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3. PERFORMANCE DU CORPS BRISÉ ET DÉSHUMANISÉ

3.1 LE CORPS-FRONTIÈRE ET LE DISCOURS SOCIAL DU CORPS EN SOUFFRANCE DANS LE

3.1.1 Le corps-frontière artaldien comme métaphore de la déshumanisation

Le corps-sans-organes est un concept abordé pour la première fois en 1947, par Antonin Artaud, dans l’essai Le théâtre et son double188. Artaud cherchait par ses réflexions à

repenser la présence de l’acteur, celle de son corps et de sa voix, par une expression exubérante et totale, très proche de l’état de souffrance. Artaud et ses théories visaient l’élaboration d’un théâtre renouant avec les formes archaïques du rituel, transmettant le malaise de la civilisation et l’expression de la souffrance dont elle est la cause. Il voyait le théâtre comme une possible contagion sensitive et viscérale impliquant à la fois les acteurs et le public dans une sorte de « peste » infectieuse, où le spectateur est, « lui-même, épuisé, engagé, transformé peut-être189 ».

Pour Artaud, le théâtre se doit d’être un art total, qui vit, se crée et se communique sur scène indépendamment du texte dramatique. Dans le théâtre de la cruauté, le texte ne peut exister en tant que médium sans l’apport des corps. L’acteur se doit de transposer sur scène une parole qui vit par un corps qui, à l’instar du corps artaldien « tousse, crache, se mouche, éternue, renifle et souffle quand il écrit.190 » Le corps de l’acteur se transmet à l’auditoire par cette exacerbation des fonctions physiologiques : via sa performativité. Il est réellement soumis à une force, une violence projetée à travers un théâtre devenu rituel et souffrance.

Artaud met de l’avant l’aspect métaphysique et rituel du théâtre, qui replace l’être humain au centre de l’univers et de sa propre déchéance :

Ses mises en scène strictement codifiées montrent un souci de maîtrise absolue des onomatopées, des expressions et des gestes. S’il préfère le cri à l’écrit, il en propose une sorte de grammaire universelle. Ses acteurs sont des sortes de hiéroglyphes. La cruauté signifie d’abord rigueur et soumission à la nécessité. Il suture toutes les failles, toutes les ouvertures, toutes les différences. Ses compositions ne se font pas dans le cerveau d’un auteur, mais dans la nature même. Il veut détruire une tradition qui vit dans la différence, pour la remplacer par la présence à soi, l’unité, l’identité à soi, le propre191.

188 Antonin Artaud, Le théâtre et son double : Suivi de Le théâtre de Séraphin, op. cit..

189 Antonin Artaud, « À propos de Cenci M. Antonin Artaud nous dit pourquoi il veut écrire un théâtre de la cruauté », Œuvres complètes V, Paris, Gallimard, 1956, p. 309.

190 Antonin Artaud et Louis Joos, Antonin Artaud, Bruxelles, La renaissance du livre, 2006, p. 25. 191 Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Éditions du Seuil, 1967, p. 291.

Les mots prononcés sur scène sont vus par Artaud « comme un corps qui abrite potentiellement le souffle de la voix192 ». La parole doit ainsi être matériau performatif,

voire cracher les mots. L’acteur doit se servir de sa fonction vocale pour détourner ses cordes vocales, jouer sur la phonétique, la répétition, la déformation, afin d’user de son pouvoir incantatoire. Le théâtre de la cruauté, tel que vu par Artaud, remet en cause tout repère et arbore le déchirement des sens. Il suscite à la fois l’éveil, le questionnement et l’implication sensitive extrême du spectateur.

En souhaitant revoir la fonction du langage et de la parole, Antonin Artaud remet en cause la notion même d’écriture dramaturgique et de mise en scène au théâtre. Dans son idéal, les mots doivent s’aligner et ne pas chercher à former un sens, la parole déferle par le rythme, la voix et la propulsion qu’elle implique. Les mots chancèlent et interfèrent entre eux et bâtissent un sens à même le son, la gorge, la respiration de l’acteur, dans un mode d’expression qui devient « aussi bien poétique que théâtral, que pictural193 ».

Artaud prône donc la création d’une langue forte et résonante, mais aussi d’une langue dure, harassante. Il souhaite provoquer la mutation du langage théâtral, son autodestruction à même la création et la mise en scène: « briser le langage pour toucher la vie, c’est faire ou refaire le théâtre194 ». La parole pour Artaud doit retourner aux sources du langage et de

l’animalité. Artaud fait du théâtre un lieu qui brise les frontières discursives, en pensant une parole en dehors de la logique, du sens. Pour lui, le langage doit se faire autre, il peut être désorganisé par le biais de la glossolalie et exister davantage à travers le souffle, la récitation, dans le mouvement, l’action et l’impact qu’il fait naître. Cette vision tend à renouer avec les essences primitives de l’être humain et des rituels des sociétés animistes. Artaud cherche à faire du théâtre un lieu mystique qui transcende le corps réel : « Dans plusieurs cultures “traditionnelles”, les voix gutturales et altérées renvoient à la parole inarticulée des morts. Pour les artistes occidentaux, elles constituent la quête d’un sens

192 Nicolas Valazza, « Artaud et l’essoufflement du logos », Working Papers in Romance Languages, vol. 1, no 1, 2008, art. 6, p. 2.

193 Jacques Derrida, dans Pierre Barbancey, « Entretien avec Jacques Derrida », Regards, no 27, [En ligne], http://www.jacquesderrida.com.ar/frances/antonin_artaud.htm, page consultée le 4 avril 2015.

originel libéré du carcan des conventions. Dans les deux cas, la déconstruction de la voix et de la parole exprime une même volonté de s’affranchir du commun des mortels195. »

Le théâtre de la cruauté artaldien se veut, en ce sens, un théâtre empreint de corporalité et de vocalité. Cette utopie de désincarnation corporelle, le fait de vouloir penser le corps comme élément total et libre, amène le concept de corps sans organes. Artaud propose ainsi que le corps doit se libérer de la machine qui le compose pour mieux se décomposer et s’accomplir :

Je dis, pour lui refaire son anatomie. L’homme est malade parce qu’il est mal construit. Il faut se décider à le mettre à nu pour lui gratter cet animalcule qui le démange mortellement, dieu, et avec dieu ses organes. Car liez-moi si vous le voulez, mais il n’y a rien de plus inutile qu’un organe. Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organe, alors, vous l’aurez délivré de tous les automatismes et rendu à sa véritable et immortelle liberté196.

Le corps-sans-organes est donc un corps indépendant de sa propre dynamique interne, un corps immortalisé, qui choisit de se départir de ses fonctions vitales pour se libérer du carcan qui l’accable. Cette vision du corps rituel exalté ne se réalisera pas si facilement sur la scène théâtrale. Par contre, l’avènement dans la seconde moitié du XXe siècle de l’art performance, de l’Actionnisme viennois et de l’art corporel, rend possible la mise en pratique de cet idéal théorique énoncé dans les écrits d’Antonin Artaud. Il s’agit ainsi d’une des démonstrations possibles du corps-sans-organes, du corps animal, dépossédé, poussé à son paroxysme.

3.1.1.1 Les machines désirantes

Comme le signalent Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe, le corps-sans-organes ne peut se libérer par la simple représentation. Le théâtre agit comme un lieu de « castration » du corps197, à l’instar des autres systèmes de production et de territorialisation du capitalisme :

« chaque fois que la production, au lieu d’être saisie dans son originalité, se trouve ainsi

195 Caterina Pasqualino, « Des voix de l’au-delà : du rituel à l’art contemporain », Les actes du colloque :

Performances, art et anthropologies, Paris, Musée du Quai Branly, 21 avril 2010, [En ligne],

http://actesbranly.revues.org/466, page consultée le 7 avril 2015.

196 Antonin Artaud, Œuvres complètes vol XII, Paris, Gallimard, 1976, p. 104.

rabattue sur un espace de représentation, elle ne peut plus valoir que sa propre absence et apparaît comme un manque dans son propre espace198 ». De cette manière, selon les

auteurs, le théâtre de la représentation mimétique, contrairement au théâtre plus performatif artaldien, ne permettrait pas au corps de vivre son désir.

Selon Deleuze et Guattari, l’être humain est une machine à l’instar de tout ce qui l’entoure. Le corps humain est fait de machines qui travaillent entre elles au maintien de la vie et qui sont interdépendantes : « la machine-anus et la machine-intestin, la machine-estomac et la machine-bouche [...]199 ». Le système sociétal serait donc composé de ces micro-machines, de ces systèmes organiques qui imbriquent d’autres machines (corps) à travers la réalisation de macro-machines (industries, banques, armées, gouvernements), faisant rouler une machine globale appelée « machine capitaliste200 ». Ces machines humaines (corps) auxquelles on refuse la réalisation de leurs désirs, ces machines castrées sont pour Deleuze et Guattari, des « machines-désirantes201 ». Selon eux, le désir est un flux sexuel, métaphore des autres désirs fondamentaux et fantasmes individuels et collectifs : le désir de sécurité, le désir de liberté, le désir d’être écouté, le désir de révolution, etc. Pour ces théoriciens, la société bloque le désir, puisque « la production sociale est le lieu de la répression202 ». À

travers ce contrôle imposé par la machine sociale, la folie semblerait être le symptôme de l’homme qui conteste la sédentarisation forcée et la répression : « Le schizophrène se tient à la limite du capitalisme [...]. Il brouille tous les codes, et porte les flux décodés du désir. [...] La schizophrénie, c’est la production désirante comme limite de la production sociale.203 » La machine désirante qui se dérègle de la machine-système pour vivre ses pulsions est donc celle d’un corps transfrontalier, un dépassement de la matière. L’alliage de plusieurs machines désirantes qui traversent les frontières pour s’unir physiquement ou symboliquement renvoie à une autre notion de Deleuze et Guattari : le rhizome.

198 Idem. 199 Ibid., p. 44. 200Ibid., p. 42. 201Ibid., p. 40. 202 Idem. 203 Ibid., p. 43.