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3. PERFORMANCE DU CORPS BRISÉ ET DÉSHUMANISÉ

3.2 LA FRONTIÈRE DU GENRE

3.2.1 Corps féminin marginalisé et mur invisible : Ana Mendieta

La symbolique du plafond de verre, comme celle dégagée par les plaques de verre du performeur Ron Athey pour symboliser sa condition sociale, peut référer à plusieurs autres types du corps marginalisé. Mur invisible est le titre français d’un film réalisé en 1947 par Elia Kazan, peu de temps après la Seconde Guerre mondiale, dans une période marquée par le besoin de plusieurs citoyens et intellectuels à obtenir des réponses sur les horreurs commises pendant la Deuxième Guerre mondiale222. Dans ce long métrage, un journaliste décide de se prétendre Juif afin de réaliser un article sur l’antisémitisme latent de la société américaine. Le reporter veut constater comment la personne dite différente se heurte quotidiennement à un mur symbolique bâti à partir des préjugés sociaux et d’autres stigmas. Alors qu’il trafique son identité, le journaliste voit ces relations interpersonnelles se teinter tacitement des rapports malveillants qu’entretient la société envers l’appartenance culturelle d’autrui, et particulièrement envers les personnes de confession judaïque de cette époque.

L’expression est reprise en 1986 par deux journalistes du Wall Street Journal qui utilisent le terme pour parler de la condition des femmes au sein de la société, particulièrement dans le milieu des affaires223. La performance photographique d’Ana Mendieta Untitled (Glass on Body Imprints)224, réalisée en 1972, reprend cette analogie du mur invisible. À travers cette création, l’artiste cubaine émigrée aux États-Unis photographie différentes parties de son corps nu, soumises à la pression d’une vitre. Les seins, le visage, les fesses ou le ventre

222 Bostley Growther, « Gentlemen’s Agreement (1947) : Gentlemen’s Agreement Study of AntiSemetism, Is Feature at Mayfair - Gregory Peck Plays Writer Acting as Jew », New York Times, 12 novembre 1947, p. 36. 223Claire Dambrin et caroline Lambert, « Le plafond de verre dans la profession comptable », Échanges, no 237, novembre 2006, [En ligne],

https://studies2.hec.fr/jahia/webdav/site/hec/shared/sites/dambrin/acces_anonyme/Recherche/6Echanges%20Da mbrin%20Lambert.pdf, page consultée le 30 mars 2015.

224 Ana Mendieta, Untitled (Glass on Body Imprints), Princeton University Art museum, [En ligne], http://artmuseum.princeton.edu/fr/collections/objects/54821, page consultée le 30 mars 2015.

de Mendieta sont déformés par la plaque de verre, représentant en quelque sorte l’image de cette violence symbolique à laquelle certaines personnes sont soumises au sein de la société nord-américaine. Plus précisément, les parties du corps de Mendieta soumises à la pression de la vitre, métaphore de la frontière et de la pression sociale, sont les parties du corps marquées par l’identité féminine (fesses, seins, visages).

Ana Mendieta est doublement soumise à la violence du mur invisible : à la fois par son genre, comme femme, et par son statut, celui d’immigrante déracinée vivant sur une terre étrangère où certains membres de la population majoritaire sont emplis de préjugés raciaux ou de xénophobie. Née à La Havane dans les années 1948 et fille d’un dissident politique, Ana Mendieta arrive aux États-Unis avec sa soeur dans les années 1960. Elles débarquent d’abord dans un camp de réfugiés à Miami, pour ensuite transiter de foyer d’accueil en foyer d’accueil. Comme le relate Kaira M. Cabanas, Mendieta se considère « non-blanche » à la suite d’épisodes de racisme et d’intimidation ayant marqué l’adolescence de sa soeur et elle : « Pendant l’école secondaire à la fin des années 1960, leurs camarades de classe traitent Ana de “négresse” et lui disent “retourne à Cuba, toi la pute”. Ces expériences ont amplifié son sentiment d’aliénation et de déportation225 ». Le travail de la performeuse

dénote une utilisation féministe du corps, changé en matériau et outil de revendication. Ainsi, le corps sert aussi d’élément de poétisation de la condition féminine et d’expression de la situation liminale de l’artiste. Chez Mendieta, le corps-frontière en performance est celui d’une femme caribéenne qui, suite à l’intimidation et au racisme subis lors d’une période charnière de sa vie, décide de « s’identifier comme non-blanche226 » pour se détacher symboliquement de la majorité oppressante. Ce moment fait frontière dans la vie de Mendieta : bien qu’Américaine d’adoption, elle se détache intérieurement des membres de la société américaine hostile à la différence raciale. Elle choisit la frontière, une identité de l’ambiguïté et de la pluralité.

225 Traduction libre de : « During high school in the late 1960s their classmates called Ana “ nigger ” and told

her “ go back to Cuba you whore ”. These experiences exaherbated their feelings of alienation and displacement », Kaira M Cabanas, « Ana Mendieta : Pain of Cuba, Body I Am », Women Art Journal, vol. 20,

no 1. Spring-summer 1999, p. 12.

226 Traduction libre de : « Identified herself as non-white. », Jane Blocker, Where is Mendieta ?: Identity,

Les performances qui auront lieu au cours de la vie de Mendieta exposent un corps qui tente de renaître, de forger une nouvelle identité et qui désire briser la frontière entre lui et son environnement. Ainsi, dans la série Siluetas réalisée dans les années 1970, la performeuse marque le sol du contour de son corps. De cette façon, l’artiste relève symboliquement la frontière entre la culture (telle que portée par le corps humain) et la nature (terre). Le corps absent ou en état de disparition de Mendieta laisse une trace sur le territoire : il fait empreinte, une frontière spatio-temporelle avec le monde qui l’entoure.

Le travail de Mendieta utilisant la Terre comme matériau montre une fois de plus que les frontières sont des constructions sociales, des constructions faites de contacts des corps, des traces laissées par des décisions politiques. Elles représentent aussi la contre-narration symbolique et performative de Mendieta. Comme citoyenne du monde, elle rejette les catégorisations nationales et reconnaît la Terre comme le terreau de la naissance, la mère de tous les êtres vivants. La Terre n’étant délimitée que par le cosmos, à l’instar d’une île flottant dans l’Espace : « la terre, limitée seulement dans ces proportions astronomiques, expose le caractère litigieux et changeant des frontières imaginaires des nations qui tentent de la diviser.227 »

De nombreuses performances de l’artiste Mendieta et d’autres performeuses féministes des décennies suivantes se penchent sur la mise en scène du corps rendu public par la performance, soumis à une forme de violence intime lorsque relégué dans son espace privé. Ces performeuses se servent de la poétisation du corps soumis à la souffrance pour élaborer un discours transgressant les frontières auxquelles est confiné le genre féminin : sexisme institutionnel, la violence structurelle et la violence sexuelle. Ces performances visent aussi à emplir l’espace public d’un imaginaire sur le corps typiquement féminin et d’une mémoire féminine.

227 Traduction libre de : « The earth, bounded only by its astronomical proportions, exposes the contentious,