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3. PERFORMANCE DU CORPS BRISÉ ET DÉSHUMANISÉ

3.2 LA FRONTIÈRE DU GENRE

3.2.3 Le corps hors norme comme espace politique

3.2.3.1 Freaks en liberté : femmes-barbues et femmes-gorilles dans la guérilla

Au sein des freak shows et des cirques se retrouvaient des personnes dont la seule particularité était de déroger corporellement de la norme sociale. Des personnes handicapées, naines, géantes ou déformées se retrouvent observées comme des bêtes de foire en raison de leur différence corporelle. Des femmes présentant une pilosité faciale jugée anormale pour le sexe féminin se voient engagées dans ces spectacles. Ainsi, la femme à barbe est freak non seulement à cause de cette barbe, mais parce qu’elle ne représente pas l’image du genre créé de toutes pièces par la société. Elle représente, dans l’imaginaire collectif, une sorte d’hybride entre l’homme et la femme, considéré comme non naturel. Une femme qui présente de nombreux poils au visage, symboles de virilité masculine, est une curiosité pour la société. Ainsi, « la femme à barbe est profondément reliée aux attentes culturelles qu’elle défie. Les stratégies de mise en marché des spectacles de femmes à barbe, comme celles des autres performances de freaks, utilisent cette tension entre les attentes culturelles et la réalité physique.239 » La codification des genres et les attentes culturelles envers le sexe féminin amènent donc l’exotisme de cette réalité corporelle que présente la femme barbue.

Pour le collectif La Barbe240, fondé en 2009, la guérilla performative consiste à investir des

lieux à forte dominance masculine (conseils d’administration, congrès journalistiques, conseils municipaux, regroupements professionnels, etc.) vêtus d’une barbe artificielle (cf. figure 5 ci-après). Le collectif revendique la parité hommes / femmes dans les structures administratives et politiques et déplore entre autres le manque de femmes universitaires

239 Traduction libre de : « […] The bearded lady is thus deeply embroiled with the cultural expectations she

defies. The marketing strategies of bearded lady spectacles, like those of other freak performances, utilized tension between cultural expectation and physical reality. », Lilian Craton, The Victorian Freak Show: The Signifiance of Disability and Physical Differences in the 19th Century Fiction, Amherts, Cambria Press, 2009,

p. 122.

240 La Barbe Groupe d’Actions Féministes, « La Barbe : Les principes », Site Internet, [En ligne], http://www.labarbelabarbe.org/La_Barbe/Principes.html, page consultée le 7 avril 2015.

invitées dans certains évènements scientifiques241. Ces activistes barbues usent de la

surprise et de l’intrusion dans un lieu donné pour alimenter le débat sur la place des femmes dans les structures décisionnelles. Elles proposent avec ironie que, si ce n’est pas le manque de compétences qui empêche les femmes d’accéder à des postes clés dans la société, c’est probablement le manque de poils au menton. L’effet de choc que produit la vue soudaine de ces femmes accoutrées de barbe, de même que l’intrusion théâtrale de ses visiteuses inattendues au sein des rencontres au sommet, a comme intention d’attirer l’attention des messieurs décideurs et de déclamer le message politique.

Figure 5 : Collectif La Barbe, Campagne d’affichage, Toulouse, 2012.

Le groupe Guerrilla Girls, quant à lui, est un groupe d’artistes activistes, apparu à New York en 1985. Non seulement le groupe s’est créé pendant une période politique

241 Sara Miller Llana, « Do French Women Need Feminism? », Christian Science Monitor, [En ligne], 8 janvier 2013, www.csmonitor.com/World/Europe/2013/0108/Do-French-women-need-feminism, page consultée le 13 septembre 2014.

marquée par une crise de la culture aux États-Unis, reliée au conservatisme du gouvernement Reagan, mais il s’est créé aussi par besoin de contester l’organisation d’une exposition au MoMA de New York, où seulement 13 artistes sur 149 étaient des femmes242. Les modes d’action de ces femmes adeptes de stratégies de la guérilla tournent autour de campagnes d’affichage sauvage (interventions furtives), de performances, de l’organisation de manifestations, de colloques et de publications sur la place des femmes dans l’art. Les Guerrilla Girls sont reconnues pour produire leurs actions artistiques accoutrées de masques de gorille. Le gorille étant un animal traditionnellement reconnu comme un symbole de bestialité, de virilité et de masculinité243. Ce déguisement qui les caractérise est non seulement une manière pour ces femmes de garder l’anonymat et éviter les représailles, mais il s’agit aussi d’un lien direct avec l’une de leurs revendications, celle de combattre les critères de beauté imposés aux femmes et le racisme, en cachant les caractéristiques de leur vrai visage. Les Guerrilla Girls considèrent que le milieu de la diffusion culturelle est rébarbatif aux créations venant d’artistes de genre féminin et préfèrent plutôt mettre de l’avant les œuvres de créateurs disposant des femmes comme des objets au sein de la création (des œuvres utilisant notamment les femmes pour leurs attributs physiques). Ainsi, leur plus célèbre affiche arbore le slogan « Les femmes ont-elles besoin d’être nues pour entrer au Musée Métropolitain? » (cf. figure 6 ci-après) et évoque leur envie de représenter autrement le corps féminin au sein du milieu de l’art244. Cette affiche-guérilla est un

détournement de La Grande Odalisque (1814) toile de Jean-Auguste-Dominique Ingres : la femme nue qui se retrouve au centre de cette peinture est détournée et désormais vêtue d’un masque de gorille. Par cet affront humoristique au monde de l’art, les Guerrilla Girls souhaitent s’attaquer au sexisme institutionnel et politique. Ces artistes activistes embrassent aussi de temps à autre d’autres causes entourant le droit des femmes (reconnaissance dans les milieux professionnels, droit à l’avortement, droit à la dignité, contrer la violence ou le viol, etc.)245.

242 Christopher Bollen, « Guérilla girls », Interview Magazine, [En ligne], http://www.interviewmagazine.com/art/guerrilla-girls#_, page consultée le 7 avril 2015.

243 Guerrilla Girls, site web, [En ligne], http://www.guerrillagirls.com, page consultée le 7 avril 2015. 244 Traduction libre de : « Do women have to be naked to get into the Met Museum? », Idem.

245 Sonia Recasens, « Les Guérillas girls/ La preuve que les féministes ont le sens de l’humour », Elles : le

Centre Pompidou, 12 avril 2010, [En ligne], http://www.pomona.edu/museum/exhibitions/2015/guerrilla%20girls/, page consultée le 7 avril 2015.

Figure 6 : Guerrilla Girls, Do Women Have To Be Naked To Get Into The Met. Museum?, campagne d’affichage, 2012.

Plusieurs similarités existent entre les Guerrilla Girls et le groupe d’actions féministes La Barbe. Ces femmes brisent la frontière sociale symbolique et les codes de conduite imposant les bonnes manières pour surgir dans l’espace public et propulser leur message. Chez les deux regroupements, le mode d’action principal consiste à investir un lieu fondamentalement hostile au message féministe en disposant d’une parole politique et d’un corps costumé. Dans ces deux mouvements, les femmes décident d’emprunter le déguisement, ou le travestissement, afin de changer l’image du corps féminin et adopter une esthétique voulant faire un clin d’œil à celui de la créature du freak show. Les femmes ainsi vêtues souhaitent amplifier le choc de leur présence en devenant les monstres que la société sensationnaliste, l’univers mercantile ont voulu promouvoir comme dans le monde circassien. Dans le cas de La Barbe, les activistes empruntent la stratégie du passing, qui veut dire de se conformer à la majorité, mais de manière humoristique et détournée. Elles deviennent des hommes et se travestissent pour réclamer leur place dans les sphères décisionnelles et politiques. Autant les Guerrilla Girls que La Barbe se métamorphosent en bêtes de cirque disposant d’un message politique et d’un corps comme principales armes. Le corps de la femme amplifie ici sa visibilité et sa virilité pour s’accaparer avec force l’espace public et décrier la frontière du genre. L’humour et l’autodérision sont les mots d’ordre de leurs actions visant à faire en sorte que les femmes puissent briser le plafond de verre de leur condition sociale.

Le discours mis en œuvre par l’action directe procède à l’écartement et l’éclatement de la frontière sociale à laquelle se butent les femmes dans la société. L’absurdité du pouvoir et le non-sens du patriarcat sont mis en évidence par le caractère grotesque des corps des activistes costumées qui décident d’accaparer un espace qui leur est refusé. Ces femmes contestent le corps social en le rendant ridicule et en riant de son emprise : elles répondent aux mécanismes politiques qui exigent d’elles obéissance et rectitude par un comportement ludique et contestataire. Le monstre et ses propriétés symboliques sont récupérés et adaptés librement par les Guerrilla Girls et La Barbe. Ces femmes artistes et activistes ne veulent plus être infériorisées socialement, être des King Kong en cage que l’on vient voir par pur divertissement, sans se soucier de leur valeur réelle et de leurs besoins au plan politique. Ainsi, elles conçoivent une action directe qui détourne le discours sur la femme passive et soumise, entre autres « dans les attractions activistes des Guerrilla Girls qui tentent une revanche vis-à-vis des inégalités flagrantes dans les représentations et manipulations des femmes dans notre culture246 ».

3.2.3.2 Coco Fusco et la dialectique de la femme-singe : la Planète des