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1. LA RECHERCHE-CRÉATION : PROBLÉMATIQUE, MÉTHODOLOGIE ET

1.4 CADRE CONCEPTUEL ET THÉORIQUE

1.4.2 Codification des corps dans l’espace public

1.4.2.2 Somatisation de la violence symbolique

Dans cette quête de monstration pour saisir le corps-frontière performatif, il convient d’abord de définir notre conception du corps comme zone frontière ou, plus précisément, la façon dont se transcrit la norme et ce qui détermine la représentation dans l’espace public du corps qui se situe en marge. Le corps-frontière serait, comme je l’ai précédemment énoncé, un corps en transit entre la normalité et la marginalité.

Selon Antonio Guerci, le corps normal est celui qui fait partie de la norme, soit « la normalité comme aurea mediocritas ou comme appartenance au groupe de ceux qui ne sont ni stigmatisés ni stigmatisables45. » Ainsi, le corps devient frontière en s’excluant volontairement, en se faisant exclure ou en n’ayant pas d’identité fixe. Le corps-frontière est un corps stéréotypé, ou qui ne correspond pas aux étiquettes de la normalité. Il est, avant toute chose, limité vis-à-vis du corps social – société en tant que corps – au sens où la corporéité devient trouble non pas dans l’intimité, mais dans la vie sociale. Le corps-

44 David Le Breton, « Ingénieurs de soi : technique, politique et corps dans la production de l’apparence », dans

Sociologie et sociétés, vol. 42, no 2, 2010, p. 142.

45 Antonio Guerci, Normalité, norme, normativité. Anthropologie physique des corps autres, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2007, p. 57.

frontière devient marginal pour une société qui tend à normaliser les corps et les circonscrire dans des catégories sociales et qui, de surcroît, favorise tacitement leur inclusion sociale ou leur exclusion.

C’est donc le rôle du corps-frontière en tant qu’objet social au potentiel interactionnel dans un espace public codifié qui m’intéresse pour cette recherche-création. En termes de corps en dehors des normes sociales, l’inscription du corps individuel en tant que corps-frontière peut se produire de différentes manières, principalement par les caractéristiques psychologiques, physiques, culturelles ou sociales. L’espace de la rue, au sortir de l’habitat intime de l’être humain (sphère privée), est le lieu de la vie publique, le lieu d’interactions sociales. Les réactions que suscitent le corps dans cet espace et les répercussions psychologiques ou émotionnelles provoquées par la rencontre avec l’autre dans ce lieu sont des éléments significatifs de la corporalité.

Le corps-frontière est aussi marqué par les gestes (langage non verbal) autant que par les paroles des membres de la société qui le contraignent (limites discursives). Le sujet en état de liminalité manifeste cet état de corps puisqu’il est étiqueté et marqué par un certain mécanisme de marginalisation orchestré de la part des vecteurs de pouvoir (concitoyens, institutions, marché, État). Ce système agit sur le plan symbolique : religion, culture, discours, représentation sociale et hiérarchisation. Cette sorte de pression tacite et invisible qui soumet le corps est appelée « violence symbolique » par Pierre Bourdieu.

Pour Bourdieu, la violence symbolique opère un rapport dominant/ dominé au sein de la société, où le sujet opprimé accepte malgré lui son infériorité. Il soutient : « La violence symbolique est cette coercition qui ne s’institue que par l’intermédiaire de l’adhésion que le dominé ne peut manquer d’accorder au dominant (donc à la domination) lorsqu’il ne dispose, pour le penser et pour se penser ou, mieux, pour penser sa relation avec lui, que d’instruments qu’il a en commun avec lui46 ». Le dominant acquiert donc une sorte de

pouvoir qui s’efforce de maintenir un ordre social. Il se crée alors une hiérarchisation où le dominant se place de manière pernicieuse en situation de supériorité. Les effets de la

violence symbolique se font donc ressentir jusque dans le corps des personnes socialement dominées, ce qui en fait indirectement une violence réelle (physique).

Tel que proposé par Gérard Mauger, la violence symbolique cause à long terme des dommages psychologiques et sociaux considérables. Cette forme d’agression, bien que symbolique, peut être considérée comme « une véritable violence sur ceux qui la subissent, engendrant la honte de soi et des siens, l’autodénigrement, l’autocensure ou l’auto- exclusion47. » Cette forme de coercition du corps s’inscrit dans les rapports sociaux

symboliques (communicationnels, spatiaux, discursifs) et produit une situation d’identification négative des sujets. Le corps de ces sujets subit un rapport de forces et est placé dans un état de frontière, confiné à un lieu symbolique socialement construit. La violence symbolique devient créatrice du corps frontière à travers la « somatisation des rapports sociaux de domination48 ».

Cet état de domination de la société par rapport au corps est aussi présent dans la notion « d’habitus » chez Bourdieu. L’auteur entend l’habitus comme une pression sociale qui se fait ressentir sur le corps d’autrui : « L’habitus peut être considéré comme un système, subjectif, mais non individuel, de schèmes de perception, de conception et d’action communs à tous les membres d’un même groupe ou classe et qui constitue la préconisation de toute objectivation et aperception49 ». Ainsi, la corporalité, ses comportements, ses

trajectoires et actions sont des effets du « déterminisme social50 ». Certains rapports à la

société normalisent le corps, ses gestes et son apparence : liens familiaux, classes sociales, groupes de pairs, etc. Les structures d’asservissement et de contrôles sociaux sont donc responsables du développement des habitus : ils maintiennent le corps dans une situation prédéterminée par son rang dans la société. Les systèmes d’oppression et l’intégration de

47 Gérard Mauger, « Sur la violence symbolique », dans Hans-Peter Müller et Yves Sintomer, Pierre Bourdieu,

théorie et pratique, Paris, La Découverte, 2006, p. 90.

48 Pierre Bourdieu et Loïc J. D. Wacquant, Réponses - pour une anthropologie réflexive, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 28.

49 Traduction libre de : « The habitus can be considered as a subjective but not individual systeme of

internalizated structures, schemes of perception, conception, and action common to all members of the same group or class and constituting the precondition for all objectivation and apperception. », Pierre Bourdieu, Outline of a Theory Practice, New York, Cambridge University Press, 1977, p. 86.

50 Hong Sung-Min, Habitus, corps et domination : Sur certains présupposés philosophiques de la sociologie de

l’habitus font en sorte que chaque sujet respecte les codes et les espaces reliés à sa condition sociale.