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2. L’ART DE LA TRANSGRESSION DE LA FRONTIÈRE SPATIALE

2.4 PERFORMATIVITÉ ET ATOPIE DU BRUIT : LE SON COMME EMPREINTE

2.4.3 Espionner l’espace : marcher, écouter, créer, raconter

Dans l’art sonore in situ (performances sonores dans l’espace public, installation sonore, art sonore déambulatoire), le son traverse plusieurs lieux, espaces réels ou cognitifs. Il renvoie au lieu de son contexte de création (son d’origine), au lieu de diffusion (impact sur la sonorité du lieu) et au corps du récepteur (imaginaire ou physique). De cette manière, le son relève de l’atopie puisqu’il évoque plusieurs espaces-temps et plusieurs significations applicables à des contextes particuliers. C’est ce que François Bayle appelle « l’image de son » :

« Toutes ces images existent dans un espace et cet espace est le cadre de l’image-de- son. Car si l’on introduit dans sa captation l’espace dans lequel l’objet a émis sa sonorité – son cri, sa plainte –, on aura non seulement son image, son contour, mais aussi la réponse de l’environnement : on entendra cette image avec une légère aura. […] Toujours les projections contiennent déjà un espace interne. Et si l’œuvre musicale est le développement de ces moments, de ces évènements sonores dotés d’un espace, elle établit un lien entre ces espaces. […] J’appelle quant à moi l’espace acousmatique le lien des lieux166.

Le bruit et sa composition sonore s’entendent évidemment de façon auditive, avec les oreilles du récepteur. Cependant, les modulations qu’elle produit sur l’espace, sur l’imaginaire et sur le comportement de l’auditeur font en sorte que tout le corps de celui-ci est impliqué dans la réception de l’œuvre. Le son ne possède donc pas un sens et un lieu fixe : il est mobile, il se répercute ailleurs et continue d’être transformé.

L’artiste qui enregistre les sons de l’espace public pourrait les moduler et en tenir compte tel un jazzman. Ce dernier profite de la dérive et de la marche sur le territoire pour faire de la marche sonore une expérience de rencontres et de découvertes. L’enregistrement permet d’apporter de nouvelles modulations et perspectives à la connaissance de l’environnement aural, puisque « Les marches sonores d’ailleurs, ne sont pas des rencontres innocentes. En

166 François Bayle, « L’espace (post-scriptum) », Les Cahiers de l’IRCAM, n° 5, Paris, Ircam/ Centre George Pompidou, 1994, p. 116.

utilisant le focus et la perspective, il est possible d’alterner la dynamique hiérarchique du son à travers un lieu. Le microphone permet à l’enregistreur de découvrir et tenter de subtiliser les émanations soniques de tous sons très petits167. » Le lien entre l’artiste et le lieu est complètement changé par cette nouvelle interaction auditive.

2.4.3.1 Des balades sonores de Murray Schafer à la réglementation sonore

Raymond Murray Schafer est un théoricien de l’écologie sonore et l’une des premières personnes à avoir profité de l’arrivée sur le marché de magnétophones portatifs pour s’adonner au parcours de l’environnement sonore. Au début des années 1970, il parcourt avec son équipe différentes villes de la côte ouest canadienne afin d’y repérer le paysage sonore pour des émissions radiophoniques nommées « Les paysages sonores du Canada168 ». Le livre Le paysage sonore : le monde comme musique de Raymond Murray

Schafer s’intéresse d’ailleurs à l’environnement sonore, qu’il soit naturellement présent dans différents milieux (ville, village, forêt, mer) ou qu’il soit créé artificiellement (ondes radios, voitures, design sonore, etc.). Ce domaine forge ce que Murray Schafer qualifie de « sonographie ». Le paysage sonore serait divisible en trois catégories, soit « les tonalités, les signaux et les empreintes sonores169 ». Pour l’auteur, le monde a une couleur de fond sonore particulière, elle est « fonction de la situation géographique170 ». Elle est, tout comme la tonalité d’une pièce musicale, responsable des modulations sonores du territoire et fournit des informations sur les éléments environnementaux comme le climat. Les signaux sont, quant à eux, contraires aux éléments sonores de fond composant la tonalité. Il s’agit d’éléments des « sons de premier plan » ou des « figures171 ». Ce sont des bruits qui

surviennent de manière momentanée et qui sont extrêmement porteurs de signification, par exemple les klaxons, cris, alarmes, sonnerie ou encore les sirènes de police. Ces sons sont communicatifs et interpellent l’auditeur sur une circonstance particulière, voire l’urgence.

167 Traduction libre de : « Soundwalks however, are not innocence encounters. Using focus and perspective, it is

possible to alter the dynamic hierarchy of sounds within a place. The microphone allows the recordist to discover and attend to the subtle sonic emanations of every small sounds », Andra McCartney, « Soudscape

Works, Listening, and the Touch of Sound », Jim Drobnick (dir.), Aural Cultures, Toronto, YYZ, 2004, p. 183. 168 Raymond Murray Shafer, op. cit., p. 14-15.

169 Ibid., p. 31. 170 Ibid., p. 32. 171 Idem.

L’empreinte sonore est relative à la « vie acoustique d’une communauté172 ». Elle est

composée des sons qui permettent d’identifier cette communauté et ses activités. Elle est, à l’image d’une empreinte digitale, une trace de l’identité sonore culturelle et sociale. C’est précisément cette envie de documenter le paysage sonore qui donne lieu à plusieurs initiatives de géolocalisation sonore ou de cartographie sonore.

Avec la démocratisation des systèmes de géolocalisation tels que le site Google Maps, les GPS et les différentes applications de localisation pour téléphones portables, plusieurs personnes (amateurs et artistes) peuvent désormais appliquer à certains enregistrements sonores des coordonnées géographiques précises, identifiables par satellite. Certaines initiatives citoyennes non artistiques peuvent aussi être écoutées à même le site Google Maps173. De brefs sons ont été ajoutés par des donateurs anonymes. Tout individu peut donc parcourir la planète sonore dans le confort de son foyer.

Bien que la géolocalisation sonore puisse être utilisée de manière artistique ou citoyenne, ces nouvelles technologies permettent aussi aux autorités d’identifier, contrôler et vaincre les sources potentiellement nuisibles de bruits174. Le bruit étant considéré comme un facteur

dérangeant pour la qualité de vie175. Par cette codification, il est donc possible de déclarer

que le bruit fait frontière.

L’art sonore géolocalisé agit comme une nouvelle expérience de la ville collective grâce aux nouveaux médias. Isabelle Boof-Vermesse affirme que l’art vient s’insérer en

172 Idem.

173 Google, [En ligne], www.google.ca/maps, page consultée le 19 novembre 2014.

174 À cet effet, depuis 2002, l’Union européenne oblige les grandes villes de plus de 250 000 habitants à produire et rendre publiques des cartes représentant les bruits présents sur leur territoire, pendant une période de 24 heures. La législation a été mise en œuvre pour lutter contre la pollution sonore, pour permettre aux municipalités de se doter de plan d’assainissement sonore. Ainsi, plusieurs villes ont cartographié le bruit et ses niveaux dans les différents arrondissements et secteurs du territoire urbain et ont diffusé des cartes interactives sur Internet. Les internautes peuvent désormais consulter en ligne les cartes du bruit de nombreuses grandes villes. Ces cartes ont été produites grâce à un repérage sur le terrain et une géolocalisation sonore et permettent d’illustrer le degré de sons intrusifs reliés à chacune des zones de la ville. De ce fait, en observant la carte sonore de l’agglomération de Marseille, par exemple, les secteurs comme les routes, les voies ferrées, les gares, les industries ont été identifiés en rouge.

175 Mairie de Paris, « Les cartes du bruit de Paris », [En ligne], http://www.paris.fr/pratique/environnement/bruit/les-cartes-du-bruit-de-

« hypertexte » dans l’espace public afin d’apporter d’autres informations sur les éléments existants176. Pour l’auteure, ce type de création change le rapport de consommateur de

l’espace public que détient habituellement le citoyen. La création géolocalisée amène de nouvelles perspectives narratives en postproduction le récepteur de l’œuvre, forgée à même l’itinéraire : « [L]’art géolocalisé met en exergue un nouvel usage, une nouvelle manière d’appréhender l’espace public, et rend l’usager responsable d’un itinéraire qui approprie ce socius. Il n’y a pas production à proprement parler, même s’il n’y a pas non plus simple consommation de l’espace public, mais plutôt création d’un récit […].177 » Ainsi, à l’instar

de la dérive situationniste et du principe de psychogéographie évoqué précédemment, l’art géolocalisé permet au public de prendre le temps de sentir d’autres sensations dans l’espace qu’ils vivent quotidiennement ou qu’ils découvrent nouvellement. Une manière d’apporter une valeur ajoutée aux déplacements quotidiens, de mieux connaître les lieux partagés collectivement, de se les approprier à travers des récits et sens communs. L’œuvre est donc interactive et possède plusieurs vies, plusieurs moyens de témoigner des réalités de l’espace, de construire un récit sonore.

L’enregistrement effectué par la marche sonore dans la ville permet de s’attarder à l’invisible et à l’infiniment perceptible. Le marcheur est aux aguets de ce qui ne se voit pas habituellement. Il s’agit d’un engagement complet du corps de l’artiste pour une communication auditive avec l’espace. Les mouvements de l’enregistreur et ses déplacements ont des répercussions sur la réception de l’espace.

2.4.4 Performance déambulatoire : détourner le territoire par le son du