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2. L’ART DE LA TRANSGRESSION DE LA FRONTIÈRE SPATIALE

2.3 MANŒUVRE ET INTERVENTION FURTIVE – POÉSIE DE L’ACTION, RENCONTRE,

2.3.2 Art furtif : récit d’une expérience

2.3.3.1 Collectif Avis public

À l’automne 2012, en compagnie de l’artiste Jeanne Bourgoin, nous sommes intervenues dans le quartier Saint-Roch à Québec, autour d’un bâtiment qui allait être démoli pour faire place à la construction de condominiums. Un avis public (avis d’éviction) de la Régie du logement était apposé sur la porte de l’édifice, indiquant aux locataires qu’ils devaient quitter les lieux dès la fin de leur bail (1er juillet) pour permettre le changement de vocation du bâtiment. Nous avons donc reproduit exactement le même avis en une centaine de copies dont nous avons secrètement placardé toutes les portes du quartier, en l’espace d’une nuit (cf. figure 4 ci-après).

Nous avons souhaité par cette intervention mettre en évidence la grossièreté des évictions massives, résultante de la gentrification de notre quartier. Ce phénomène fait actuellement en sorte que le taux d’inoccupation des logements à Québec, estimé à 2%, est l’un des plus bas au Canada (devançant même la ville de Montréal)149. La situation est d’autant plus inquiétante, que la construction des condos, de même que la conversion d’appartement en condos, battent leur plein à travers cette crise du logement locatif. Il en résulte aussi une augmentation drastique du coût des loyers150.

En tant qu’artistes, nous étions aussi conscientes d’être dans une position intermédiaire entre les autorités de la ville et la population démunie. Nos corps sont des espaces médians, des interzones, entre les membres indésirables du quartier et notre propre réalité : nous ne sommes pas totalement acceptés socialement. De ce fait, la présence de jeunes artistes dynamiques est souhaitéepar les autorités de la ville pour revitaliser l’image du quartier, par la jeunesse et la créativité qu’ils amènent. Le pouvoir municipal souhaite utiliser de plus en plus d’œuvres artistiques et de festivals de toutes sortes pour rajeunir la représentation médiatique de la ville et donner une image superficielle que tout va bien et que la culture y est florissante. Malgré cette volonté électoraliste d’encourager certains

149 Emploi et développement social Canada, « Logement – taux d’inoccupation des logements locatifs », [En ligne], http://www4.hrsdc.gc.ca/.3ndic.1t.4r@-fra.jsp?iid=43, page consultée le 2 novembre 2014.

150 FRAPRU, « Augmentation des loyers pour 2014 : les loyers sont déjà trop chers affirme le FRAPRU », [En ligne], http://www.frapru.qc.ca/augmentations-de-loyer-pour-2014-les-loyers-sont-deja-trop-chers-affirme-le- frapru/#_ftnref1, page consultée le 2 novembre 2014.

domaines culturels qui améliorent l’image, la majorité des artistes ont de la difficulté à vivre décemment de leur art au quotidien. Les artistes souhaitant se consacrer à leur création se retrouvent malgré eux à faire partie d’une population démunie socialement, ayant souvent peu de chance d’accéder à la propriété. Il se dresse ainsi une sorte de frontière symbolique entre la volonté du pouvoir politique municipal de se servir de l’art pour donner l’image d’une ville jeune et vivante et le manque d’encouragement de la véritable liberté d’expression artistique. Un art qui dérange et qui déroge aux codes de bonne conduite peut faire scandale et est considéré comme nuisible. C’est le cas notamment de l’art du graffiti qui, lorsque pratiqué en dehors des institutions, fait rager certains propriétaires. L’art furtif, lorsqu’il parodie le pouvoir, devient transgressif. Il détourne les moyens de communication utilisés par les institutions pour faire passer un autre message, un discours en contestation avec les mécanismes sociaux régulateurs.

Les personnes les plus vulnérables de notre quartier, celles qui n’ont pas les moyens d’accéder à la propriété ou d’assumer les nouveaux tarifs de leur loyer, sont forcées de quitter leur milieu de vie à cause du phénomène de gentrification. Elles doivent s’exiler en dehors de leur habitat, trouver un nouvel environnement, un nouveau logement. Elles sont donc déterritorialisées de force, pour des raisons économiques. Cette manière de penser le développement de la ville par les autorités a souvent comme effet d’attirer de nouveaux habitants tout en écartant la pauvreté, la repoussant ailleurs. La population qui vit sous le seuil de la pauvreté est souvent victime de plusieurs préjugés et de plusieurs problèmes sociaux (dépendance, prostitution, violence, analphabétisme, déséquilibre alimentaire, abus de la part de propriétaires d’immeubles). Qui plus est, dans une ville touristique comme Québec, les autorités municipales tentent de repousser cette classe sociale désavantagée hors du Centre-ville, hors de la vue des visiteurs, pour ne pas ternir l’image de la Vieille Capitale.

Figure 4 : L’avis d’éviction au 92, rue Christophe-Colomb

Notre intervention consistait à nous approprier et détourner l’affiche d’éviction. En tout, nous avons fait près d’une centaine de photocopies de l’affiche et nous l’avons dispersée sur chacune des portes des maisons du quadrilatère entourant les immeubles en voie de démolition. Pendant plusieurs nuits, nous avons apposé sur chacune des portes un avis d’éviction. Nous voulions créer la surprise ou l’inquiétude chez les gens du quartier. Une stratégie pour que tout un chacun se sente concerné par ce qui arrivait à deux pas de chez nous. Nous avons documenté chacune des interventions sur le site <avispublic1.blogspot.ca>.

Ces interventions furtives, consistant en un affichage massif, se sont déroulées dans l’anonymat le plus total. Pour maximiser l’impact de l’action, nous n’avons pas voulu que les gens sachent qu’il s’agissait d’une action se voulant artistique et qu’ils pensent au premier regard que l’émetteur du message était une institution, en l’occurrence la Régie du logement du Québec. Au second regard, en voyant que les affiches étaient apposées massivement sur toutes les portes du secteur, lorsque le citoyen comprenait que le geste

était délibéré et qu’il se positionnait en critique dans l’espace public, le véritable émetteur de l’avertissement devenait alors un questionnement, une piste de réflexion. Encore aujourd’hui, nous n’avons pas révélé publiquement notre identité. Les actions furtives ont été invisibles et comme elles avaient lieu la nuit, peu de gens ont vu le vrai visage des afficheurs.

Nous avons été surprises une seule fois par une dame qui ouvrit sa porte : celle-ci avait déjà eu la visite de graffiteurs et pensait que c’était eux qui revenaient. Nous sommes parties sans mettre d’affiche puisque cela brisait la furtivité de l’action. Nous avons aussi croisé quelques passants et parfois des connaissances, auxquels nous n’avons jamais rien révélé de nos intentions. Comme les séances d’affichage avaient lieu la nuit et à l’automne (mois de novembre), il faisait très froid. Alors que le bout de nos doigts commençait à s’engourdir, nous avons eu beaucoup de sympathie pour les gens sans-abri ou évincés lorsque nous manipulions les rubans adhésifs et les affiches en papier. Malgré cet aspect désagréable, cet exercice d’affichage illégal était très stimulant. Nous avions peur à tout moment de nous faire voir et tout particulièrement, se faire voir par les autorités ou le propriétaire de l’immeuble.

L’objectif principal de l’action était de surprendre les gens et de leur faire croire qu’ils étaient victimes d’une véritable campagne d’éviction massive du quartier. Briser l’illusion aurait été un sacrilège. Dans le monde du chacun pour soi de la société individualiste actuelle, la réalité des autres nous atteint peu. La problématique couverte par notre action infiltrante est bien celle de la gentrification qui ne concerne directement que les gens qui en souffrent, selon la vision de bien des gens vivant dans le confort et dans l’indifférence. La misère, même celle que l’on côtoie de près, à quelques mètres de notre porte, est facilement rendue invisible. Bien des gens ferment les yeux sur le quotidien de l’autre lorsqu’ils ferment la porte de leur demeure et s’isolent dans leur espace privé. Cela soulève la question de la porte comme frontière entre la sphère publique et la sphère privée. Il suffit de la fermer pour ne point être dérangé par le monde extérieur. La porte sert d’outil au corps pour se confiner et éviter les tracas de la rue, du quartier. Franchir la porte sans être invité est un grave délit puni par la loi. Toucher la porte d’autrui est en ce sens un geste de

résistance. La porte est aussi l’endroit où la société communiquera avec autrui, c’est le lieu de réception du courrier, comme celui des avis d’éviction.

L’idée de faire du porte-à-porte pour diffuser de l’information (même de la diffusion furtive) est quelque chose qui rejoint beaucoup la culture populaire québécoise : les marchands ambulants, les enfants d’Halloween, les Témoins de Jéhovah, les quêteux, la tournée paroissiale du curé ou les célébrations de la Mi-Carême. Chaque époque a eu, dans la société québécoise, son porte-à-porte. L’action de colporter rencontre ainsi un certain imaginaire collectif et elle est souvent appréhendée par les citoyens des villes. Un simple coup d’œil aux autocollants portant la mention Pas de colporteurs et qui sont apposés sur plusieurs portes suffit à nous convaincre que plusieurs personnes ne souhaitent pas ouvrir leur résidence à l’inconnu. La porte est un lieu sacré, un lieu d’entrée dans le domaine et dans l’intimité de quelqu’un. Y accéder sans être invité est un acte dérangeant, voire de transgression.

À la suite des interventions, nous avons remarqué que plusieurs personnes ont pris le temps de visiter le site web et même parfois d’y glisser un petit commentaire d’encouragement ou de questionnement. D’autres personnes nous ont même demandé d’investir d’autres immeubles de la ville.

En date du mois de juillet 2013, l’immeuble de la rue Christophe-Colomb est devenu vide. Un grand panneau publicitaire présentant des condos à vendre est installé devant l’immeuble. L’édifice se dresse encore aujourd’hui tel un marqueur géographique, un symbole de la frontière sociale. En tant que lieu de mémoire, cet immeuble représente malgré lui la réalité des gens défavorisés socialement et leur désavantage vis-à-vis du pouvoir de l’argent. Ce bâtiment est un corps-frontière délabré renvoyant à une problématique sociale importante de la ville de Québec. Lieu dorénavant abandonné à son sort, on peut y voir des graffitis et encore, au travers de fenêtres, des objets ayant appartenu à ses habitants. Dans la hâte, ils ont laissé à cet endroit des souvenirs de leur vie passée. Ces traces révèlent que quiconque souhaite déplacer les populations et contrôler l’espace

public ne peut si facilement effacer toutes marques de vie passée et ignorer la mémoire d’un quartier.