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2. L’ART DE LA TRANSGRESSION DE LA FRONTIÈRE SPATIALE

2.4 PERFORMATIVITÉ ET ATOPIE DU BRUIT : LE SON COMME EMPREINTE

2.4.4 Performance déambulatoire : détourner le territoire par le son du récit

La performance déambulatoire dans l’espace public amène à la création d’espaces performatifs, telle que vue par les exemples de parcours sonores énoncés précédemment. Cette mise en valeur des sons présents au sein de l’espace public permet à son tour la

176 Isabelle Boof-Vermesse, « L’art géolocalisé : en quête d’une psychogéographie actuelle », dans Marc Veyrat (dir.), Arts et espaces publics, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 140.

création d’espaces transgressifs de la réalité. Ces espaces sonores deviennent des amplifications de certaines sensations présentes dans l’espace réel. Cette réalité altérée est mise en valeur par la performance et les dispositifs médiatiques qui investissent la réalité quotidienne du lieu. Dans le cas des performances sonores ou de l’art action, la performativité demeure partie prenante de la réalité puisqu’elle ne relève pas de la fiction. À ce titre, le théâtre déambulatoire sonore se différencie de la performance faisant appel à l’art audio, dans le sens où la fiction (espace dramatique) est aussi présente, bien que conjuguée à l’espace public (espace réel). Cet espace fictionnel est souvent amené par le biais du dispositif médiatique. Le spectateur n’est donc plus seulement en présence de la réalité et de l’inattendu propre à l’espace public, mais voit cette réalité changée par la création d’un espace imaginaire (fictif), un espace créé. Ce spectateur est aussi par ses actions et sa découverte du lieu dans l’accomplissement de sa propre performance :

Marcher dans un lieu renvoie à deux plans de la réalité, soit l’expérience de la mobilité du corps dans l’espace physique doublé d’un espace sonore imaginaire, que les technologies sonores peuvent augmenter. Afin de désigner cette superposition de plusieurs couches de réalités médiatisées par un système technologique on parlera de

réalité augmentée ou encore de réalité mixte178.

Bourassa indique ici que les nouveaux dispositifs permettent d’augmenter à la fois la réalité et la fiction pour en accentuer les effets chez le spectateur. Le créateur peut donc se servir des technologies sonores afin de transgresser les paramètres de l’espace public et y instaurer un nouveau niveau de réalité, transformé et articulé par différents effets artistiques. Le son transformé est donc conjugué à la réalité pour apporter de nouveaux sens, à travers une réalité parallèle accentuée par la technologie.

Le son laisse donc une trace qui est captée et retransmise par l’œuvre dans le futur. En retransmettant cette trace, l’œuvre symbolise la présence et témoigne du temps révolu. Chez Derrida, la trace marque le manque, l’absence : « La trace n’est pas une présence, mais le simulacre d’une présence qui se disloque, se déplace, se renvoie, n’a proprement pas lieu, l’effacement appartient à sa structure179 ». La trace fait donc partie du non-lieu, d’un état de frontière entre le passé et le présent, elle fait partie de la mémoire d’un autre

178 Renée Bourassa, Parcours sonore et théâtre mobiles en espace urbain : pratiques performatives, [En ligne], http://www.academia.edu/3879212/Parcours_sonores_et_th%C3%A9%C3%A2tres_mobiles_en_espace_urbain _Pratiques_performatives, page consultée le 3 novembre 2014.

espace-temps. Elle renvoie à une autre réalité, rappelle les êtres disparus lors du génocide, symbolisés par les traces de pas laissées par la performeuse et qui s’inscrivent tel un discours dans l’espace.

De la même manière, grâce au dispositif sonore, la personne (récepteur) qui entendra les sons enregistrés à même l’espace public n’a pas besoin d’être présente au temps de la captation pour comprendre l’ambiance du territoire. Le public peut se figurer le sens et le message, de même que le passage du corps, grâce aux indices et aux éléments du passé. Ces éléments insérés dans des œuvres et développés dans une démarche artistique trouvent des significations : ils sont des brèches, des machines à voyager dans le temps du territoire et à faire sens. Pour Georges Didi-Huberman, l’empreinte est une « image dialectique », elle est le fruit d’une rencontre, d’une relation et d’un « contact » entre deux espaces-temps. Il entend par « image dialectique », une « “collision entre l’Autrefois et avec le Maintenant” – bref un anachronisme au sens de Walter Benjamin180 ». Il y a entre l’art et le corps une divergence entre le temps de création de l’empreinte et le temps de réception, d’observation de l’empreinte. En ce sens, le corps de l’artiste qui marque l’espace par la manœuvre ou la performance produit une faille, une sorte de dialogue dépassant les frontières spatio- temporelles. Le corps de l’artiste est dématérialisé et transcende la seule présence à travers le moment présent en se décalquant. Par son empreinte dans l’espace, la marque d’un contact où le corps a changé grâce au territoire, il a à son tour transformé cet espace à son image. Le corps de l’artiste entame donc un dialogue qui demeure perceptible même à travers son absence. Didi-Huberman ajoute : « Cette collision temporelle est aussi une collision visuelle – une collision entre différentes manières de ressembler. Elles ont cependant un point de départ commun, qui est aussi leur point de départ commun : il s’agit du contact181 ». L’œuvre est donc le fruit de deux trajectoires qui se rencontrent, elle est le dialogue entre deux temporalités qui s’influencent et qui amenuisent les frontières spatio- temporelles.

180 Georges Didi-Huberman, La ressemblance par contact – Archéologie, anachronisme et modernité de

l’empreinte, Paris, Éditions de Minuit, 2008, p. 42.

2.4.4.1 Infiltration sonore et subversion : Projet blanc d’Olivier Choinière

Dans le cas de la performance théâtrale d’Olivier Choinière, Projet blanc (2011), nous sommes en présence d’une œuvre hybride et interdisciplinaire. Les frontières entre l’espace réel (performatif) et l’espace de la fiction (dramatique) se croisent. L’artiste se sert de l’espace dramatique d’une autre œuvre afin d’instaurer sa performance sonore et génère par la même occasion sa propre œuvre post-dramatique. Olivier Choinière a choisi d’accompagner le spectateur dans une balade guidée dans un lieu public particulièrement doté de codes et conventions, soit le théâtre. Le metteur en scène a élaboré son projet grâce à un dispositif sonore permettant d’infiltrer la représentation de L’École des femmes de Molière présentée au Théâtre du Nouveau-Monde (TNM) à Montréal.

Le déambulatoire commence dans un parc devant le théâtre où le public de la performance d’Olivier Choinière se voit remettre un billet pour assister à une vraie pièce de théâtre, un lecteur audio et une paire d’écouteurs. Du haut de leur place au deuxième balcon, les membres du déambulatoire doivent syntoniser leur appareil et suivre les plages indiquées au fur et à mesure que l’action scénique se déroule. La performance de ce public autre s’accomplit en s’infiltrant au véritable public de la pièce de Molière. Relevant du théâtre déambulatoire et du détournement, la création d’Olivier Choinière a pour but de trafiquer secrètement l’espace pour que le théâtre devienne une réalité critiquable. L’initiative artistique confère aussi une certaine métathéâtralité au lieu, plus précisément un théâtre dans le théâtre.

Pour le metteur en scène, l’idée première était de faire dialoguer différentes paroles dans le même lieu :

Quatre partitions dialoguaient ensemble : le texte de Molière, la mise en scène l’École

des femmes, la bande sonore de « Projet blanc » et les pensées mêmes du spectateur au

moment de la représentation. Avec cette réflexion en direct sur le théâtre, l’idée n’était pas de se prêter au jeu de la critique, mais de s’adresser comme spectateur à un autre spectateur au cœur du spectacle, et d’observer avec lui de quelle manière les dictats de l’économie marchande ont envahi le théâtre et ont pris d’assaut la scène.182

182 Olivier Choinière, « Projet Blanc », Centre des Auteurs Dramatiques, [En ligne], http://cead.qc.ca/_cead_repertoire/id_document/8658, page consultée le 13 septembre 2014.

L’effet de distanciation brechtien et la mise en abîme de la performance de Projet blanc servent donc à développer la réflexion active du spectateur, particulièrement en ce qui a trait à la société du spectacle et de la marchandisation de l’art à l’ère contemporaine. Le rôle du son dans cette performance est de favoriser la complicité constante des membres du public détourné et d’amener une autre partition au théâtre. Le spectateur devient auditeur et aussi, par sa présence et sa collaboration active, performeur de la mise en scène de cette critique sociale. Projet blanc « flirte avec l’interdit, mais [est] surtout captivant parce que le narrateur-auteur établit des parallèles implacables entre le spectacle qui se joue sous nos yeux et celui de la vie en société, tout aussi consternant et dont nous sommes les acteurs souvent outrageusement consentants.183 » Le sujet de la transgression est donc le spectateur lui-même, combiné au dispositif médiatique, qui n’agit plus en tant que récepteur servile et candide, mais qui devient agent perturbateur de la représentation de la pièce classique. Le spectateur qui se met à entendre le texte autre, celui d’Olivier Choinière, devient élément discordant de la pièce et devient le spectacteur théâtral et social. Les spectateurs sont, au sein de cette pièce, non seulement des acteurs sociaux, mais aussi des personnages pouvant changer le cours de l’histoire.

Dans Projet blanc, le discours et l’infiltration sonore au sein d’un véritable théâtre viennent matérialiser la frontière, un espace-temps autre au sein de l’espace de la représentation. La création de Choinière et son dispositif pirate viennent souligner une autre frontière : celle entre l’institution théâtre et société. La frontière s’établit au sein de l’espace de la réception théâtrale à travers un véritable rapport dialectique entre le monde du spectacle et son texte (la représentation de l’École des femmes) et le contre-discours émis dans l’oreillette par le narrateur. Il s’agit aussi d’un rapport dialectique entre le présent – matérialisant l’urgence d’agir collectivement – et le passé, un statu quo symbolisé par la représentation d’un texte de théâtre centenaire. Ainsi, la critique sociale du Projet blanc, discours sur la société du spectacle, est entendue secrètement par des spectateurs infiltrés et constitue pour ce groupe un accès privé à une véritable démarche dialectique, un processus complet de distanciation avec la représentation. Le spectateur du théâtre déambulatoire d’Olivier Choinière a accès à

183 Christian St-Pierre, « Projet blanc : le présent est complexe », Jeu : Revue de théâtre, [En ligne], 4 novembre 2011, http://www.revuejeu.org/critique/christian-saint-pierre/projet-blanc-le-present-est-complexe, page consultée le 14 septembre 2014.

certaines informations et peut bâtir une réflexion qui concerne la représentation sur scène. Il peut choisir d’alterner entre la véritable représentation sur scène et le texte de l’oreillette. Ce spectateur infiltré est un témoin privilégié d’une réalité augmentée, grâce au dispositif.

2.5 Conclusion : l’empreinte comme mémoire du corps ayant