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3. PERFORMANCE DU CORPS BRISÉ ET DÉSHUMANISÉ

3.1 LE CORPS-FRONTIÈRE ET LE DISCOURS SOCIAL DU CORPS EN SOUFFRANCE DANS LE

3.1.3 Le mur invisible chez Ron Athey

Le VIH serait l’une des maladies actuelles disposant d’une grande répercussion symbolique sur le corps social. Ainsi, bien qu’on puisse normalement s’attendre d’un malade qu’il obtienne un certain niveau de compassion de la part de ses concitoyens envers sa condition, la vision que détient la société d’une personne ayant contracté le VIH est tout autre. Transmissible sexuellement et par le sang, la maladie est associée depuis son apparition dans les années 1980 à l’homosexualité, aux drogues injectables, à la pauvreté et autres tabous de la civilisation actuelle. Le sang infecté de la personne malade représenterait donc un danger pour la personne saine : un risque de contamination non seulement physique, mais aussi moral.

Selon le docteur Réjean Thomas, fondateur de Médecins du Monde Canada et militant pour les droits des homosexuels, l’épidémie actuelle de sida et le jugement social qui en découle pourraient réveiller les craintes sociales inhérentes aux grandes pestes qu’a connues l’humanité du Moyen-Âge, ou encore à « la grande épidémie de syphilis vénérienne de la fin du XVe siècle et du début du XVIe 213 ». À l’instar de la syphilis, qui fut associée par le puritanisme de cette époque à une punition visant les gens aux mœurs légères, le sida réveille un « processus de stigmatisation à l’endroit de certains groupes d’individus214 » atteints par la maladie. Pour David Le Breton, le corps de la personne atteinte de ce virus est considéré socialement comme un corps dévalorisé, car « le sida a renforcé le mépris à l’encontre du corps en en faisant un lieu dangereux et de toute façon suspect215. » Le corps

de la personne malade est donc vu comme une menace sociale, le porteur d’un possible contaminant, transporteur d’un certain terrorisme biologique. La méfiance et le dégoût envers la personne vivant avec le VIH contribuent à sa déshumanisation. Il en résulte un isolement social des sujets et un confinement : un corps matérialisé en frontière. C’est cette frontière entre le sujet sain et le sujet contaminé que Ron Athey cherche à mettre en scène

213 Réjean Thomas, « Préjugés et prévention du sida », Encyclopédie de l’Agora, [En ligne], http://agora.qc.ca/documents/sida--prejuges_et_prevention_du_sida_par_rejean_thomas, page consultée en 20 mars 2015.

214 Idem.

avec la série de performances nommée Incorruptible Flesh (depuis 1996). Son œuvre établit un discours sur le corps intouchable et son exclusion sociale.

3.1.3.1 Incorruptible Flesh de Ron Athey

Le travail performatif de Ron Athey permet de comprendre la double souffrance du corps malade et met également en parallèle le corps sacrificiel (celui du martyr) et l’art corporel comme rituel symbolique. Dans l’œuvre d’Athey, à l’instar de celle de Gina Pane, la contre-narration, l’autoreprésentation performative, ainsi que le discours politique créé par le corps en action sont au centre d’un rituel impliquant le sang de l’artiste.

Le performeur californien est né en 1961 et est atteint du VIH depuis plus d’une trentaine d’années. Contaminé dans les années 1980, au milieu de ce qui lui sembla être une véritable « hécatombe biblique216 » frappant de plein fouet la communauté homosexuelle, similaire à une punition divine comme la destruction de Sodome217. En pleine épidémie du VIH, Athey cherche à exprimer sa douleur, ses traumatismes et sa vision de l’amour à travers l’art performance. Enfant maudit né au sein d’une famille ultra-religieuse, homophobe et xénophobe, ses rituels performatifs sont une sorte de rébellion vis-à-vis de l’univers mystique du christianisme et en même temps une manière de célébrer une autre forme d’élévation spirituelle de la chair par la souffrance du body art.

L’artiste considère son corps comme éternel, puisqu’il est maintenu artificiellement en vie par les progrès médicaux, en constante oscillation entre la pulsion de vie et la pulsion de mort. Le corps empli de souffrance de cet artiste sidéen est un corps sacrifié et un corps sanctifié : « La chair inaltérable, c’est l’état du corps d’un saint qui ne pourrit pas, pour moi c’est une manière de reparler du corps contaminé par le sida qui refuse de se décomposer,

216 Éric Daham, « La percée de Ron Athey. », Libération, 19 août 1999, [En ligne], http://www.liberation.fr/culture/1999/08/19/la-percee-de-ron-athey-l-artiste-presente-a-paris-son-rituel-du-corps- souffrant-suicidetatoo-salvati_281164, page consultée le 2 mars 2015.

c’est une manière de montrer mon corps comme un cadavre vivant218 ». Dans la série de

performances Incorruptible Flesh, réalisées dans les années 1990 et 2000, Athey a exploré les symboles et rituels païens. Dans une performance de cette série intitulée Perpetual Wound réalisée en 2007 en collaboration avec Dominic Johnson219, l’artiste compose sa propre canonisation et célébration corporelle. Par cette performance mêlant la danse, l’art corporel (body art) et l’expression symbolique du sado-masochisme, le performeur recompose un discours sur le corps sacré, rejeté de la société et marginalisé.

Dans cette épopée performative, l’artiste s’inspire de certains faits mythologiques chrétiens, comme celui de Saint Sébastien, un martyr chrétien ayant péri sous les flèches romaines. Sébastien est le patron des archers et des militaires, souvent évoqué pour lutter contre les maladies contagieuses à l’instar de la peste. À partir du XIXe siècle, il devient une icône

homosexuelle220. Si certaines actions posées lors de cette performance relèvent d’une réaction envers la religion et la sexualité, d’autres moments font directement référence à la maladie qui incombe Athey.

Ainsi, dans sa performance, après s’être transpercé le corps d’une lame et avoir saigné abondamment, Ron Athey place son corps sous deux immenses vitres transparentes. Il frotte ensuite son corps de ces immenses plaques de verre. Cette action s’impose telle une forte métaphore du monde médical. Ces vitres touchent le sang contaminé d’Athey et deviennent totalement couvertes par la substance, à l’instar des lames de verre utilisées dans les laboratoires d’analyses médicales. À cet instant, le corps de Ron Athey devient ce virus qui le ronge. Le sang répandu sur la plaque de verre actualise la frontière symbolique

218 Marie Lechner, « Le corps contaminé de Ron Athey », La Libération, [En ligne], 12 octobre 2007, http://next.liberation.fr/next/2007/10/12/le-corps-contamine-de-ron-athey_103648, page consultée le 5 mars 2015.

219 Ron Athey et Dominic Johnson, The incorruptible flesh, Chelsea Theatre, London, avril 2007, vidéo, [En ligne], https://vimeo.com/57533896, page consultée le 5 mars 2015.

220 Des écrivains du XIXe et du XXe siècles (Marcel Proust, Frederico García Lorca, Oscar Wilde, Tenessee Williams, etc.) ont été inspirés par l’iconographie des peintres du Cinquecento qui présente Sébastien comme un jeune homme beau et sensuel. Ils ont valorisé dans leurs oeuvres le caractère homoérotique du martyr Saint Sébastien. Saint Sébastien est tué par l’empereur pour son dévouement au christianisme à l’époque de l’empire romain et est devenu sous la plume de ces écrivains l’image d’un « paria » tué pour sa différence à la communauté majoritaire. Voir Andrée-G. Bourassa, « “Cachez ce saint…” ou l’émergence, dans notre espace dramatique, de saint Jean-Baptiste, saint Laurent, saint Sébastien, ainsi soient-ils! », Lettres québécoises : la

par le rouge du sang que l’on sait contaminé et qui semble crier au danger. Il désigne ainsi la frontière sociale à laquelle est confiné le corps, entre l’univers organique et l’univers sociétal. Le monde microbiologique rejoint alors le macrobiologique par le discours corporel engendré.

Le performeur montre que, peu importe ses actions, le visage du malade est toujours connoté par la maladie. On réalise alors que chez le performeur, la douleur fait office non seulement de flirt avec la mort, mais aussi de tentative de purification à la fois de la maladie et de tout le carcan social et du jugement qu’il apporte. La douleur est aussi une manière de réaliser pleinement la « chair vécue221 ». Une double analogie est aussi possible par cette performance, celle du plafond de verre, un mur invisible composé des jugements sociaux auquel se heurte constamment le sidéen. Ce plafond de verre métaphorique est une autre forme que peut prendre la frontière sociale répondant aux mécanismes de pouvoir du système.