• Aucun résultat trouvé

3. PERFORMANCE DU CORPS BRISÉ ET DÉSHUMANISÉ

3.2 LA FRONTIÈRE DU GENRE

3.2.3 Le corps hors norme comme espace politique

3.2.3.2 Coco Fusco et la dialectique de la femme-singe : la Planète des singes

Le travestissement en créature est aussi opéré dans la performance de l’artiste Coco Fusco, Observations of Predation in Humans: A Lecture by Dr. Zira, Animal Psychologist (Observations de la prédation chez les humains : Une conférence par Dr. Zira)247. Réalisée en 2013 à New York, la femme-singe est également à l’honneur dans cette œuvre. Fusco ressuscite le célèbre personnage du film de Franklin J. Schaffner sorti au cinéma en 1968, La planète des singes248. Sur la planète des singes, les humains sont

246 Traduction libre de : « In the activists sideshows of the Guerrilla Girls who attempt to even the score,

addressing gross inequities in depictions and manipulations of women in our culture. », Teddy Varndell et al., Freaks, Geek and Strange Girls : Sideshows Banners at the Great American Midway, San Francisco, Last Gasp

Publisher, 2004.

247 Coco Fusco, « Observations of Predation in Humans: A Lecture by Dr. Zira, Animal Psychologist », Radical

Presence: Black Performance in Contemporary Art, NewYork, The Studio Museum in Harlem, 2013.

248 Franklin J Schaffner, Planet of the Apes, MCMLXVII APJAC Productions, Inc. and Twentieth Century-Fox Film Corporation, 1968.

considérés comme une race inférieure de primates, voire comme des animaux. Le monde est gouverné par des singes pensants qui ont établi leur propre société basée sur l’esclavage de leurs semblables primates, en l’occurrence, les êtres humains. Un astronaute, Taylor, provenant de la planète Terre des années 1960 s’écrase sur cette planète après s’être perdu dans un corridor spatio-temporel. Blessé aux cordes vocales, il se retrouve maltraité et mis en cage avec les autres représentants de son espèce. Docteur Zira, une chercheure spécialisée en psychologie animale, analyse le comportement des spécimens humains recueillis dans son laboratoire. Elle s’aperçoit que l’un d’entre eux – Taylor, l’astronaute – semble vouloir entrer en contact avec elle et communiquer. N’écoutant pas les schèmes de pensée dictés par sa société et les limites discursives voulant que les humains ne soient pas dotés de la pensée rationnelle, Zira pousse ses recherches pour prouver que les humains peuvent utiliser le langage et qu’ils peuvent faire preuve d’intelligence.

C’est Zira la scientifique du film La planète des singes qui renaît en 2013 dans la performance de Coco Fusco. Dans sa mise en scène, elle opère une contre-narration de ce film culte de la science-fiction et de la culture populaire des années 1970. Le stratagème auquel s’adonne Fusco dans cette performance est celui de la mise en scène d’une fausse conférence. Vêtue du costume de Docteur Zira, la performeuse présente, le plus sérieusement du monde, sa conférence sur l’analyse comportementale des humains.

La primate scientifique établit un rapport dialectique entre l’espèce humaine et d’autres espèces animales. Notamment, elle décrit le mode de fonctionnement de l’humain et ses valeurs, qui l’apparentent à l’écureuil, dont le comportement vise à cacher et emmagasiner une quantité incommensurable de ressources. Elle s’en prend aussi au discours social valorisant le capitalisme des humains, qui classe en différentes catégories les troubles visant à acculer une trop grande quantité de nourritures, d’animaux ou d’objets. La valorisation ou dévalorisation de ce comportement (pourtant étrange), par la société humaine, s’opère avec distinction advenant que l’activité soit lucrative ou non. Elle indique : « Une personne qui aime les chats et qui en possède plusieurs est mauvaise, tandis

qu’une personne qui fait l’élevage de poulets et qui en possède trop est bien.249 » Le

discours élaboré par Coco Fusco et son personnage de Docteur Zira permet d’opérer une distanciation et par le fait même une réflexion sur le discours social ambiant valorisant la productivité et le capital à tout prix.

Cette conférence, par les affirmations qu’elle comporte sur le genre humain, vise à créer une allégorie à partir de la trame narrative du film original La Planète des singes de 1978. Ainsi, à un moment clé du film, le personnage de Taylor l’astronaute réalise, en découvrant la Statue de la Liberté sur une plage, qu’il n’est pas sur une autre planète, mais en fait sur la planète Terre du futur. Le spectateur prend alors conscience de la signification de cette représentation : cette planète des singes est en réalité notre propre planète, où l’Homo sapiens n’est en fait qu’un grand primate malveillant et belliqueux qui méprise son semblable et détruit son environnement.

Chez Coco Fusco, le costume de singe représente un élément de distanciation pour favoriser la mise en scène d’un message critique sur la société humaine. À travers les yeux d’une scientifique venue d’autres civilisation et époque, elle prend le recul nécessaire pour émettre son opinion, sous forme d’étude scientifique, sur le caractère autodestructeur de l’humain.

Les femmes activistes et leurs accoutrements de femmes-singes ou de femmes poilues souhaitent utiliser la laideur et rejeter les codes esthétiques féminins dans le but d’amplifier l’impact de leur message. Pour le collectif La Barbe et les Guerrilla Girls, la monstruosité est un moyen de surprendre le citoyen ordinaire et investir de manière poignante l’espace public. Dans chacune de leurs performances, le costume et la déshumanisation feinte, ainsi que la masculinisation dans le cas de La Barbe, est un prétexte à contester la frontière sociale à laquelle est soumis le corps féminin. Les modes d’action de ces artistes-activistes contrent le discours infériorisant voulant que le corps de la femme ne soit pas assez puissant pour accaparer l’espace public. Les corps en action font scandale et transgressent

249 Traduction libre de : « A person who loves cats and have many of them is bad, while a person who is engaged

in chickens farming and have too many of them is good. », Coco Fusco, « Observations of Predation in Humans:

les regards des dominants pour mieux perturber et anéantir la frontière sociale et les rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes. Le travestissement et l’animalité permettent de transgresser plusieurs frontières, en commençant par celle entourant le regard d’autrui sur soi et la norme sociale. Ce corps-frontière travesti ou chargé d’un masque de gorille terrorise et surprend, brise la limitation sociale en projetant le corps féminin dans un espace de décisions qui lui est dénié, c’est-à-dire dans l’espace public. Le modus operandi des performances rend les corps féminins dérangeants et puissants, voire potentiellement dangereux.

Le corps ainsi détourné est non seulement un lieu de subversion de la frontière, mais il devient transgressif pour mieux s’affirmer, à la manière d’un corps terroriste. Ce corps- frontière renverse le pouvoir dominant et refuse le silence. Les corps comme représentation et contournement des frontières deviennent des lieux de discours, des véhicules d’un discours revendicateur. Le corps de ces femmes devient action politique et s’accapare l’espace et le territoire par l’humour et la monstration du potentiel de virilité du corps féminin. Le corps féminin se change lui-même pour tourner en dérision le pouvoir et montrer le non-sens de la frontière sociale. Le corps des femmes performeuses n’est plus un corps faible par son identité et son individualité. Par la force du nombre et son uniforme dérangeant, le corps est politisé. Le corps féminin ainsi présenté par le biais de l’action performative change la vision que l’on détient de lui. Le corps devenu discours et action politique revêt une autre peau, un autre caractère, pour exiger un changement de rôle social pour lui et ses semblables.

3.3 Traduire l’expérience : la reconstitution de l’horreur invisible par le