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II. Les travailleurs et leurs droits 176

3)   S’ajuster 184

Bruno est chargé de mission handicap dans une université. Avant cela, il a occupé plusieurs fonctions de responsable de mission handicap dans le secteur privé et a également a créé une entreprise d’accompagnement des employeurs dans le recrutement de travailleurs handicapés. Sa carrière professionnelle est marquée par une succession de nombreux postes différents, ayant comme point commun d’être liés à l’insertion professionnelle des travailleurs handicapés. Lui-même handicapé physique de naissance, il a poursuivi des études dans l’enseignement ordinaire, jusqu’à l’Université où il a obtenu un master d’éducation physique. Nageur de très bon niveau, il participe activement à la vie de nombreuses associations qui proposent des activités sportives pour les jeunes avec un handicap.

Il explique ses réorientations professionnelles successives à la fois par le souhait personnel d’évoluer dans des fonctions qui lui plaisent et la volonté d’éviter toute situation problématique liée à son handicap. Alors que son expérience professionnelle lui a permis d’acquérir une connaissance précise des législations en matière de handicap et des droits qu’il peut revendiquer, il préfère s’ajuster aux situations. Lorsqu’il sent qu’une situation problématique pourrait se présenter, il choisit d’anticiper le conflit en réorientant sa carrière.

« Enquêtrice : - « Et vous, à titre personnel, vous diriez que vous avez rencontré des difficultés dans votre parcours d'insertion professionnelle ou dans votre parcours scolaire, par rapport à votre handicap ? »

Enquêté : - « Euh... Non parce que je les ai toujours contournées. Enfin, en tout cas, j'en ai eu. Mais soit elles se sont résolues d'elles-mêmes, ou j'ai trouvé la solution facilement, ou avec les gens... Ou quand il y avait vraiment de grosses – ou pouvait y avoir – de grosses difficultés en fait j'ai..., comme beaucoup de personnes, pris une stratégie d'évitement et, du coup, j'ai fait autre chose. Mais ça veut pas dire que je regrette ce que j'ai fait... ce serait à refaire je referais la même chose. Mais voilà, après, on trouve des solutions ou on passe à autre chose, c'est pas... Y'en a forcément des obstacles. Après, soit on les anticipe et on se dit ‘Ben j'y vais pas’ ; soit ‘Je suis un peu kamikaze et un peu obtus, et j'essaie de passer l'obstacle coûte que coûte, avec pertes et fracas éventuels’ ; soit je me dis ‘Tiens finalement y'a peut-être un autre chemin : en passant à côté ça passe aussi bien et puis j'ai pas besoin de sauter l'obstacle, ou d'essayer de le franchir ou...’ ».

Enquêtrice : « Vous avez un exemple précis en tête ? »

Enquêté : « Euh... Oui... à un moment donné dans ma carrière... Par exemple chez [entreprise privée], on se posait la question de mon évolution sur d'autres métiers. Parce que ça faisait 5 ans que j'étais quasi sur le même poste et donc du coup, voilà, je commençais un peu à tourner en rond sur le thème et donc j'avais demandé à ce qu'on puisse... enfin que je puisse regarder sur quels autres métiers je pourrais éventuellement me réorienter. Et donc on l'a fait, donc on a identifié, en fonction de mes affinités et mes compétences, mes envies, mes motivations ce que je souhaitais faire, et puis on a essayé. Mais finalement, ça n’a pas marché. […] C'était sur la fonction RH magasin, parce que j'étais en contact régulier avec des RH en magasin. C'était un métier qui m'intéressait. Mais force était de constater... En tout cas, je ne pouvais pas le faire dans l'environnement tel qu’il était. Et on n’aurait pas pu aménager l'environnement de travail parce que ça dénaturait le métier en lui-même en fait. Les aménagements qu'il aurait été nécessaire de faire in fine... correspondaient pas... Enfin il n’y avait pas d'aménagement possible par rapport à la fonction, que ce soit sur le fonctionnement ou sur d'autres choses... et donc du coup j'ai préféré passer à autre chose. Et c’est comme ça que j’ai intégré un cabinet de consultance en ressources humaines, spécialisé sur le handicap ».

Bruno évite les situations problématiques « de confrontation », réoriente sa carrière en fonction des difficultés qui se présentent. Ils négocient avec les employeurs pour bénéficier d’aménagements de son poste de travail, mais en cas de résistance, préfère s’orienter vers un autre emploi, plutôt que de rentrer dans le conflit ouvert.

« En venant ici, y'a une personne qui était garée sur la place handicapé, qui avait pas le macaron, qui était mal garée. […] Ben du coup je me suis garé ailleurs. J'aurais pu me garer derrière et le bloquer. En disant : ‘Ben il attendra dans la voiture le temps que je finisse mon rendez-vous’. Certaines personnes vont adopter cette stratégie-là, basée sur la confrontation... Moi, c'est pas la mienne. Donc, du coup, de l'injustice, oui on peut en voir. Mais j'y attache peu d'importance : je ne dis pas que c'est pas important, mais j'y attache peu d'importance dans... dans le fait de me révolter. Par contre, si j'avais croisé la personne qui monte dans sa

voiture, je lui aurais peut-être dit : ‘Écoutez, vous êtes pas garé au bon endroit. À l'avenir, ça serait peut-être... plus sympa de vous garer ailleurs...’ Sans non plus lui dégonfler les pneus, ou lui casser sa voiture ».

Il « attache peu d’importance au fait de se révolter ». Cette attitude se traduit aussi dans son engagement associatif où il se définit comme un militant mais refuse d’être dans la « revendication négative ». Même s’il connaît bien les obligations prévues dans la loi du 11 février 2005 et qu’il considère que l’accessibilité n’est toujours pas d’application dix ans après la loi, il estime que la protestation ouverte ne fait pas avancer la revendication.

« Il y en a qui vont dire : ‘Ben oui de toute façons les employeurs publics ils avancent pas, l'accessibilité, on nous avait dit 2005. 2015 on n’y est toujours pas ! C'est inadmissible.’ Et c'est vrai que c'est pas normal. Et après ? On va dire que c'est inadmissible. On va bloquer le truc. Et après ? On fait quoi ? Ça ne va pas forcément... Enfin, je ne dis pas qu'il faut rien faire. Mais... parfois y'a certaines actions qui sont un peu extrêmes, qui font pas forcément avancer le sujet. Parce que ça va renforcer les stéréotypes que peuvent avoir les personnes en se disant : ‘Un handicapé c'est compliqué quoi ! C'est chiant, c'est compliqué, c'est des contraintes etc.’ Et... Oh moi je suis plutôt dans le consensus ou essayer de trouver des consensus pour avancer. Voilà. »

Il manifeste sa crainte d’être perçu comme un contestataire et, par-là, de donner une image négative des personnes handicapées : « Ca va renforcer les stéréotypes que

peuvent avoir les personnes en se disant : ‘Un handicapé c'est compliqué quoi !’ ». Il

estime donc que c’est dans la négociation discrète et le contournement des problèmes qu’il peut agir et défendre ses droits.

Ce troisième profil correspond aux travailleurs qui considèrent qu’ils ont vécu des injustices dans leur parcours professionnel, mais que la contestation, en s’appuyant sur le droit, n’est pas la meilleure manière de revendication une meilleure égalité de traitement des travailleurs avec un handicap. Ils se distinguent du premier profil car ils évitent toute revendication et tout conflit avec leur hiérarchie ; du deuxième profil car ils considèrent que le droit, notamment non-discriminatoire, peut être une ressource dans leurs négociations avec les employeurs, à la condition que le droit ne les fasse pas entrer dans une situation de conflit.

Cette typologie, développée ici autour de trois travailleurs présentant des caractéristiques communes – il s’agit, nous l’avons dit, de trois hommes, d’une quarantaine d’années, avec un haut niveau de diplôme –, peut également être appliquée aux autres travailleurs et travailleuses rencontré-e-s, quel que soit leurs origines sociales, leur niveau de diplôme ou leur trajectoire scolaire et professionnelle. Néanmoins, certaines tendances peuvent être observées, en fonction du niveau de diplôme, du parcours professionnel, de la situation familiale, mais aussi du caractère évolutif ou non du handicap. Par exemple, les travailleurs qui ont des enfants à charge, surtout en cas de familles monoparentales, ont tendance à adopter plus souvent une attitude de négociation et d’ajustement plutôt que d’entrer dans le conflit, car ils (elles) craignent de perdre leur

emploi. Par ailleurs, il est important de mentionner que ces différentes catégories ne sont pas figées. Au cours des interactions entre les travailleurs et les intervenants qu’ils sollicitent ou qui les accompagnent, la façon dont ils agissent face aux injustices qu’ils subissent peuvent se transformer, au fur et à mesure de leur prise de conscience de leurs droits.

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