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3. PERFORMANCE DU CORPS BRISÉ ET DÉSHUMANISÉ

3.4 CONCLUSION : DONNER VOIX AU CORPS INTIME OPPRIMÉ

Le corps soumis à la frontière sociale peut créer une voix et un discours par le biais de la performance et de la narration corporelle. Cette voix est exprimée à travers l’action et vise à transcrire l’expérience du corps privé (sphère intime) dans l’espace public. Dans ce chapitre, mon objectif était de comprendre les différents discours performatifs sur la violence symbolique et sur la déshumanisation à laquelle est soumis le corps-frontière. Les exemples performatifs exposés transgressent les frontières et les codes et tentent de défoncer le plafond de verre social, institutionnel ou économique qui empêche le sujet et son corps de s’autodéterminer socialement et de vivre pleinement.

Chez Gina Pane et Ron Athey, l’auto-destruction méthodique et l’examination des fonctions vitales au sein de l’art corporel (body art) visent à établir un discours politique transgressif. La douleur qu’exprime le corps en performance est le reflet d’une douleur invisible et du silence auquel est soumis le sujet social (homme homosexuel et atteint du VIH-Sida) dans son quotidien. Ainsi, Gina Pane donne corps à la violence invisible subie par le peuple vietnamien. Cette horreur de la guerre n’est pas celle du public occidental. C’est pourquoi la performeuse souhaite établir un discours critique par l’effusion de son propre sang. Elle cherche à réveiller la société endormie, qui ferme les yeux sur la souffrance des autres citoyens de la planète.

Le langage performatif développé par Pane questionne aussi la déshumanisation de l’Autre qui est placé en situation de corps-frontière idéologique et politique. Chez Pane, le corps- frontière est celui du sujet vietnamien, pourtant absent de la performance et dont la souffrance est mise en lumière par la performance. Le corps de la performeuse qui décide de se détacher de ses concitoyens anesthésiés et insouciants en se faisant saigner et en élaborant un contre-discours politique est aussi un corps qui se fait frontière. Pane exprime par sa douleur physique la douleur morale ressentie en faisant partie d’une société occidentale blessante par son individualisme. Elle cherche par le recours à la sensation (douleur) à se détacher de l’insensibilité de la société occidentale. Elle fait frontière entre le

discours hégémonique et idéologique de cette société et les discours qui banalisent la violence à des fins politiques.

Pour Ron Athey, le sang versé dans l’espace performatif est aussi une manière de transposer publiquement la souffrance vécue par un corps privé et de l’inscrire dans le corps social. Il s’agit ici du corps du performeur, lui-même atteint du VIH. Ron Athey revisite le mythe chrétien de Saint Sébastien et la figure du martyr. La performance de Athey, par son caractère iconoclaste, conteste aussi la frontière entre le corps saint / sain et le corps contaminé. Ces deux corps sont socialement classés comme intouchables : l’un est un corps quasi divin inspirant l’adoration et l’autre est un corps déshumanisé inspirant la fuite et le dégoût. Ce dernier traduit la frontière sociale en mettant en évidence le danger que représentent le corps et ses fluides contaminés. Le corps porteur du virus, malade, est disposé de manière symbolique en périphérie de la société. Ce corps exprime, par sa disposition et par son état d’exclusion latente, un corps-frontière créé par la souffrance : une douleur sociale en corrélation avec la douleur biologique.

Chez Ana Mendieta, la frontière sociale est rendue visible par la pression d’une vitre sur le corps nu de l’artiste. C’est la pression sociale qui est ainsi métaphorisée par le verre. La douleur invisible causée par les préjugés sociaux sur le genre et l’identité de l’artiste est métaphorisée par un matériau qui entre en contact avec le corps pour l’enlaidir, l’altérer. En tant que jeune femme soumise au plafond de verre social, elle décide de mettre en évidence, grâce à la transparence de la vitre, ces éléments qui, à l’instar de sa peau, font d’elle un corps-frontière par les parties sexuées de son anatomie. Vu son identité féminine et le discours raciste qu’elle a subi dans son adolescence, Mendieta tente une vaine traversée de la frontière. Le mur invisible devient alors visible, il est mis en évidence de manière brutale comme image d’un corps pressé contre le verre.

La douleur intime créée par la frontière de l’âge, la pression sociale et le discours médiatique est rendue visible et représentée à travers la performance de Rocío Boliver. Sa performance questionne le danger extérieur au corps, le corps pétrifié par ses limites. Le corps transgressif qui se réalise au sein de la performance est aussi un corps qui brave ses

propres limites internes, ses peurs, son dragon intérieur. Chez Boliver, la défaillance du corps vieillissant de la femme est contestée par l’expression de sa sexualité et s’oppose à l’image normalisante du corps féminin issue de la culture de masse. Le corps de Boliver jouit, souffre, se transforme et se donne en spectacle pour contourner le discours ambiant sur les archétypes de beauté et sur la rectitude morale entourant le plaisir féminin. Ce corps se dispose en tant que frontière en rejetant les discours imposés au corps de la femme. Le féminin présenté par Boliver est celui du corps transgressif, dont le discours vient s’exprimer à travers des états et actions tels la nudité, le défilé de mode, l’autolifting, la masturbation, etc. Ce corps, bien que disposé en situation de marge sociale (de frontière), évoque la force et le pouvoir d’agir que peut encore exprimer la femme ménopausée ou vieillissante. Par la mise à nu du corps et par sa projection à travers des images fortes, douloureuses ou horribles, Boliver rappelle que l’âge est une frontière sociale qui pèse sur la représentation interne de la femme, néanmoins une frontière qui peut être contournée. La performeuse se joue de cette ligne imaginaire, fruit de la construction sociale, et refuse de se conformer à la normalité en créant son propre récit corporel, sa propre narrativité identitaire. Elle évoque, par ses gestes, son expérience personnelle vis-à-vis du vieillissement et exprime un corps qui lutte contre la fatalité et contre le discours qui émane d’un imaginaire collectif empli de violence symbolique et de jugement vis-à-vis du corps de la femme mûre. Elle souhaite montrer le corps de la femme vieillissante tel qu’il est : avec ses failles, ses frontières, ses tabous, sa sexualité, sa peau et ses os.

Dans les performances des Guerrilla Girls, de La Barbe et de Coco Fusco (Dr Zira), le corps féminin est changé et travesti pour contester la norme socialement imposée. Il affirme sa non-conformité et son hybridité, il se transforme pour s’exposer à travers l’animalité et la virilité. La femme freak fait frontière et rompt avec l’invisibilité du corps féminin soumis : elle se rend ultravisible pour occuper l’espace de pouvoir et mieux exprimer son contre-discours sur la déshumanisation et l’oppression touchant les femmes.

Les performeuses investissent par le biais de l’action l’espace public et les lieux normés où se déroulent les décisions politico-économiques, pour mieux libérer un discours critique. L’effet de surprise, voire de violence, que crée la vue des corps hors normes permet

d’attirer ainsi l’attention du destinataire et de lancer une critique de la société actuelle et des inégalités de genre ou de classe. Le corps de la femme-monstre n’est plus caché : il se montre et fait frontière. Il se déshumanise volontairement pour accaparer le regard et réclamer l’espace public.

Dans Rape Scene et Dolores 10h to 10h, l’horreur intime et invisible est une fois de plus portée en avant-scène. Les deux performances permettent de s’interroger sur l’horreur, qui fait frontière, celle que l’on choisit d’ignorer collectivement. Les deux performeuses établissent un discours sur l’inertie sociale et la déshumanisation des femmes victimes de violence institutionnelle et sexuelle. Le corps des femmes violentées dans l’espace privé fait frontière et est placé en marge de la discussion politique : il est fait divers. L’horreur et la violence auxquelles sont soumises certaines femmes demeurent un fait qui est relégué à une certaine frontière sociale. La violence privée demeure souvent invisible : elle fait frontière par le tabou et l’impuissance qu’elle dégage. La violence intime vécue par les femmes est aussi une souffrance qui fait frontière par son absence de la mémoire collective. La douleur individuelle, anonyme, rejoint les limites de l’oubli et ne transperce pas l’espace public.

Les performances de Mendieta et de Fusco évoquent le problème de sécurité publique que révèle la torture des femmes. Par souci de ne faire qu’une avec la victime et de ramener les corps-frontières et leur parole dans l’espace public, elles deviennent ces corps invisibles. Elles brisent en ce sens la frontière qui existait entre elles et les victimes et prennent leur parole et leur identité bafouée en main. Le corps déshumanisé et souffrant de la victime devient un fait connu, mis en lumière par le biais de l’action performative. Le corps violenté prend vie et existe, il peut accaparer l’espace et devenir discours à l’intérieur de celui-ci. Le corps-frontière n’est plus invisible puisqu’il possède enfin un visage, une identité. Ce corps transcende la frontière de la déshumanisation et de l’anonymat : il est enfin un corps dont on peut parler, un corps auquel on peut réfléchir. Le corps performatif effectue donc par sa monstration et par la prise en main de son identité propre une tentative de sortie de l’invisibilité et de la souffrance. Le corps marque de cette façon l’imaginaire et la frontière pour mieux devenir discours corporel et performatif.

4. TRANSCRIRE LE CORPS ET LA MÉMOIRE À TRAVERS