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1. LA RECHERCHE-CRÉATION : PROBLÉMATIQUE, MÉTHODOLOGIE ET

1.4 CADRE CONCEPTUEL ET THÉORIQUE

1.4.2 Codification des corps dans l’espace public

1.4.2.1 La frontière comme non-lieu

Le sujet réagit au « dispositif » d’oppression qu’il retrouve dans l’espace public : « Au- delà, ou à l’intérieur même de ce dispositif, se déploie une existence du corps-frontière qui, tour à tour, entend se libérer de la pesanteur des lieux et des préceptes auxquels il doit se conformer, puis retombe sous leur coupe.40 » La frontière sociale qui soumet le corps est

symptomatique d’un espace public qui serait absent de liens sociaux véritables entre les

39 Ibid, p. 57.

40 Nacira Guénif-Souilamas, « Le corps-frontière, traces et trajets postcoloniaux », In Achille Mbembe et al.,

individus, d’un manque de réels procédés de solidarisation et d’une consolidation collective. Dans l’espace public soumis aux lois économiques, non seulement toutes les trajectoires corporelles sont contrôlées, mais les rapports entre individus, s’ils ont lieu, sont soumis à des règles culturelles, sociales et politiques. Les échanges verbaux, nécessaires au développement d’un véritable espace public, sont contraints à un temps social influencé par la quête de rentabilité économique. Les rapports sociaux deviennent donc calculés et précis, ils sont soumis à une efficacité de mouvements et même à des objectifs dictés indirectement par le système.

Pour l’ethnologue Marc Augé, les diverses frontières de la « surmodernité » se définissent de manière physique (celles du territoire), mais aussi de manière structurelle et symbolique (classifications sociales, codes culturels, cadre légal). Chez Augé, la « surmodernité » est l’une des manières de définir l’époque contemporaine. Il s’agit d’une période où la mémoire collective et l’authenticité des liens sociaux s’effritent : « Voies rapides, échangeurs, aéroports, chaînes hôtelières aux chambres interchangeables, grandes surfaces ou stations-service, camps de transit des réfugiés... tous ces “non-lieux” surpeuplés, où se croisent en silence et s’ignorent des milliers d’individus, forment des parenthèses anonymes et sans jeu social41. » Dans le monde actuel qualifié de « surmoderne », Augé affirme que

les frontières sont les résultantes d’un espace changeant et de multiples transitions. Le territoire, lieu de passage et de frontières, est en mutation et en constante redéfinition : « Il nous faut réaffirmer la frontière, cette réalité sans cesse déniée et sans cesse réaffirmée. En somme, elle se réaffirme sous des formes durcies comme des interdits et entraîne des exclusions. Il faut repenser la notion de frontière pour essayer de comprendre les contradictions qui affectent l’histoire contemporaine.42 »

L’idée de la « frontière » comme matérialisation du non-lieu, comme élément caractérisant de plus en plus l’espace urbain dans les sociétés actuelles, est un concept clé de mon projet de recherche-création. Cet espace, dont la fonction est celle du passage et de l’absence de relation humaine prolongée, sera exploré, communiqué et intégré dans des explorations

41 Marc Augé, Pour une anthropologie de la mobilité, Paris, Éditions Payot et Rivages, 2009, p. 15.

d’art action. Si les précédentes définitions évoquent la frontière comme un lieu de changement, un lieu de rapports dynamiques avec la norme, les non-lieux pour Augé sont le stade révolu de cette négociation. Les non-lieux interviennent lorsque le dialogue est clos, lorsque la normalité ou les contacts prescrits et formels ont préséance et que la neutralité prévaut.

Chez Augé, les frontières sont des non-lieux, car elles obligent le corps à traverser rapidement, à s’identifier et se conformer. La frontière induite par le contrôle social marque l’espace public. Ce dernier, puisqu’il est marqué par la frontière sociale, n’est pas un environnement propice à la mise en valeur de soi ou de contacts prolongés entre les êtres humains. Les rapports entre les individus sur le territoire urbain, à l’instar d’autres lieux publics, se transforment en relations artificielles dépourvues de solidarité ou de compassion. La frontière devient un non-lieu par ses impacts spatiaux et sociaux : elle

contribue donc à l’effacement de la mémoire et à une transmission limitée de la parole individuelle.

Le corps humain, en tant qu’interface sociale et zone de contact avec l’espace extérieur, partage aussi les caractéristiques de la frontière géographique et symbolique, si l’on reprend la définition de Marc Augé qui définit aussi le « non-lieu » comme « espace qui n’est ni historique, ni temporel, ni identitaire43 ». Chez Marc Augé, le corps oscille entre lieu et

non-lieu, entre l’anonymat et l’identité. À l’instar d’un territoire issu de la surmodernité, le corps est lieu de transformation : un lieu d’échange et de multiples trafics, comme le serait une frontière nationale. Le corps-frontière est un espace liminal, un corps dont l’autonomie s’effrite dans la sphère publique, un corps dont l’autodétermination et même l’exercice de ses droits et libertés sont parfois menacés. Le corps est déraciné, son pouvoir d’agir et d’autodétermination est réduit dans l’espace social.

Cette vision du corps comme lien social, présence physique et lieu de transition identitaire est évoquée par l’analyse de l’anthropologie corporelle selon David Le Breton. Pour cet auteur, le corps est un lieu de changement, un « chantier sans fin » et un lieu de définition,

redéfinition et de frontières individuelles et collectives : « L’individu est le coauteur de son corps. Nos sociétés brisent la métaphysique qui faisait du corps une incarnation radicale et stable, un enracinement identitaire. […] L’individu devient nomade de lui-même. Dans une société d’individus, le corps est le point ultime où se croise le sentiment de soi et, simultanément, le lieu où l’autre commence.44 » Le corps, zone intermédiaire entre la vie

publique et la vie privée, est aussi un espace de communication des émotions et des discours. À travers les relations et la vie en société, certains corps acquièrent une position de soumission aux normes sociales et deviennent des espaces intimes exclus, dont l’existence à travers la vie publique est limitée. Le corps est alors une zone aliénée dont l’identité propre et sa parole ne sont pas mises en valeur. Le corps-frontière, s’il se soumet ou se censure, est rendu anonyme et deviendra aussi la représentation vivante de ce non- lieu qu’est la frontière. Ce corps disposé en situation minoritaire, contrôlé, tente d’éviter les lieux de communication et l’espace public et il n’affirme pas son identité.