• Aucun résultat trouvé

3. PERFORMANCE DU CORPS BRISÉ ET DÉSHUMANISÉ

3.1 LE CORPS-FRONTIÈRE ET LE DISCOURS SOCIAL DU CORPS EN SOUFFRANCE DANS LE

3.1.2 La douleur comme résistance politique : Gina Pane

À travers l’expression des artistes pratiquant le body art le corps devient une enveloppe de chair pouvant être transformée, explorée ou mise en valeur. Le corps comme canevas vivant fait frontière avec les fonctions symboliques et discursives de l’art : le corps devient matière, il devient langage en dehors de la parole. Le corps, cette masse de tissus et d’os, est un prétexte à l’exploration artistique, un élément traité avec détachement, à la manière d’un corps-sans-organes artaldien qui serait étranger à lui-même : « Pour le body art le corps est un matériau voué aux fantaisies, aux fantasmes, aux provocations, aux interventions concrètes. […] Sang, muscles, humeurs, peau, organes, etc. sont mis en évidence, dissociés de l’individu et deviennent éléments de l’œuvre.204 »

L’autodestruction du corps est souvent pratiquée ou exprimée symboliquement par l’art corporel. La douleur de l’enveloppe corporelle et l’exploration de ses limites peuvent parfois être exprimées par l’artiste comme discours contestant la violence politique et sociale. La douleur du corps intime est alors celle du corps social : le corps individuel soumis à l’épreuve est un corps qui tente de transgresser la déshumanisation imposée au corps social. En ce sens, pour certains artistes du body art, la démonstration de la douleur est un moyen de briser le silence. Par la mise en exergue de la violence, l’artiste critique la violence invisible de la société : celle dont souffrent des sujets-frontières ignorés, marginalisés, déshumanisés.

Ainsi, l’œuvre de l’artiste italo-française Gina Pane et la critique sociale établie par ses actions permettent de situer le contexte d’émergence du body art. Pour Pane, l’art corporel et le sang qui jaillit de son corps est une tentative de « communication directe, un moyen de présentifier le réel et de dénoncer, par la souffrance réelle, l’anesthésie de la société205

». La souffrance corporelle et la soumission de la chair à des actions extrêmes sont donc un moyen pour l’artiste de transgresser le silence soporifique de ses concitoyens. La mise en

204 David Le Breton, L’adieu au corps, Paris, Éditions Métailié, 2013, p. 47.

205 Janig Bénog, « La vraie image selon Gina Pane. Quelques réflexions pour une anthropologie des images de l’art corporel. », Les fluides corporels dans l’art contemporain, [En ligne], Paris, INHA, 29 juin 2010, p. 2, http:// http://hicsa.univ-paris1.f, page consultée le 15 avril 2015.

scène du corps dans l’art corporel vise l’élaboration d’un nouveau discours, d’un autre langage, « biologique, psychologique, esthétique et social206 ».

Par exemple, dans l’action performative Escalade non anesthésiée réalisée en 1971, Gina Pane souhaite littéralement représenter l’escalade de la violence au Vietnam, telle qu’opérée par les États-Unis207. Pour cette performance, une structure en forme d’échelle,

c’est-à-dire comportant plusieurs échelons de différents étages, est préalablement fixée au mur de la galerie d’art. Les barreaux de cette échelle sont fabriqués à partir de matériaux tranchants pouvant blesser l’artiste. Pane, pieds et mains nus, arpente de haut en large l’échelle. L’escalade douloureuse est un moyen de métaphoriser la situation sociale et politique. Il s’agit d’une tentative pour réveiller les consciences au sang qui est versé à ce moment même quelque part dans le monde, aux paysans innocents qui suffoquent sous les bombes et le napalm d’une nation hégémonique. La douleur physique de l’artiste devient donc douleur morale provoquée par la société. Gina Pane indique à propos de son travail de performeuse : « J’ai travaillé un langage qui m’a donné des possibilités de penser l’art d’une façon nouvelle. Celui du corps, mon geste radical : le corps devenait le matériau et l’objet du discours (sens – esprit et matière).208 »

Par ces actions radicales, Pane transgresse les limites sociales, discursives et symboliques. Elle souhaite exprimer son désaccord vis-à-vis de l’hégémonie politique en cours à cette époque. Elle se sert de la souffrance de son propre corps comme lien discursif direct établissant un rapport avec la souffrance du peuple vietnamien. La mise en scène d’un réel où les pieds de Pane sont sanglants, où son corps est soumis à la violence de l’environnement, compose un discours sur la transgression de la douleur. Le corps de l’artiste tient à terminer une ascension douloureuse et dépasser la limite de son corps pour communiquer la douleur invisible de l’autre, une douleur qu’on ne peut pas fuir. Le corps et ses organes sont mis à profit dans la performance de Gina Pane comme métaphore de la

206 Centre Pompidou, « L’événement Gina Pane », [En ligne], 2005,

www.centrepompidou.fr/cpv/resource/ck48yBp/rGAeRB, page consultée le 17 avril 2015.

207 Gina Pane, « Portraits de femmes artistes : Gina Pane », Institut National de l’Audiovisuel, [En ligne], http://www.dailymotion.com/video/xf9tt8_portraits-de-femmes-artistes-gina-p_news, page consultée le 17 avril 2015.

208 Gina Pane, « Lettre à un(e) inconnu(e », Écrits d’artistes, Paris, École nationale Supérieure des beaux-arts, 2003, p. 68.

frontière culturelle et géopolitique entre l’Occident et l’Orient et, en même temps, de la globalisation de la violence que produit la machine capitaliste.

3.1.2.1 Le corps du martyr comme corps-frontière

Tout au long de sa carrière et à travers ses différentes réalisations artistiques, Gina Pane s’adonne à plusieurs actions précises, calculées, voire ritualisées, visant à explorer le corps et sa douleur. Cette minutie ritualisée contribue à la subversion des codes sociaux et rappelle également le caractère sacré du corps évoqué par le sang sacrificiel :

Les gestes et les images que fabrique Gina Pane sont le symptôme d’une survivance de formes et d’images archétypiques qui puisent leur source dans un sentiment du sacré. Son usage du sang, en particulier, peut être considéré comme une variation profane de l’iconographie religieuse occidentale et, plus précisément, comme une radicalisation, à même son corps, des postures des martyrs209.

Le rapprochement entre l’art corporel et l’icône du martyr chrétien est chose possible, à travers la symbolique des stigmates dont s’inflige l’artiste. À l’image du Christ mort sur la croix, les martyrs chrétiens des premiers siècles apparaissent comme êtres sacrifiés pour avoir contesté l’ordre établi. En prenant position publiquement au nom de leur foi, les premiers chrétiens risquaient la mort : « Les persécutions eurent ainsi un motif religieux et politique, le christianisme apparaissant comme une force révolutionnaire dans l’ordre des valeurs qui étaient celles du paganisme gréco-latin.210 » Dans une telle optique, la douleur du martyr est une sorte de sacrifice au nom de la foi. Le corps des martyrs est donc un corps surhumain, sanctifié. Le corps qui se donne lui-même en sacrifice en choisissant la foi, celui qui choisit de se faire martyr transcende la douleur au nom d’un idéal mystique. Le martyr se soustrait pour la poursuite du monde : il actualise (transforme) la tradition de sacrifice des cultures ancestrales païennes. Les deux types de corporalités font frontière : ils sont mis volontairement à la frontière du monde social pour le bien-être de la collectivité. La mort de l’un peut profiter aux autres membres de la société, au plus grand nombre, et leur permettre de poursuivre leur vie.

209 Janig Bénog, op. cit., p. 6.

210 Tina Maalouf, « Le martyr : du religieux au politique », Sens public : revue web, [En ligne], http://www.sens- public.org/article120.html, page consultée le 14 février 2015.

Dans certaines cultures traditionnelles, l’offrande prend la forme d’un sacrifice, un acte de mise à mort rituel commis pour s’accorder la faveur d’un dieu. Le sacrifice, de cette manière, arrête le cours de la vie d’un être pour permettre à l’autre de continuer la sienne : « le sacrifice, en tant que rite, impose une victime (le plus souvent animale) comme substitut du sacrifiant211 ». En excluant l’Autre, qu’il place comme étranger au sein du corps social, l’individu majoritaire croit agir dans son propre intérêt, pour la continuité de son monde tel qu’il le connaît. La frontière invisible sert donc de protection, selon une logique empreinte de déshumanisation. Selon cette pensée basée sur la désincarnation symbolique de l’autre, la personne différente doit être mise à l’écart, donc symboliquement sacrifiée, pour le soi-disant bien-être de la communauté. À travers les rites et les époques, certains individus déshumanisés ou animaux sont mis à mort et sont offerts à des forces suprêmes. La notion de sacrifice est présente notamment dans certaines religions précolombiennes et africaines. Ces offrandes visent à attirer la faveur des dieux, lorsque la société se sent menacée212. Le corps sacrifié est exclu des mortels, tout comme celui du martyr qui en vient symboliquement à se rapprocher des divinités, de l’intouchable.

L’art corporel conteste la rectitude et la moralité par son esthétique dérangeante. Cet art utilise un corps sanglant qui rappelle celui de l’image sainte chrétienne, le corps qui doit saigner pour le bien de l’humanité. Pour l’art corporel, le sang devient, à juste titre, une subversion iconoclaste et se détache du rituel religieux. Pour l’artiste, le fluide est un lien narratif établi entre son corps et le contexte social. Le sang, par cette référence à la cruauté, se transpose à travers la performance comme un matériau symbolique. Cette narration est tracée par l’expression d’une douleur personnelle qui se rapporte à une douleur sociale. Il est en ce sens un néo-rituel prenant comme sujet le corps intime. La destruction du corps amène parfois, comme chez Pane, un langage contestateur du corps social et de la pensée politique hégémonique.

211 Jean-Pierre Albert et al., Le sacrifice humain en Égypte ancienne et ailleurs, Paris, Saleb, 2005, p. 28. 212Idem.