• Aucun résultat trouvé

2. L’ART DE LA TRANSGRESSION DE LA FRONTIÈRE SPATIALE

2.1 DÉAMBULATION ET ATOPIE

2.1.2 Psychogéographie et art actuel

Le principe de psychogéographie, énoncé par Guy Debord dans le cadre du mouvement situationniste, relève justement le caractère multisensitif et imprévisible de la dérive urbaine. La psychogéographie est définie comme étant « l’étude des lois exactes et des effets précis du milieu géographique consciemment aménagé ou non, agissant directement

112 Walter Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle, Brescia, Temperino Rosso Edizioni, 2012, p. 34. 113 Le projet Minorité invisible sera analysé en détail dans le chapitre 4, à la section 4.1.

sur le comportement affectif des individus114 ». La psychogéographie correspond à la

capacité de l’aménagement urbain en tant que territoire rencontré de créer différentes ambiances et d’évoquer chez l’individu différentes références psychologiques et émotionnelles. Plus précisément, cette faculté est la résultante de l’aménagement urbanistique, des sensations particulières amenées par la ville, tout comme le fruit de rencontres fortuites et des projections (déploiement des nombreux imaginaires) que se fait le sujet. L’espace construit et la ville imaginaire font émerger des réactions émotives, mais viennent aussi influencer le cours de certains processus mentaux, comme la pensée, la perception, la mémoire, la motricité, le langage, la prise de décisions, etc. Le territoire vécu déclenche directement des mécanismes internes, comme des sensations ou des référents mémoriels. L’espace de la ville, par la somatisation de l’expérience de la dérive, se retrouve transposé à même le corps de l’humain.

La psychogéographie demeure une perspective actuelle au sein de l’art des dernières décennies. Ces artistes arpenteurs du territoire sont des explorateurs des temps modernes, des découvreurs d’espaces inconnus au sein de notre propre ville. Comme l’indique Thierry Davila dans Marcher, créer, l’artiste a pour mission d’appréhender l’espace en l’ouvrant à de nouvelles perspectives :

Si le site inconnu ne peut rien se voir imposer quant à la perception qu’on peut en avoir, c’est peut-être aussi parce que son exposition directe passe par l’ouverture immédiate du sujet à sa pure et simple saisie, que sa traversée expose la personne qui la réalise autant qu’elle révèle le territoire concerné, ouvre le marcheur à un autre devenir et à un autre rythme, à un autre mouvement et à d’autres déplacements que ceux encouragés par les trajets balisés. […] Marcher est donc cette façon particulière d’ouvrir un espace et un sujet […] d’être pris par l’extérieur – par l’autre – et de remettre en jeu bien des façons de voir ou d’aborder un espace115.

La personne qui se sert de l’exploration de l’espace pour créer doit donc se fier à son sens de l’observation, mais aussi être prête à voir son rythme interne affecté par « l’autre ». La création est influencée par les caractéristiques psychogéographiques du lieu : des valeurs émotives et cognitives propres à l’espace et aux rencontres. L’œuvre qui explore le

114 Guy Ernest Debord, « Introduction à une critique de la géographie urbaine », Les lèvres nues, no 6, Bruxelles, 1955, [En ligne], http://www.larevuedesressources.org/article.php3?id_article=33, page consultée le 15 septembre 2014.

115 Thierry Davila, Marcher, créer : Déplacements, flâneries, dérives dans l’art du XXe siècle, Paris, Éditions du regard, 2002, p. 42.

territoire se voit teintée de certaines sensations et réflexions propres à l’artiste et son expérience de déambulation.

L’artiste nomade explorant le territoire, particulièrement l’espace public, produit selon Alain-Martin Richard l’élaboration d’une « cartographie instable horizontale116 ». Le terme horizontal désigne l’abolition des rapports de pouvoir qui, eux, imposent une conception préétablie de l’espace, une cartographie prédessinée, presque dictée. La cartographie horizontale est une cartographie qui se dessine au fil de la dérive par le sujet lui-même et qui peut être adaptée, selon l’expérience et les conceptions propres à l’individu. Il s’agit en somme d’une sorte d’autocartographie. Ce mode d’action conçoit l’espace en développant une cartographie alternative, en dehors des rapports hiérarchiques de la cartographie verticale, mode de cartographie normalement conçu par les administrations (municipale, régionale, étatique) qui aménagent l’espace et lui induisent cadastres, fonctions, codes et règlements.

La cartographie dessinée par les institutions gouvernementales avec les instruments relevant de l’urbanisme ou de la topographie est pour sa part « une cartographie descriptive verticale117 ». Dans la cartographie instable horizontale, les frontières et autres limitations

territoriales applicables aux lieux cartographiés verticalement ne s’appliquent plus : l’espace est un prétexte à la dérivation, aux émotions, à la prospection et au transit. L’artiste qui explore le lieu et réalise une œuvre axée sur la géographie horizontale ne se soumet pas aux codes sociaux et aux lois rigides institutionnelles propres à ces lieux. L’esprit créatif est en déplacement et s’efforce de vivre la « fluidité » et de procéder à une redéfinition incessante du statut d’un espace, pour faire ressortir l’invisible et les sensations qui s’y rapportent (ouïe, odorat, toucher, émotion, mémoire, imaginaire). Ces caractéristiques sensitives composent ce que l’on ne peut écrire sur une carte en allant au-delà des simples repères territoriaux.

116 Alain-Martin Richard, Performances, manœuvres et autres hypothèses de disparition, Toronto/ Québec/ Alma, Fado performance/ Les causes perdues/ Sagamie édition d’art, 2013, p. 168

En ce sens, le performeur peut suivre le courant, le « flux » de la ville, ou lutter contre celui-ci. Pour Sandrine Le Corre, le corps de l’artiste ou celui du citoyen peut agir dans l’espace public en fonction de la « gestion du flux », en gestion de « l’entre-flux » et gestion du « hors-flux118 ». Tout corps qui s’arrête ou dévie de la trajectoire imposée, qui ne suit pas le mouvement ou qui construit consciemment son propre mouvement à travers le rythme effréné de la cité, est un corps indésirable pour l’ordre public. Le flâneur, considéré par les autorités comme un individu sans but précis (donc sans lieu ni loi), menace le « flux » sécurisant et codifié de la ville. Nous pouvons à cet effet penser à la manière dont l’administration des villes et certains commerçants luttent contre la présence de personnes en situation d’itinérance. Comme le mentionne Le Corre, le transit (état transfrontalier/ nomade) combat l’état de frontière et est, souvent, considéré comme indésirable :

Les flux ont des frontières, l’espace public traversé de flux aussi. Il est extrêmement difficile de quitter le sillon dans lequel on se trouve : de même que l’intouchable, en Inde, restera intouchable le migrant restera migrant – minoritaires sont les situations d’accueil et de régularisation. Le flux ou le reflux, dans ces circonstances, se fait toujours dans le même sens et sans retour : ici vers l’ailleurs, que ce soit la frontière de la ville ou du pays, mais surtout pas ici119.

Le corps au mouvement atypique et non conforme, voire illégal, n’est donc pas souhaité par un espace public misant sur le contrôle des trajectoires. L’individu qui agit sans but précis et sans destination dérange l’ordre social. Un débit normal des déplacements est suggéré et même imposé par le système en place. La psychogéographie et le concept de dérive perturbent donc le cours des déplacements prescrits dans la ville en s’arrêtant dans des lieux précis et en prenant le temps de s’approprier différentes ambiances. Les initiatives artistiques qui dérogent à la norme et au trafic urbain sortent non seulement de l’ordinaire, mais ont de l’impact sur les nouvelles trajectoires et visions du territoire urbain.

118 Sandrine Le Corre, « Circulez! Il n’y a rien à voir : Régulation et perturbation des flux dans l’espace public », dans Marc Veyrat (dir.), Arts et espaces publics, Paris, l’Harmattan, 2013, p. 70-71.