• Aucun résultat trouvé

II. Les avocats 103

1)   Des avocats inégalement investis autour du handicap 117

Peu d’avocats en droit social estiment être des spécialistes en matière de handicap. Cette matière, relativement récente en tant que telle, s’inscrit au croisement de plusieurs législations et dispositions : bien-être au travail, non-discrimination, accident de travail, reclassement,… Les avocats qui traitent des questions de handicap en droit social ne conçoivent ni leur métier, ni leurs clients, ni leur rapport au politique de la même manière. S’ils partagent souvent l’idée que le droit social est un droit qui permet de protéger les plus faibles, les travailleurs, dans leurs relations asymétriques avec des acteurs plus nantis ou mieux dotés en ressources économiques et juridiques, leurs employeurs, ils n’envisagent pas pour autant leur rôle de façon identique. Trois profils d’avocats investis autour du handicap peuvent être distingués, qui correspondent à trois manières d’envisager leur métier et de pratiquer le droit relatif au handicap.

Le premier est celui de l’avocat engagé auprès des travailleurs, qui considère son métier comme la concrétisation d’un engagement militant auprès des acteurs les plus fragilisés du monde du travail. Ceux qui font partie de cette catégorie considèrent que la

défense de clients individuels doit permettre de défendre les intérêts de l’ensemble des travailleurs et envisagent la défense de clients en situation de handicap comme une manière de défendre les intérêts d’un groupe particulièrement fragilisé sur le marché du travail. Ainsi, une avocate rencontrée, issue des classes populaires, s’est spécialisée en droit social parce qu’elle estimait qu’elle avait pour mission de rendre service à la communauté qui avait contribué à financer ses études de droit. Elle intègre un cabinet d’avocats dans lequel l’ensemble des avocats sont associés et qui ne défend que les travailleurs et adhère très rapidement à la philosophie de son cabinet :

« Effectivement, je me suis dit ben pourquoi pas : la communauté m'a donné quelque chose en payant mes études universitaires ; mon savoir doit être redistribué, et donc, c'est ça qui m'a fait me diriger vers le droit social […] Et puis, mon métier, pour moi, c'est une façon de militer, en fait. Faire ce travail là, de cette manière-là, c’est une façon d’être militante, complètement, oui. Ca répond d'une certaine manière à la question du sens qui font que les gens se mettent à militer. J’ai l'impression que mon travail a un sens social et qu'en le faisant, bon, évidemment je gagne ma vie, ce qui est génial puisque j'ai besoin de gagner ma vie pour vivre, et en même temps, ben j'essaie d'apporter une plus-value, donc mon travail a du sens. Donc oui, j'aurais pu choisir de faire du droit fiscal et de gagner 350€ l'heure et de travailler 20h par semaine... et de gagner trois fois ce que je gagne. (rires) Oui, oui, c'est un choix, oui, ben oui. Ben militant. » (Avocate)

Elle considère cependant que défendre et afficher une posture progressiste dans la profession d’avocat n’est pas sans risque, car elle pourrait déforcer les arguments avancés dans les dossiers. Elle veille à être extrêmement rigoureuse dans les dossiers qu’elle traite, afin que son engagement politique ne déforce pas ses arguments juridiques :

« Les magistrats nous [les associées de son cabinet] identifient comme des avocates progressistes, c’est clair. Mais bon, nous on essaie de faire les choses comme des vrais professionnels donc […] on ne va pas venir crier pour crier, et dire ‘Nan, c'est dégueulasse, c'est injuste’, on essaie vraiment de venir avec des dossiers bétons, très sérieux sur le plan juridique, très fouillés. Donc, à la fois ils savent que ben, forcément, on vient toujours pour le même côté et qu'on a une vision, enfin qu'on, que la façon dont on interprète le droit est évidemment dans le sens favorable au travailleur, ce que nous on appelle le sens progressiste. Mais d'un autre côté, ils ne nous jugent pas comme des espèces d'hystériques militantes parce qu'ils reconnaissent la qualité, donc on est quand même prises au sérieux. Je crois que c'est un mystère pour personne qu'on a choisi un camp quoi d'une certaine manière. » (Avocate)

Elle entend, à travers sa pratique, améliorer les conditions de vie des travailleurs en situation de handicap et porte attention à l’impact que peut exercer le procès sur le groupe social auquel appartient le justiciable qu’elle défend. Elle peut donc être associée aux cause lawyers identifiés dans la littérature comme des avocats « qui usent de leurs talents et des ressources qui sont à leur disposition pour atteindre des objectifs politiques et sociaux, plutôt que d’assumer la fonction traditionnelle de représentation des intérêts

de leurs clients » (Israël, 2001; Sarat & Scheingold, 1998, 2003, p. 31). Cependant, il est important de préciser que son engagement concerne davantage les travailleurs en général que les personnes handicapées en particulier. Elle ne se définit pas comme une personne investie personnellement autour de la cause spécifique du handicap, mais considère que les travailleurs handicapés sont particulièrement vulnérables et, qu’à cet égard, ils doivent être assistés dans leurs démarches juridiques et judiciaires.

Le deuxième profil est celui de l’avocat qui estime que son rôle est de défendre individuellement ses clients et, pour ce faire, d’appliquer le droit, jugé cohérent et bien pensé, sans chercher à le transformer. Une avocate rencontrée, associée dans un cabinet d’avocats d’un barreau de grande taille, intervient plutôt auprès des employeurs en matière de droit du travail et des compagnies d’assurance en matière de droit de la sécurité sociale, même si elle représente aussi les travailleurs et les assurés sociaux. Elle exerce plus de conseils que ses confrères qui défendent des travailleurs et est régulièrement sollicitée par les employeurs en amont de tout contentieux pour un avis sur une législation ou une situation problématique. Contrairement aux avocats engagés qui cherchent à modifier le droit, elle estime que le droit social repose sur un ensemble de normes justes qui permettent d’équilibrer les rapports de force entre travailleurs et employeurs, sans que celui-ci ne doive être mis en cause ou transformé par l’activité de l’avocat. Sa pratique la pousse à penser que le droit, s’il est mobilisé en amont du contentieux, peut être un levier pour éviter toutes sortes de conflits. Lorsqu’elle est sollicitée par les employeurs, elle les conseille sur leurs droits et obligations vis-à-vis de leurs salariés. Elle intervient très régulièrement en matière d’accident de travail, mais ne se souvient pas avoir été déjà sollicitée par les employeurs ni pour des aménagements de poste, ni pour des questions de discriminations liées au handicap ou à l’état de santé.

Le troisième et dernier profil est celui de l’avocat qui envisage le droit comme une vocation de longue date et met en avant son goût pour le raisonnement et la recherche juridiques plus que pour la défense d’une cause. Les avocats qui correspondent à ce profil estiment que le droit social, par sa constante évolution et sa complexité, est un droit qui les passionne intellectuellement. Issus de milieux plus favorisés que les deux autres profils, ces professionnels du droit sont souvent eux-mêmes fils ou filles d’avocats ou de magistrats. Ainsi, un avocat, rencontré lors de notre enquête, est installé dans un cabinet d’un petit barreau de province. Il s’est spécialisé en droit social pour se démarquer de ses confrères qui sont des avocats de proximité qui pratiquent un peu toutes les matières, en fonction des demandes de leurs clients. A côté de sa pratique d’avocat, il enseigne également à l’université en droit social et se passionne pour ce droit en constante évolution. Dans sa pratique, il défend tout autant des travailleurs que des employeurs, car il valorise tout particulièrement le jeu que constituent l’argumentation et le raisonnement juridique.

« Sur le plan pratique, je crois que certains doivent me voir comme un mercenaire parce que j'interviens à la fois pour les employeurs et pour les travailleurs, pour les institutions... Ca fait partie d'ailleurs d'un des plaisirs coupables du droit parfois, c'est la manipulation de l'argumentation, ce qui peut être plaisant dans le travail

rhétorique, c'est que tout argument est réversible, et qu’il peut y avoir cette discussion. » (Avocat)

Dans ses écrits doctrinaux, il adopte des positions qui peuvent être considérées comme progressistes, mais justifie à nouveau cela en considérant que seul le raisonnement juridique et intellectuel l’a conduit à tenir ces propos. Il ne défend pas de posture militante, mais envisage plutôt son rôle comme un technicien du droit social.

« Je crois qu'au niveau doctrinal, mes publications seraient sans doute considérées comme progressistes entre guillemets. […] Je n’ai aucun intérêt qui pourrait justifier la position que j’ai prise dans mes écrits. C’est vraiment par conviction intellectuelle […]. Ça me paraissait être une évidence. Je ne l'ai pas fait pour défendre civiquement les gens qui étaient malades, mais simplement parce que c'était la cohérence du système. […] » (Avocat)

L’investissement différencié autour de la question du handicap parmi ces trois groupes d’avocats les conduit à adopter des stratégies différentes de mobilisations du droit, à des fins de négociation au sein de l’entreprise ou de contestation du droit existant.

Outline

Documents relatifs