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1. LA RECHERCHE-CRÉATION : PROBLÉMATIQUE, MÉTHODOLOGIE ET

1.4 CADRE CONCEPTUEL ET THÉORIQUE

1.4.3 Créer des zones de réhumanisation

1.4.3.2 Affirmation du corps-frontière

En ce qui concerne la partie théorique de ma thèse, j’entrevois un processus de théorisation et de monstration des frontières inhérentes au corps et à l’individu. Je désire intégrer des points de vue de différents auteurs, permettant une définition à la fois sociologique et politique, qui pose un regard diversifié sur la corporalité (physicalité, identité et territorialité). Le corps performatif que je souhaite montrer à travers ma recherche est vu comme une manière de transgresser les frontières géographiques ou sociétales qui oppressent le corps intime. L’élaboration analytique et théorique du corps-frontière est un élément important qui interviendra dans ma recherche à l’instar de l’étude du corps et ses frontières au sein du processus artistique.

74 Constanza Camelo, « Demeurer déterritorialisé », dans Marie Fraser et Marie-Josée Lafortune (dir.), La

Je tiens aussi à différencier le statut performatif du corps-frontière, au centre de ma quête de recherche artistique et établir une différence entre le corps qui joue la marge (soumission frontalière) et celui qui la déjoue (transfrontalier). Jouer la marge est pour moi une manière de la montrer, voire de s’y conformer, mais ultimement de ne pas transgresser le pouvoir. Déjouer la marge nécessite une véritable mise en scène de soi à travers la subversion identitaire. Le corps-frontière, tel que je le conçois, existe pour provoquer le changement social. Il est transgressif et se positionne à l’opposé du concept « passing » (conformisme) des sociétés minoritaires, tel qu’énoncé par Erving Goffman75.

Dans le passing, le sujet minoritaire va traverser la frontière pour se conformer à la majorité et feindre la normalité. Il va tenter en quelque sorte de masquer son statut particulier, de nier son étiquette identitaire plutôt que de l’affirmer. Ainsi, le passing est un appel à l’uniformisation sociale qui avantage les dominants. Les individus minoritaires en situation de passing vont eux-mêmes chercher à s’élever socialement et se mettront parfois au défi de performer l’identité majoritaire, voire nier leur propre identité, comme tentative de sortir de l’état de soumission. Les individus marginaux vont se contraindre à jouer le rôle que la société leur impose : « pour assurer l’inclusion sociale, les membres du groupe minoritaire ont souvent besoin d’essayer de se faire passer pour des membres du groupe majoritaire.76 » C’est, par exemple, le cas des personnes homosexuelles qui, soumises à la

pression sociale hétéronormative, cacheront leur vie amoureuse, des personnes qui travestissent leur accent d’origine pour se conformer à la langue de la majorité, ou encore des personnes amputées qui cacheront leur prothèse pour ne point choquer la vue. En jouant le jeu de la frontière et en s’y conformant, de tels agissements « mène[nt] à de lourdes conséquences psychologiques » ; cela va même jusqu’à « accentuer les désavantages des membres du groupe minoritaire, plutôt que de les résoudre77 ».

75 Erving Goffman, Stigma : Notes on the Management of Spoiled Identity, op. cit., p. 73.

76 Traduction libre de: « Passing leads to negative psychological incomes. Event if the true identity of those who

try to pass is left undiscovered In turn, these negative psychological outcomes are likely to accentuate the disadvantage of minority group members. », Fabrizio Butera et John M. Levine, Coping with Minority Status : Response to Exclusion and Inclusion, New York, Cambridge University Press, 2009, p. 282.

77 Traduction libre de: « Negative psychological out-comes », « to accentuate the disadvantage of minority group

Le corps-frontière transgressif sera mis en évidence et analysé dans ma thèse à travers plusieurs exemples de performances tirées de l’histoire de l’art. Comme objet et sujet artistique, il aborde sans censure l’oppression sociale et s’exprime de manière imagée et éclatée sur le rapport dialectique dominant/ dominé. Il est, en quelque sorte, le contraire de ce « passing » qui, je le rappelle, vise à censurer l’identité distincte et oblige les sociétés minoritaires à se conformer. La performance transgressive du corps-frontière affirme son statut unique et son état stigmatisé. Elle entrechoque même les valeurs dominantes.

Le corps-frontière performatif embrasse son identité divergente et il communique sa différence plutôt que de la masquer. Ce corps est en état d’exploration et de confrontation frontalière : il est sujet et objet de la performance et agit à travers la frontière sociale pour mieux la contourner ou l’exposer. Par la transgression sociale qu’il implique, il devient sujet transfrontalier. Il recherche la construction d’une identité narrative et l’expression corporelle de sa particularité. Il souhaite ainsi déterminer sa propre étiquette identitaire. Certaines études du domaine des performance studies ont été menées dès les années 1990 aux États-Unis afin de décrire le corps comme territoire transfrontalier, un lieu de redéfinition et de mutation. Ce corps-frontière performatif et transgressif fait son apparition sous le terme de borderbody. Au sein de plusieurs ouvrages, le corps-frontière est dépeint comme un matériau artistique en tant que symbole culturel important pouvant établir un discours sur l’autodétermination individuelle / collective et visant une décolonisation du corps. La décolonisation est opposée au concept de la « colonisation du corps » qui réfère, quant à elle, à l’assujettissement du corps du sujet au pouvoir colonial. L’empire colonial soumet le corps du colonisé pour le faire répondre aux besoins de domination capitaliste et culturelle de la métropole.

En amorçant un processus de décolonisation, le corps-frontière rejette les dictats d’un colonialisme identitaire imbriqué historiquement et culturellement sur le territoire des Amériques. Il est exprimé sous de multiples formes par l’art performance et se déploie tel un référent multi-identitaire (exprimant les identités des sociétés minoritaires, à l’instar des immigrants, des personnes de couleur ou des autochtones), qui déroge librement de la majorité culturelle (blanche, chrétienne et hétérosexuelle). La corporalité transfrontalière en

tant que force transgressive provoque l’affirmation de sa non-normativité et l’acceptation d’une identité plurielle. Par le biais de la performance, ce corps interagit avec l’espace social. Il expose sa différence physique, culturelle ou linguistique pour mieux la montrer, la tourner en dérision ou en poésie.