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Performance et contexte social : récit critique d’un corps manœuvrant la société

2. L’ART DE LA TRANSGRESSION DE LA FRONTIÈRE SPATIALE

2.2 FORMES D’ART ACTUEL ET DÉTOURNEMENT DE L’ESPACE PUBLIC

2.2.2 Performance et contexte social : récit critique d’un corps manœuvrant la société

La performance, en tant que genre artistique faisant aussi partie de l’art action, peut investir un lieu précis et une situation sociale particulière. Ainsi, le performeur peut choisir d’introduire une action performative au sein de cet espace qui provoquerait une remise en question de la fonction habituelle de ce lieu, dans le cas où il exerce une activité qui ne cadre pas avec les actions quotidiennes propres au lieu. Le performeur réalise ainsi une action consciente qui se veut « déviante » par rapport à la routine propre à l’espace public.

130 Paul Ardenne, Un art contextuel, Paris, Flammarion, 2002, p. 65. 131 Ibid, p. 35.

Ces actions extraquotidiennes sont pour Alain-Martin Richard un facteur d’étrangeté et de dissonance avec les codes propres à l’espace :

Les actions étranges se retrouvent principalement dans l’écart entre le lieu et le comportement qu’on y attend. Compter des pommes de terre dans une galerie où l’on accroche, planter des cartes postales qui expliquent la théorie de Copernic dans un parc public, mesurer le corps avec une tranche de bacon peuvent apparaître comme des actions étranges. Elles visent essentiellement à grignoter le terrible étau des textures sédentaires132.

La performance tend donc à changer le territoire qu’elle investit, notamment le territoire de l’espace public, lorsqu’il est visé par l’action. La performance cherche à insérer le corps de l’artiste au sein de l’espace urbain, à marquer cette arène improvisée de manière éphémère. Le performeur peut aussi établir un échange d’idées et de réactions avec le milieu où il choisit d’intervenir. Dans une telle perspective, la communication s’installe entre l’espace, la rencontre collective et l’artiste qui élabore son « discours agi133 ».

2.2.2.1 L’art performance comme trace de la mémoire individuelle et

collective : Régina José Galindo ¿Quién puede borrar las huellas?

La performance ¿Quién puede borrar las huellas? (Qui peut effacer les traces?) réalisée en 2003 par Régina José Galindo propose une réflexion sur l’espace public, le corps et l’histoire politique134. En introduisant un discours critique silencieux, la performance

permet de critiquer la fonction de l’espace public et de tenter de redonner au lieu une certaine mémoire sociale et politique. Le propos militant de Régina José Galindo flirte avec l’illégalité et l’indicible : il s’agit de montrer ce que les autorités préfèrent taire.

Dans la ville de Guatemala, Régina marche un trajet précis et symbolique entre la Cour constitutionnelle et le Palais national. À travers le son chaotique de la ville (normalité ambiante), la performeuse transporte une bassine qui est remplie de véritable sang humain. À certains moments, elle dépose ce bol de sang pour y tremper ses pieds nus (cf. figure 4

132 Alain-Martin Richard, Performances, manœuvres et autres hypothèses de disparition, op. cit., p. 173.

133 Alain-Martin Richard, « La performance est un dialogue-agi », Esse, no 40, Automne 2000, [En ligne], http://www.esse.ca/fr/article/40/Richard, page consultée le 3 septembre 2014.

134 Régina José Galindo, « Quien puede borrar las huellas », Performancelogia – Performance Art Archive,

ci-après). Les empreintes de pas sont marquées par l’hémoglobine. Un chemin de sang apparaît graduellement et reste imprégné sur le béton du trottoir entre les deux institutions guatémaltèques.

Grâce à son corps et à l’action performative, Régina donne une voix aux fantômes de l’histoire, aux victimes des injustices ayant eu cours au Guatemala dans les années précédentes. Plus précisément, la performance survient en réaction à la candidature présidentielle du très controversé général José Efraín Ríos Montt qui tente un retour au pouvoir. À la suite d’un coup d’État en 1982, Ríos Montt devient président. Le chef militaire est alors déjà à la tête d’un conflit armé ayant perpétré le génocide de centaines de milliers d’indigènes du nord du Guatemala, entre 1960 et 1996135. L’action performative de

Régina José Galindo s’inscrit comme une tentative de rappeler que le sol du pays se souvient du sang versé. À ce titre, le contact direct de la peau de l’artiste avec le sang de l’autre, être humain inconnu, est aussi une poétisation, une manière de se souiller du fluide de la vie afin de commémorer la mort.

L’art performance serait une manière de faire vivre un rapport dialogique entre l’intimité du récepteur / spectateur (corps et sensations), l’intimité de l’artiste (son corps, ses mouvements et son identité) et le reste de la collectivité (la société, l’espace, le territoire, le politique). La performance est une tentative d’exploration de plusieurs environnements conceptuels et réels, un art à la symbolique nomade :

La performance insiste pour ne pas se faire circonscrire ou définir, puisqu’elle se base, en effet, sur l’aperception du monde. […] Cette performance est une activité d’occupation des espaces. Espaces politiques : surtout dans sa recherche constante de nouvelles manières de comprendre le problème. Espaces psychologiques : surtout par son analyse presque clinique des réactions de l’audience. Espaces sensoriels : surtout par sa capacité à jouer de façon démesurée avec nos sens, qu’on pense ici aux hybridations ou aux paroxysmes visuels, sonores, olfactifs. Espaces poétiques : surtout par sa capacité de construction ouverte, en nous déshabituant au sens, à la logique. Espaces esthétiques : surtout par son principe de variabilité comme valeur constante. Espaces intellectuels, enfin : surtout pour ses propositions non évolutives, mais chaotiques de l’univers136.

135 Paola Ramirez Orozco-Souel, « Quand le Guatémala siège au conseil… d’insécurité », Le Monde

diplomatique, [En ligne], septembre 2006, http://www.monde- diplomatique.fr/2006/09/RAMIREZ_OROZCO_SOUEL/13965, page consultée le 20 septembre 2014.

136 Alain Martin-Richard, « Québec, activisme et performance : des manifestes-agis à la manœuvre », dans Alain-Martin Richard et Clive Robertson (dir.), Performance au Canada 1970-1990, Éditions Intervention Québec, 1991.

Alain Martin-Richard insiste ici sur les différentes fonctions spatiales de la performance, tout en mentionnant les niveaux de communication qui lui sont intrinsèques. La performance, comme comportements et actions établis par l’artiste, façonne un système de communication ouvert et interactif, qui favorise l’ouverture des sens et des possibilités. Bien que la performance soit parfois mise en œuvre avec un plan d’action défini préalablement par l’artiste (une idée ou canevas de départ), son résultat ultime est souvent imprévisible. En situation d’action, le performeur et le public se retrouvent devant l’univers des possibles. Cette sortie hors de la zone de confort qu’est la « prévisibilité » est, pour les gens impliqués dans la performance, une sorte de mise en danger (saut vers l’inconnu), une manière d’accéder à une multitude de sens. Au fur et à mesure que se façonnent les actions performatives, le performeur construit et déconstruit des relations entre les objets, les corps, l’espace et la société. Pour Josette Féral, la performance est un « discours ouvert, qui laisse place à des perceptions et à des interprétations diverses […]. À aucun moment ce discours ne se fige sur un sens défini. La performance reste ouverte sur une multitude de sens.137 » Le sens de chaque performance n’est donc pas inerte : il se construit. Ainsi, ce genre artistique favorise l’implication de l’auditoire et cherche à entrer en communication avec celui-ci, à le sortir de la zone de passivité collective.

La participation interprétative des membres du public est à tout le moins sollicitée, lorsque l’artiste ne demande pas catégoriquement la participation physique de ceux-ci. Les membres du public deviennent des acteurs importants du déroulement par leur réflexion active et leur présence, voire une partie prenante d’une microsociété instantanée. Ainsi, dans la documentation vidéo de la performance de Régina José Galindo, nous pouvons apercevoir certains témoins des actions et du trajet. Des individus semblent se retourner sur son passage. Ils observent l’artiste, sa robe blanche, ses pieds nus, son bol de sang et se questionnent. Nous pouvons aussi voir des militaires qui, protégeant l’un des édifices publics, semblent s’interroger sur les actions de l’artiste, peinent à détourner leur regard et à rester stoïques. Les traces laissées sur le béton et le sang trouvent certainement une résonance dans le contexte politique guatémaltèque de ces années-là. Ces pas ensanglantés,

de même que leur symbolique morbide, peuvent être interprétés de plusieurs manières, dépendamment des réalités individuelles et collectives.

Jan Swidzinski dit de la performance qu’elle est « facteur de communauté par la rencontre qu’elle constitue138 ». L’action performative tisse des liens éphémères qui agissent sur

l’organisation sociale. Ainsi, l’une des premières fonctions de la performance serait de remodeler le contact entre le soi et l’autre, une manière de favoriser le rassemblement par l’élaboration d’un temps social distinct. Le temps social réel, qui a normalement cours en dehors de l’espace performatif, se voit ainsi troublé. Ce temps hors du temps place au premier plan l’être (corporéité, la présence) et l’agir (façon de vivre, de composer l’espace) du performeur. La performance s’instaure, désintègre le corps social et le remodèle selon ses propositions artistiques, elle s’établit tel un « rituel sans dieu139 ». L’action symbolique

présente « le corps comme support-langage dans un ici et maintenant […], une tentative de démédiatisation de la communication, une façon de transmettre une force vitale (seul critère pour juger de la performance)140 ». Le rituel performatif n’est donc pas un rituel au sens anthropologique du terme, mais bien une forme de rituel basé sur la communication d’un état de corps et sur l’établissement collectif d’une rencontre à travers un temps social singulier et éphémère. Ainsi, la performance ne cherche pas à créer le temps sacré au sens religieux du rituel anthropologique141. Elle tisse plutôt de nouvelles relations sociales

particulières qui interceptent le temps régulier de l’espace social. La performance collabore, à l’instar d’une forme rituelle, à instaurer un être au monde, une temporalité concentrée sur la création d’une mythologie personnelle. Celle-ci est basée sur une identité narrative que compose l’artiste, influencée aussi par son rapport à la société et à l’histoire. Comme l’indique Richard Martel : « L’art action est une mythologie du quotidien, vécue dans une esthétique de l’expérience à l’aide d’un effort furieux. […] Les activités artistiques sont une sorte d’offrande qui subit la dure réalité des critères inusités pour une captation

138 Jan Swidzinsky, op. cit., p. 135.

139 Diane-Jocelyne Côté, « De la performance ou j’espère que j’en parlerai : fragments », Intervention, no 7, 1980, p. 13.

140 Idem.

141 Dans Le sacré et le profane (1965), Mircea Eliade affirme que ce temps, qui est un temps social de création d’un sens commun, « se présente sous l’aspect paradoxal d’un Temps circulaire, réversible et récupérable, sorte d’éternel présent mythique que l’on réintègre périodiquement par le truchement des rites. » Voir Mircea Eliade,

différentielle.142 » Cette analogie entre rituel et performance rappelle comment les gestes

particuliers exercés par le performeur contribuent à bâtir une symbolique qui lui est propre, un discours basé sur sa relation avec le social et sur sa mémoire en tant qu’individu.

2.3 Manœuvre et intervention furtive – poésie de l’action,