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1. LA RECHERCHE-CRÉATION : PROBLÉMATIQUE, MÉTHODOLOGIE ET

1.6 HYPOTHÈSE DE RECHERCHE

Je souhaite, tout d’abord, me prononcer par ma recherche-création sur la représentation du corps d’autrui et ses effets, notamment sur la manière dont l’individu se positionne et occupe la sphère publique. Je m’intéresse également aux populations marginalisées et rendues invisibles ou ultravisibles dans la sphère publique, sous le poids des mécanismes hégémoniques. Ainsi, les populations historiquement minoritaires dans les institutions décisionnelles, par exemple les femmes, les immigrants ou les personnes handicapées seraient peut-être moins représentés dans l’espace public. La réalisation du pouvoir d’agir (empowerment) serait favorisée par la libération des discours captés dans l’espace liminal de la frontière. Cette relation nouvellement investie agirait comme alternative à la société

contrôlée. Le projet performatif survient sur la frontière tel un évènement, « quelque chose qui fait apparaître une possibilité qui était invisible ou même impensable86 ». La

performance comme évènement investissant l’espace public offrirait donc une possibilité d’ouverture vers un autre espace non limité, un espace transfrontalier.

Une interaction entre les membres d’une communauté opprimée et l’artiste permettrait de libérer la parole par le récit de soi, qui auparavant était confiné à l’espace intime. La communication investie par le biais de l’art permettrait de vivre une expérience sensible entre l’artiste et la communauté. Cette rencontre ouvrirait la porte à un partage d’expériences marquées par la frontière sociale ou spatiale. La construction d’une représentation alternative, poétique et artistique du corps-frontière permettrait au sujet de sortir de l’état d’invisibilité sociale, d’évitement ou de marginalisation qu’imposent les frontières de la vie collective. Cette libération vers une autre représentation de soi et sa matérialisation dans l’espace public passerait d’abord par une libération artistique de la parole du sujet.

Plus précisément, par l’exploration performative (art performance, art relationnel, art audio et vidéo), je propose d’étudier et de tester les traitements possibles du corps-frontière en construisant une représentation sociale alternative. En ce sens, ma création prend son ancrage dans la corporalité liminale, afin de décloisonner les discours (parole ou discours gestuels, comportementaux, etc.) et d’en dégager tout le potentiel d’expression et d’action (dans le sens d’art action) sociale, politique et culturelle.

Par l’expérimentation artistique et la création de nouvelles zones transfrontalières avec des populations données, je souhaite réfléchir et détourner le corps et ses frontières, notamment les frontières identitaires, territoriales, communicationnelles discursives, symboliques, culturelles, etc. Ainsi, je soutiens que les pratiques artistiques actuelles permettent de transgresser les mécanismes de pouvoirs et peuvent développer des moyens d’affirmer différentes réalités. Mon intérêt est dirigé vers les contre-discours abordant les identités : l’historique individuel et l’appartenance territoriale, culturelle ou sociale. En amenant le

corps à devenir un outil communicationnel symbolique, artistique et de résistance sociale, la performance tendrait à redéfinir les formes de limitations intrasociétales.

L’art performance serait donc à la fois une communication verbale et non verbale (discours, interactions, gestes, mouvements, regards) et une démonstration d’un corps intime qui traverse l’espace privé en étant propulsé dans un espace collectif. L’abolition de ces frontières sociales se produirait dans un premier temps par l’établissement d’un espace- temps décloisonné de la relation sociale et artistique, voire l’établissement d’un lien de confiance et d’une communication entre l’artiste et la population visée par sa démarche. Ainsi l’alternative sociale pourrait d’abord se dérouler par une recherche de communications libres interpersonnelles, sociales et artistiques. L’art qui occuperait l’espace public ferait sortir l’individu de sa sphère intime et lui permettrait de déployer certains pouvoirs d’agir, voire d’affirmer son identité de manière publique et éventuellement politique.

L’action artistique qui vise la performance de soi, autrement dit l’expression du récit individuel/ témoignage, enclencherait une nouvelle relation entre le corps intime et le corps social. Cette action pourrait se constituer en tant que narration visant l’affirmation de l’identité et de la mémoire individuelle, celle qui est confinée par la frontière. Ainsi, tel qu’énoncé précédemment, cette thèse en recherche-création cherche à réaliser une observation de ce corps qui, par son récit, sort de son invisibilité et de sa marge pour transgresser les normes qui régissent les rapports de l’être humain avec son territoire et sa société. Je cherche à rendre compte de la faculté de l’artiste de comprendre et de communiquer (traduire) son environnement par le biais de l’art action.

La traduction dans la sphère publique de l’expérience intime et la matérialisation d’un discours, spécifiquement non marqué par les codes et un conformisme social, compose l’expérience à vivre avec différents sujets ayant connu la liminalité. Ces personnes que je rencontrerai au cours des expériences artistiques me permettront de réfléchir la frontière et d’acquérir une nouvelle perspective des limites sociétales. Cette frontière marquera donc mon rapport à ma propre société et les limitations dont je suis témoin en tant qu’être

humain, citoyenne, femme, artiste ou activiste. Ces limitations sont rencontrées au contact de la sphère privée de l’Autre. Elles pourraient toucher ma sensibilité et faire évoluer la perception que je détiens de mes propres acquis sociaux. De cette manière, cette communication interpersonnelle pourrait alimenter ma réflexion sur mon corps intime, celui de la femme et de l’artiste comme frontière, et surtout, m’aider à bâtir un discours sur diverses formes d’oppression quotidienne : la violence symbolique, le pouvoir biopolitique, etc.

En utilisant l’art pour poétiser et traiter de manière performative des limitations de la sphère intime et de la sphère publique, je dialogue avec des individus de ma collectivité vivant ces frontières qui les empêchent d’occuper pleinement l’espace public, de partager un temps social et de s’inscrire dans la mémoire collective. De cette manière, l’individu marginalisé, qu’il soit invisible ou ultravisible du point de vue des discours dominants, pourrait aborder son expérience de corps-frontière et l’expérience de dialogue artistique nous éclairer collectivement sur la manière de se réaliser en tant que société plurielle et interculturelle. L’expression du corps-frontière et son autodétermination permettraient de vivre pleinement et de manière renouvelée le territoire, l’espace et l’inscription dans la vie publique, voire dans l’histoire collective. Le sujet partage son propre discours, sa réalité pour se réaliser par le biais d’une collaboration entre l’artiste et la communauté. Suivant cette réflexion, je formulerais l’hypothèse suivante, que je tente de valider à partir de notre exploration théorique et pratique : l’art performatif permet de changer le statut du corps marginalisé, en rendant visible le sujet socialement invisible, et ce, en renégociant la représentation corporelle, par le discours, l’action et la création d’un espace-temps alternatif. Ainsi, l’expérience du sujet, réalisant son potentiel symbolique et poétique par l’art et la performance, s’établirait par une nouvelle présence verbale, corporelle et mémorielle au sein de son territoire intime et social. Plus particulièrement, cette mémoire serait forgée à partir des traces du discours subversif (parole libérée), des contacts sociaux (relations), de la création d’un temps social distinct et de l’appartenance à une nouvelle communauté : directe (celle du temps artistique) et indirecte (société, mémoire collective). En ce sens, je soutiens que le rôle de l’artiste utilisant l’art performance et d’autres composantes artistiques à caractère social (art audio, art vidéo, art relationnel) est essentiellement

sociopolitique et s’amorce par la prospection sensible des frontières. Cette tâche impliquerait la traduction et la poétisation du territoire, du corps d’autrui ou de l’expérience entourant la liminalité. La traversée hors de l’espace liminal permettrait de faire évoluer le statut du corps et de contribuer à bâtir une représentation sociale alternative du corps-frontière.