généralement de s’interroger sur la manière dont les acteurs du monde du travail mobilisent le droit et lui donnent sens (Bereni, 2009; Bessy et al., 2011; Dobbin, 2009; Ringelheim, 2013) et les tensions potentielles entre le répertoire juridique et judicaire et d’autres formes de résolution des conflits.

Cette partie repose sur des entretiens semi-directifs et quelques observations d’interactions. A travers ces enquêtes, nous cherchions à examiner la façon dont ces trois intervenants mobilisent le droit dans leurs interactions avec leur public, la manière dont ils qualifient – ou requalifient – une situation d’injustice vécue par un travailleur, les stratégies juridiques et judiciaires qu’ils déploient, leurs trajectoires juridiques et militantes, ainsi que la signification qu’ils attribuent au recours au droit et à la justice. D’une part, les entretiens ont été conduits avec des membres de ces trois groupes dans les deux pays, soit un total de 46 entretiens. Nous avons rencontré :

• 17 membres d’organisations syndicales, que nous avons interrogés sur leur trajectoire professionnelle et militante, sur le contenu de leurs missions, sur leurs usages du droit, et sur la façon dont ils envisageaient leur action envers les salariés handicapés. En France, nous avons rencontré 11 syndicalistes : des référents handicap au niveau national; des secrétaires fédéraux et régionaux –

spécialisés ou non sur les questions de handicap et de santé au travail – ; des délégués syndicaux. L'enquête a porté principalement sur deux syndicats, la

CGT et la CFDT. Un référent CFE-CGC et deux délégués CFTC ont également

été interrogés. En Belgique, 6 membres d’organisations syndicales ont été rencontrés, au sein des trois grandes fédérations syndicales : CSC, FGTB et CGSLB.

• 21 avocats du travail, que nous avons interrogés sur leur trajectoire professionnelle, leur activité dans le domaine du handicap, les stratégies judiciaires et juridiques qu’ils déploient pour défendre leurs clients, ainsi que leur engagement politique. En France, il s’agissait de 12 avocats spécialisés en droit social, au barreau de Paris et dans deux barreaux de grande ville de Province ; en Belgique, de 9 avocats spécialisés en droit social et en droit de la sécurité sociale en Belgique, répartis au sein de différents barreaux de province, de grandes villes et de la capitale.

• 7 agents des organismes chargés de la lutte contre les discriminations en charge de dossiers handicap : 3 agentes au Défenseur des Droits et 4 collaboratrices au Centre pour l’égalité des chances (UNIA).

• 1 magistrat honoraire en Belgique, ex-président d’une Chambre « Droit des personnes handicapées » à la Cour du travail.

D’autre part, les observations ont porté sur les interactions entre des professionnels et des travailleurs ou employeurs, qui les sollicitaient, soit pour recevoir un conseil ou une information, soit pour trouver une solution à un conflit, soit pour porter un contentieux devant le tribunal. Ces observations ont été réalisées au Centre pour l’égalité des chances ainsi qu’au sein d’une permanence juridique dans une organisation syndicale (CSC).

Afin de faire ressortir les points de convergence et de divergence entre les deux pays, cette section présente successivement les trois groupes professionnels étudiés en France et en Belgique : les acteurs syndicaux (I), les avocats (II) puis les agents des organismes de lutte contre les discriminations (III). Ensuite, nous proposons une analyse

des principaux points de convergence et divergences concernant leurs usages du droit et de la justice dans la conclusion.

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