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3. PERFORMANCE DU CORPS BRISÉ ET DÉSHUMANISÉ

3.3 Traduire l’expérience : la reconstitution de l’horreur invisible par le récit

3.3.1 Documenter et représenter la monstruosité sociale

J’ai couvert précédemment à travers plusieurs exemples artistiques la manière dont l’art performance constitue un langage et une poétisation à travers l’action. Ainsi, j’ai abordé la mise en scène de la déshumanisation et de la frontière sociale qui affecte le corps malade ou féminin, dans des performances de Ron Athey, de Coco Fusco et Rocío Boliver. Nous avons aussi vu, par les exemples des collectifs performatifs et activistes Guerrilla Girls et La Barbe, comment le corps-frontière peut, à travers la performance, se faire guérilla et action politique pour transgresser le politique et contester les rapports de

dominants / dominés. Rappelons que, comme l’affirme Josette Féral, « c’est ce discours ouvert, qui laisse place à des perceptions et à des interprétations diverses, qui demeure la caractéristique essentielle de la performance encore aujourd’hui et sa plus grande force252 ». Nous avons vu dans les exemples précédents des corps intimes qui choisissent de se mettre en scène à travers la monstration de la déshumanisation et de la traduction de leur douleur intime pour montrer la souffrance du corps social et le pouvoir biopolitique que détiennent la société et l’État.

L’art action se présente comme un moyen pour l’artiste de transmettre et métaphoriser sa pensée à travers le corps et sa mise en action. Cette pensée est parfois puisée à même le vécu de l’artiste, à même son expérience personnelle. D’autres fois, l’expérience collective, comme les évènements sociaux et politiques, servent à composer une trame performative. Des catastrophes humaines et des faits historiques, notamment les guerres, les dictatures, les génocides, servent de référents au discours artistique socialement engagé. La performance a parfois la particularité de composer un nouveau langage ayant comme fonction de rendre compte du présent et du passé de soi et de l’autre. Si la performance est une déterritorialisation, une représentation du « corps en exil253 », elle peut être aussi

introspection, autoreprésentation et témoignage. Dans les exemples de performances suivantes, l’art action acquiert la fonction de donner corps à la parole du corps-frontière d’autrui. Le performeur est donc le traducteur de la douleur de l’autre, celui dont le corps disposé en état de frontière et rendu invisible, pour mieux la déployer via l’espace performatif.

À travers la mise en action qu’établit la performance, se fait valoir la parole du corps intime de l’artiste qui décide de prendre place dans l’espace public, pour confronter la société. Par l’action performative, il tente d’établir une contre-narration vis-à-vis du discours dominant : celui imposé par le système institutionnel et économique (pouvoir politique, société, médias, etc.). Ainsi, bien que l’art performance compose souvent un mode d’expression silencieux, il est possible d’y dénoter une fonction poétique, discursive et même narrative,

252 Josette Féral, « Qu’est la performance devenue? », Jeu : Cahiers de théâtre, no 94, 2000, p. 158. 253 Ibid., p. 163.

intégrée à travers l’expression de la corporalité. Dans un discours corporalisé visant une problématique sociale particulière, la performance demeure quelques fois l’une des avenues probables pour représenter et communiquer l’innommable : parler d’une expérience horrible et douloureuse, pourtant invisible pour le reste de la société par le biais du corps en action. À titre d’exemple, un artiste pourrait choisir comme sujet de performance la représentation de la torture des prisonniers de guerre par certains régimes politiques. Cette mise en action pourrait être soit représentée, soit performée et ressentie à travers le corps de l’artiste mis à l’épreuve. Il s’agit en soi d’une incorporation performative de la douleur du corps intime : la transmission d’un corps symbolique à travers le corps réel.

C’est dans la même visée que certaines performeuses décident de reconstituer l’horreur et les faits horribles dont ont été victimes certaines femmes, par exemple la séquestration ou la violence sexuelle. Elles représentent à l’aide de leur corps la douleur vécue par autrui dans une société construisant des frontières pour plusieurs femmes par des comportements hostiles et violents. Elles font une reconstitution de la situation dans le but de s’approprier les faits le plus fidèlement possible afin de revivre leur version du crime commis contre la femme. Elles recréent le plus fidèlement possible le calvaire pour transmettre, voire ressentir, le trouble vécu par la femme violentée.

Par ces performances faisant revivre au spectateur la détresse physique et la souffrance, elles bâtissent en quelque sorte une fiction-documentaire à partir de l’évènement terrible qu’elles tentent de porter au regard du spectateur, en s’appropriant corporellement les faits réellement vécus. Je verrai ici comment le drame individuel, vécu dans l’intimité, peut être propulsé dans l’espace public pour devenir collectif et politique.

3.3.1.1 La fonction thérapeutique du récit : reconstruire une mémoire

frontière

Les victimes d’une agression ayant eu lieu dans l’intimité sont souvent peu enclines à parler dans l’espace public et à sortir du silence. Le modèle d’intervention féministe, qui tend à aider ces femmes survivantes de crimes, vise à faire en sorte que les femmes

communiquent leur vécu, afin de mieux vivre avec l’expérience traumatisante. Ainsi, comme l’expliquent Morbois et Casalis, dans un ouvrage nommé L’aide aux victimes du viol, « L’isolement et l’enfermement dans le silence aggravent les effets traumatisants du viol.254 » De ce fait, plus la victime se taira et tentera d’éviter son vécu et plus le souvenir sera poignant et nuira à ses relations sociales. La honte et la culpabilité envers un acte dérangeant, qui touche à l’intégrité physique et sexuelle, fait en sorte que nombre de victimes n’oseront parler de ce passé douloureux.

Emmanuelle Danblon relate ainsi les mécanismes de discours chez les personnes ayant vécu des drames individuels ou collectifs. Elle évoque de cette manière la parole énoncée par une victime d’Auschwitz, et montre comment, à travers la mise en récit du vécu, les victimes tentent un éloignement, une sorte de distanciation permettant de donner sens aux faits terribles : « En définitive, cette expérience [le témoignage] demeure pour elle avant tout le moment où elle a pu redevenir elle-même, c’est-à-dire, sur le plan de la rationalité discursive, se donner les moyens de construire un ethos à partir duquel elle pouvait mettre en récit les évènements vécus. Il s’agit d’une réconciliation de la strate iconique avec la strate indiciaire255 », plus précisément, une réconciliation entre « la représentation du

monde et de soi à partir d’une intégrité somatique256 ». Le témoignage et les mécanismes de

discours qui l’entourent permettent à la victime de se réapproprier la réalité. Cette affirmation de soi à travers la compréhension et l’acceptation du drame permet à la personne de se réapproprier son corps bafoué et malmené par les évènements. Le corps de la victime – déshumanisé, silencieux et, en dernière instance, frontière – peut donc symboliquement être réparé. Il peut être, par la libération de sa parole, réintégré dans un espace public et dans une mémoire collective. L’histoire, comme construction institutionnelle et sociale, fait souvent fi des victimes anonymes, bafouées par des drames collectifs ou individuels.

Dans les performances réalisées par Mendieta et Fusco, que j’aborde ci-après, le rôle de

254 Marie-France Casalis et Catherine Morbois, L’aide aux femmes victimes de viol, Paris, L’esprit du temps, 2002, p. 55.

255 Emmanuelle Danblon, « Stratégie de rationalité discursive face aux représentations de l’extrême », Tangente, no 83, 2007, p. 58.

l’artiste consiste à donner corps au témoignage et à propulser le récit du corps intime violenté dans l’espace public. En faisant une reconstitution performative de l’expérience et en s’appropriant des réalités terribles et en incarnant physiquement ces faits de discours, les performeuses élaborent une affirmation symbolique du corps intime dans la mémoire collective : une mémoire autrefois soumise à la frontière sociale (honte, silence et oubli). Elles brisent l’invisibilité des drames privés qui amplifie l’effet de déshumanisation des victimes.

Les artistes deviennent en quelque sorte une reconstitution performative de la mémoire fragmentée du corps-frontière de l’Autre : la femme violentée. Cette victime ayant auparavant vécu seule le drame et avec lui ses souvenirs troubles, sa dépossession corporelle puis symbolique : le rapport à son propre corps sali dont la douleur est invisible. La parole de la victime n’est donc plus confinée à l’espace privé, à l’espace mémoriel intérieur : elle devient une prise en charge collective, un fait connu de tous par le biais du discours corporel qu’actualise la performance.