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2. L’ART DE LA TRANSGRESSION DE LA FRONTIÈRE SPATIALE

2.1 DÉAMBULATION ET ATOPIE

2.1.1 La dérive chez les situationnistes

La dérive, comme principe de déambulation sur le territoire urbain, est énoncée à l’origine par Guy Debord, dans les années 1950, dans le cadre du mouvement situationniste. Dans l’illustration The Naked City (1957) de Guy Debord et Asger Jorn, les deux hommes s’inspirent du film du même nom réalisé par Jules Dassin en 1948 pour créer une illustration de plaques tournantes et psychogéographiques de la ville de Paris. Naked City de Dassin évoque le quotidien et la routine de la ville de New York, à travers le travail de policiers enquêtant sur un meurtre106. Debord et Jorn, quant à eux, identifient et

105 Marc Augé, Non-Lieux : Introduction à une anthropologie de la surmodernité, op. cit., p. 75.

106 Cédric Enjalbert et Thierry Paquot, « La ville et le loisir », Philosophie magazine, [En ligne], http://www.philomag.com/lepoque/la-ville-et-le-loisir-7672, page consultée le 11 septembre 2014.

représentent sur leur schéma certains lieux-clés qu’ils considèrent comme emblématiques ou évocateurs des sensations qu’ils ont ressenties en arpentant le territoire. Ils souhaitent redessiner une autre carte de la ville basée sur son interprétation sensible. Il s’agit de l’un des premiers exemples documentés d’une représentation de la notion de dérive pour les artistes situationnistes.

La dérive souhaite laisser libre cours à la déambulation consciemment ressentie par le corps. Elle est une manière d’explorer le territoire de manière approfondie tout en laissant les sens et les émotions guider un trajet sans but précis dans la ville, sinon celui de réexplorer son milieu de vie. Il s’agit de parcourir, de voir autrement sa propre ville. De cette manière, la dérive permet d’explorer le territoire habituel d’une manière inhabituelle : en s’accordant le temps de faire une balade extraquotidienne (qui sort de la trajectoire quotidienne) afin de profiter de lieux, de sensations ou de points de vue inexplorés jusqu’à présent. Cette façon de revisiter l’urbanité permet de réactualiser la vision de sa ville et de chercher à se réapproprier passivement le territoire. La dérive revient à arpenter son espace quotidien afin de le revoir longuement, de prendre le temps d’observer. Le modus operandi de la dérive, tel que Guy Debord l’entrevoit, est assez simple et peut être adapté librement par toutes personnes souhaitant en faire l’essai. S’abandonner au territoire et aux diverses sensations qui le composent et laisser faire le temps semblent être les principaux critères pour expérimenter la dérive :

Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent. La part de l’aléatoire est ici moins déterminante qu’on ne croit : du point de vue de la dérive, il existe un relief psychogéographique des villes, avec des courants constants, des points fixes, et des tourbillons qui rendent l’accès ou la sortie de certaines zones fort malaisées107.

Bien que le ressenti corporel (sensitif) soit une partie importante de l’exploration, les sensations cognitives font aussi partie des choses à observer à travers le parcours. Les participants à la dérive doivent explorer consciemment le milieu urbain en prenant soin de poétiser leur expérience à travers la ville. La dérive cherche aussi la rencontre avec le

107 Guy Ernest Debord, « Théorie de la dérive », http://www.larevuedesressources.org/theorie-de-la- derive,038.html, La revue des ressources, [En ligne], page consultée le 13 septembre 2014. (Texte original publié dans Guy Ernest Debord, Théorie de la dérive, Les Lèvres nues, no 9, Paris, décembre 1956)

territoire, une manière de vivre de nouvelles émotions, mais aussi un moyen de se donner le temps de rencontrer l’autre, qui habite le même espace. Ainsi, le principe de cette dérive permet d’observer les détails de la ville tout en contribuant à l’élaboration d’un « imaginaire spatial ». Il s’agit aussi de reconstruire l’imaginaire social, car « la ville est alors considérée comme relation sociale et comme territoire produit. Elle est le lieu d’affrontements symboliques et matériels108 ». La dérive permet donc de se laisser voguer

au fil des rencontres et des découvertes matérielles (par exemple l’architecture ou l’urbanisme) et immatérielles (par exemple les sons, sensations et émotions). Elle compose la découverte d’un autre espace-temps, où le sujet n’est pas pressé par d’autres obligations que celle de se promener.

La dérive ne peut se produire sans déplacement. Celle-ci nécessite un moyen de transport ou la marche. Pour Alexis L’Allier, l’action de marcher se situe dans l’activité humaine « entre nature et culture109 » et fut nécessaire dans l’évolution de l’être humain. Ainsi, pour certains peuples nomades, la marche est une question de survie, « un des premiers combats avec la nature110 », un moyen de trouver les ressources nécessaires à la subsistance. Puisque la déambulation est aussi un fait de culture, elle relève parfois du domaine du sacré. L’Allier cite à cet effet le film Ceux qui ont le pas léger meurent sans laisser de traces du cinéaste Bernard Émond, qui parle du caractère rituel de la marche : « Vous marchez toujours et vous vous rappelez que chez les aborigènes australiens, la marche est sacrée. Les aborigènes croient que les dieux ont créé le monde en marchant et qu’il faut marcher pour maintenir son existence. Ils croient que s’ils ne marchent pas, le monde va cesser d’exister111 ». Ainsi, pour certaines sociétés, la marche est non seulement un moyen de

communiquer avec le monde externe et de survivre, mais aussi un moyen d’instaurer leur être au monde, vivre et intégrer corporellement la mythologie.

108 Yves Bonard et Vincent Capt, « Dérive et dérivation. Le parcours urbain contemporain, poursuite des écrits situationnistes? », Articulo-Journal of Urban Research, [En ligne], Special issue 2, 2009, articulo.revues.org, page consultée le 10 septembre 2014.

109 Alexis L’Allier, « La déambulation, entre nature et culture », dans André Carpentier et Alexis L’Allier (dir.), Les écrivains déambulateurs : poètes et déambulateurs de l’espace urbain, Centre de recherche Figura sur le texte et l’imaginaire, UQAM, Montréal, 2004, p. 16.

110 Idem.

111 Bernard Émond, Ceux qui ont le pas léger meurent sans laisser de traces, Cinéma libre, Montréal, 1992, cité dans Alexis L’Allier, op.cit, p. 15.

La faculté de parcourir le territoire, de se l’approprier à travers l’expérience même de la marche permet chez certains artistes et auteurs contemporains d’entrevoir un renouveau de l’état de nomadisme et de déambulation. Cette volonté d’arpenter le territoire est à l’origine de plusieurs créations artistiques actuelles, que ce soit dans le milieu des arts visuels, des arts médiatiques, de la performance, de la poésie, etc. Cette utilisation n’est pas sans rappeler l’idée quasi mythique du « flâneur » émanant de la littérature de Baudelaire et théorisée par Walter Benjamin. Le philosophe de l’esthétique et critique d’art indique au sujet cet être mélancolique baudelairien :

C’est là le regard d’un flâneur, dont le genre de vie dissimule derrière un mirage bienfaisant la détresse des habitants futurs de nos métropoles. Le flâneur cherche un refuge dans la foule. La foule est le voile à travers lequel la ville familière se meut pour le flâneur en fantasmagorie. Cette fantasmagorie, où elle apparaît tantôt comme un paysage, tantôt comme une chambre, semble avoir inspiré par la suite le décor des grands magasins, qui mettent ainsi la flânerie même au service de leur chiffre d’affaires. Quoi qu’il en soit les grands magasins sont les derniers parages de la flânerie112.

La description que fait Walter Benjamin du flâneur a des familiarités avec le concept de dérive et de psychogéographie de Guy Debord. Cet état d’ouverture du marcheur permettant la découverte de sensations à même la ville et la foule peut se rapprocher de plusieurs démarches artistiques actuelles. Dans le projet Minorité invisible113, la dérive se réalise par la marche à travers le milieu de vie des personnes aveugles et la découverte de nouvelles sensations psychogéographiques, de nature sonore et corporelle (toucher, équilibre, mobilité, etc.).