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1. LA RECHERCHE-CRÉATION : PROBLÉMATIQUE, MÉTHODOLOGIE ET

1.4 CADRE CONCEPTUEL ET THÉORIQUE

1.4.1 Le corps en état de liminalité

Le corps est un territoire au sens allégorique. Il est cet espace nomade qui symbolise tout d’abord la frontière entre le Moi et l’Autre. Le Sôma16, enveloppe de chaire individuelle,

est la frontière du territoire intérieur, de la pensée intime et des émotions : il est le lieu de l’intimité. Le corps intime détient une identité propre à l’individu pour la conception du corps en tant que sujet. Il se définit aussi par son action, ou son incapacité d’action (frontière). Jacques Fontanille indique qu’« [i]l s’agit alors de l’expérience spécifique du corps propre en tant qu’enveloppe sensorielle et psychique, en tant que pellicule, frontière et membrane qui sépare et qui met en communication le moi et le monde pour moi17 ». Le

corps-frontière peut qualifier le corps intime du sujet limité par le politique et toutes ses formes de domination sociale (identitaire, culturelle, sexuelle, territoriale), résultant à une étiquette, des préjugés, une divergence de la norme sociale.

Corps et sujet se confondent, tel que le suggère Michela Marzano dans Philosophie du corps : « L’expérience quotidienne du corps brouille la distinction du sujet et de l’objet, parce que le corps de l’homme est à la fois un corps-sujet et un corps-objet, un corps que l’on “a” et un corps que l’on “est”18 ». Selon cette acception, corps, sujet et personne

liminaux peuvent se regrouper sous la dénomination de corps-frontière, bien que certaines distinctions s’avèrent parfois nécessaires, soit pour distinguer, d’un côté, le corps comme interface avec l’espace, centre de l’action et vecteur sensible et, de l’autre côté, la personne – comme conscience, subjectivité, mémoire. Cette vision vient actualiser celle de

16 Le Sôma en grec signifie « corps ». Le concept de somatisation dont je tiens compte dans ma recherche théorique relève de l’incorporation consciente et non-consciente des frontières sociales chez le sujet opprimé. 17 Jacques Fontanille, Soma et Séma : Figure du corps, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004, p. 125.

théoriciens comme Henri Bergson, qui distingue le moi-superficiel (le corps) et le moi- profond (le sujet/ la personne) dans son ouvrage Matière et mémoire19.

La théoricienne et poète Gloria E. Anzaldúa est l’une des premières à introduire le concept métaphorique du corps humain comme territoire frontière, comme entité politique spatiale à part entière. Pour Anzaldúa, le corps est un territoire qui se partage entre le monde visible et invisible : il est chair et réalité physique, mais il est aussi à la fois culturel, spirituel et rituel. Dans certaines cultures disposant d’une croyance de l’au-delà et de l’âme, l’enveloppe corporelle est le lien entre l’individu mortel et un cosmos, l'infini. Dans la conception de cette théoricienne, le corps-frontière dispose aussi d’un poids politique, puisqu’il est un lieu de rencontre entre plusieurs réalités, voire plusieurs identités. Le corps- frontière est donc celui du sujet postcolonial, métissé et hybride, qu’il soit femme, personne de couleur, homosexuel, transgenre, etc. Elle voit l’alliage entre le corps réel et le corps symbolique comme lieu de déploiement des consciences multipliées, véritable pont entre plusieurs univers, reprenant le terme de langue Nahutl de neplanta qui signifie « terre du milieu » : « Neplanta est une terre inconnue, qui vit à travers cette zone liminale et veut aussi dire un état de déplacement constant – un sentiment inconfortable, même alarmant20. » Selon ce point de vue, la liminalité du corps-frontière l’oblige à ressentir des

émotions propres à un état de nomadisme identitaire.

Dans le champ de l’anthropologie, le terme « liminal » a été introduit notamment par Van Gennep pour parler de l’humain en situation de « rite de passage ». Il s’agit d’un corps passant en situation de frontière sociale symbolique et rituelle, en temps social partagé. Cette manière de parler de l’état d’entre-deux vécu par l’être humain, entre l’avant et l’après de la transition rituelle, a été élaborée notamment dans l’ouvrage de Van Gennep intitulé The rites of passage21. Elle a aussi été couverte par Richard Schechner dans

19 Henri Bergson, Corps et matière. Essai sur la relation du corps et de l’esprit, Paris, Presses universitaires de France, 1965.

20 Traduction libre : « Tierra entre medio », « Neplanta es tierra desconocida, and living in this liminal zone

that means being in a constant state of displacement – an unconfortable, even alarming feeling. », Gloria

Anzaldúa et AnaLouise Keating, This Bridge We Call Home : Radical Visions for Transformation, New York, Routledge, 2013, p. 1.

Performance studies : An Introduction22, dans laquelle l’auteur a appliqué cette notion au

monde de la performance. Plus récemment, on assiste à une réactualisation du concept de liminalité, principalement due aux phénomènes de globalisation et de migrations des populations. Le terme sert toujours à qualifier le corps confronté aux frontières sociales, celui qui est exclu temporairement de la masse. Cet entre-deux du corps est causé par son statut ou sa position sociale. La liminalité serait un espace intermédiaire, un état de non- lieu, entre l’acceptation et la non-acceptation par un groupe ou la société.

L’espace liminal est un espace mobile et muable qui suit le mouvement des populations. Comme l’indique Marie-Christine Fourny dans un article participant à l’adaptation de cette notion au contexte territorial contemporain :

Elle [la liminalité] caractérise, notamment en géographie, une étendue issue du passage et de la transition. Mais elle ne considère pas la seule dimension morphologique de zone frontalière intermédiaire : l’espace liminal est celui où se gère la relation et où se fixe le statut social de celle-ci. La liminalité permet de ce fait de saisir cette dynamique entre la forme spatiale de la frontière et la fonction frontalière de l’espace.23

Ainsi, la frontière est un espace liminal qui affecte le corps qui la traverse. Les deux éléments partagent cet état de non-lieu : le corps est le véhicule qui permet à l’humain de traverser la frontière. Le corps transporte l’individu à travers cette interzone.

Fourny explique que la liminalité est toujours « un rapport dynamique à la norme24 ». La frontière est un espace de négociation, de rapports antinomiques et de communication. Cet espace liminal frontalier est aussi un lieu fait de contraires, de dialogues entre les mondes opposés, des êtres humains se retrouvant territorialement ou socialement divisés, créant ainsi une situation d’altérité. La frontière comme territoire liminal est donc un espace fait de rapports dialectiques entre l’ici et l’ailleurs, entre le connu et l’inconnu, voire entre l’interdit et le permis. Les êtres humains liminaires contestent l’ordre établi, ils tentent de révolutionner, d’influencer le cours des choses. Ils nagent dans une zone d’ambiguïté

22 Richard Schechner, Performance Studies : An Introduction, New York/London, Routledge, 2013.

23 Marie-Christine Fourny, « La frontière comme espace liminal », Revue de géographie alpine, [En ligne], no 101, vol. 2, 2013, page consultée le 20 novembre 2015.

identitaire. À cet égard, Teordoro Patera indique que la contestation sociale passe par différentes formes :

Premièrement, dans un groupe social donné, un événement se produit, qui constitue une rupture dans les relations sociales, à cause de l’infraction d’une règle ou d’une coutume ; la deuxième phase est le véritable moment de crise, caractérisé par une forte tension et une aggravation du conflit, suivie dans la troisième phase par une tentative de réajustement qui donne lieu à une confrontation entre les parties en conflit, pour parvenir finalement, si cela est possible, à la réintégration dans le système social bouleversé par le conflit (mais on peut également arriver à une scission irrémédiable)25.

Cette rupture évènementielle est exactement celle que compose la performativité par la traversée de la frontière sociale ou spatiale. Dans cette acception, la frontière se définit par l’avènement d’un espace-temps particulier, qui surgit pour rompre le cours du temps social. La frontière bouleverse la tradition et les acquis sociaux, elle crée un état de partage où l’individu acquiert un caractère indéfini. Enfin, elle relève d’un caractère hybride, d’un statut partagé entre différentes temporalités (le passé et le futur). La frontière est donc un espace impliquant l’évènement symbolique : un temps transfrontalier qui renferme de multiples possibilités, autant négatives que positives. La frontière devient une occasion de se conformer à la pression sociale et la tradition, ou une opportunité de contestation. La crise engendrée par la liminalité peut inviter à rebâtir les codes des rituels sociaux. Le sujet peut choisir de renverser ainsi l’ancien système, celui qui faisait norme avant l’évènement perturbateur. La mise en performance du corps liminal peut donc être une opportunité de faire dialoguer l’ancien et le nouveau, dans un rapport dialectique et contestataire, pour établir de nouvelles règles sociales.