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3. PERFORMANCE DU CORPS BRISÉ ET DÉSHUMANISÉ

3.3 Traduire l’expérience : la reconstitution de l’horreur invisible par le récit

3.3.3 Un récit performatif sur les conditions de travail dans les maquiladoras

Les maquiladoras, situées sur la frontière des États-Unis et du Mexique, sont des usines qui bénéficient de cette zone franche frontalière hors taxes et sans impôts. Les manufactures engagent des travailleurs, souvent des femmes célibataires. Soumises à un travail dur, harassant et répétitif, les employées ne sont pas protégées par le droit du travail, dans cet emplacement géographique où la juridiction floue ne respecte pas toujours les règles et traités économiques en vigueur.

Plusieurs femmes témoignent année après année des mauvais traitements et du harcèlement qu’elles ont subis dans leur milieu de travail. Ces femmes, qui pour la plupart travaillent la nuit, risquent même le viol et d’autres agressions. Certaines sont même forcées à avoir des relations sexuelles avec leur superviseur. Elles n’ont souvent pas accès à de l’eau ou aux toilettes261. Lorsque les travailleuses espèrent de meilleures conditions de travail, celles-ci sont licenciées lorsqu’elles tentent de porter plainte ou de former un syndicat.

261 Murielle Copin, « Maquiladoras : Exploitation et esclavage dans la péninsule de Basse-Californie », The

Narco Bulletin, [En ligne], 9 novembre 2006, http://www.narconews.com/Issue43/article_fr2320.html, page consultée le 3 avril 2015.

Pour Jaqueline Covo-Maurice, la réalité des maquiladoras est « un cas original du phénomène des migrations262 », puisqu’elle amène le déplacement d’une population précise

(pauvre et peu éduquée), formée par de jeunes femmes sans famille. À cet emplacement de l’Amérique du Nord, la frontière géopolitique agit comme lieu dangereux pour les femmes qui se butent aux frontières sociales, institutionnelles et économiques bâties par les composantes du système capitaliste et des effets de la mondialisation.

Dolores 10h to 10h, est une performance docu-fiction réalisée par Coco Fusco et Ricardo Dominguez au Musée d’art contemporain de Helsinki en 2001. Cette performance fut inspirée par le témoignage de Delfina Rodriguez, rencontrée par Coco Fusco en 1993, lors d’un voyage de recherche à Tijuana. Employée d’une usine située dans la zone frontalière États-Unis / Mexique, madame Rodriguez a été séquestrée pendant douze heures par son superviseur.

Lorsque Delfina est soupçonnée par ses employeurs de vouloir établir un syndicat au sein de l’entreprise, son patron, pour la punir, l’enferme dans une pièce sans accès aux toilettes, à de l’eau, à de la nourriture ou au téléphone. Elle est alors soumise à un harcèlement psychologique et physique ayant pour but de l’épuiser et lui faire signer une lettre de démission. Plus tard, Delfina tentera de poursuivre la compagnie pour ces mauvais traitements. Plusieurs témoins seront menacés de représailles et craindront alors pour leur emploi. Faute de preuves suffisantes, madame Rodriguez perd son procès263.

La performance Dolores 10h to 10h de Coco Fusco tente de reproduire le plus fidèlement possible la séquestration de Delfina Rodriguez. La performance est présentée sous forme d’installation vidéo et de retransmission en streaming, par laquelle le spectateur peut voir ce qui a possiblement été capté par les caméras de surveillance de l’usine cette journée-là. Le spectateur peut aussi interagir par le biais d’une section réservée au clavardage et aux commentaires, annexée sur le site web de la diffusion. Plusieurs espaces performatifs et

262 Jacqueline Covo-Maurice, « Portrait croisé des ouvrières des maquiladoras », Amérique Latine Histoire et

Mémoire. Les Cahiers ALHIM, [En ligne], no 2 , 2001, publié le 12 janvier 2006, http://alhim.revues.org/608, page consultée le 22 avril 2015.

263 Coco Fusco, « Dolores 10 to 10, a video by Coco Fusco », Site web de l’artiste, [En ligne], http://www.thing.net/~cocofusco/subpages/videos/subpages/dolores10to10/dolores10to10.html, page consultée le 21 avril 2015.

interactifs entrent en ligne de compte dans le déroulement de cette performance : le lieu concret (physique) du déroulement de la performance, l’espace de diffusion en ligne (retransmission vidéo) et l’espace-forum (discussion, échanges, commentaires). Ces lieux se complètent et viennent enrichir l’expérience de réception par la possibilité qu’ils offrent d’investir un autre espace public, présent à travers l’espace virtuel.

Par la réalisation de cette expérience, Coco et son acolyte souhaitent ainsi propulser dans l’espace public une réalité invisible dont les principaux témoins sont réduits au silence. À mi-chemin entre le documentaire et la fiction, la performance vise à réécrire l’histoire et agir comme contre-narration de l’histoire écrite par les dominants. Les moindres gestes de Coco (agissant à titre de travailleuse séquestrée) sont saisis en temps réel, pendant les douze heures de la performance. Le patron, interprété par Ricardo Dominguez, doit soumettre la performeuse à une série d’actions, allant de la « coercition jusqu’à la violence264 ». La performance est divisée en douze scènes, à travers lesquelles un canevas formé d’actions et d’interactions a été prévu entre les deux personnages. Malgré l’orchestration de la performance, les deux artistes demeurent incertains de la réaction de l’autre et ils s’influencent réciproquement dans l’élaboration d’une réaction imprévue. Comme l’indique Fusco en s’adressant à Dominguez : « tout était conçu pour faire agir Dolores selon tes attentes265 ». Puisqu’il n’y avait aucun texte écrit pour cette performance,

le canevas performatif laissait place à l’improvisation totale et à la surprise de l’un et l’autre des performeurs.

Le faux-semblant et le réalisme de la performance sont favorisés par le fait que les gestes mimétiques et réalistes des performeurs sont retransmis par ce qui semble aux premiers abords avoir été capté par une caméra de sécurité de l’usine. Les lieux où se déroulent la performance, l’architecture, les différentes pièces qui sont choisies et filmées par les différentes caméras et les différents cadrages utilisés permettent de croire en la véracité des évènements.

264Ricardo Dominguez et Coco Fusco, « On-line Simulations/ Real-Life Politics : A Discussion With Ricardo Dominguez on Staging Vitual Performance », The Drama Review, vol. 47, no 2, Summer 2003, p. 158.

265 Traduction libre de : « […] but everything was designed to make Dolores act according to your

Cependant, après une seconde observation, le spectateur peut apercevoir des éléments qui l’incitent à la réflexion. Le fait que les paroles soient retransmises par sous-titres contribue à façonner un effet de distanciation entre l’espace et le temps et apporter un champ complémentaire à la performativité de l’action. Le spectateur se retrouve devant une sorte de télé-réalité échelonnée sur vingt-quatre heures, qui questionne la domination sociale et la ligne mince qui réside entre l’identité sociale et l’identité individuelle du corps-frontière. Ici, le corps de l’employée que l’on prive de liberté devient frontière, car il est brimé dans son désir d’améliorer son sort et son droit d’adhérer au mouvement syndical. Le spectateur peut, grâce à l’absence de son de la vidéo, porter une attention particulière à la gestuelle des corps, voire le gestus social qui s’opère entre l’employée maltraitée et le patron. Le silence présent dans la vidéo produit aussi une allégorie avec l’absence de retransmission de la parole de la femme séquestrée. La parole de ces personnes opprimées ne résonne pas dans l’espace public. Bien que l’oppression soit visible, les individus opprimés par le système demeurent souvent sans tribune pour exprimer leur vécu et témoigner des inégalités sociales. Pire, dans le cas de Delfina Rodriguez, sa parole fut invalidée en cour. On la traita comme une menteuse, dans un procès qui opposait la parole du patron contre la sienne. On remarque par ce fait que la parole du corps-frontière est limitée par la catégorisation sociale que perpétue le système en place, dont le système judiciaire.

Comme l’indique Coco Fusco : « En faisant Dolores, je voulais exprimer quelque chose à propos de la polarisation des manières de voir les choses en ligne, questionner si tout peut être vu ou devrait être vu en ligne.266 » Elle souhaite donc s’intéresser à la tendance de la

société à ne pas réagir pour aider son prochain devant le flot incessant et l’information en continu. La société est un témoin inactif parce que l’écran crée une frontière entre le corps en souffrance et le spectateur. À l’époque de l’Internet et des réseaux d’information instantanée, la distanciation de l’observateur derrière l’écran pourrait donc accentuer l’effet du témoin et l’inertie des spectateurs vis-à-vis de la douleur d’autrui, surtout lorsque la distance entre le lieu de l’émission et le lieu de réception tend à s’agrandir. Ainsi, il serait

266 Traduction libre de : « In making Dolores, I wanted to express something about those polarized ways of

seeing on-line, to question whether everything can and should be seen on-line. Is there some fallacy to that way of seeing everything as theatre and seeing the on-line world as capturing everything that can be seen? », idem.

pertinent de se questionner sur l’éthique de la diffusion médiatique de la souffrance d’autrui. C’est donc la frontière entre la souffrance ressentie par le corps soumis et la souffrance retransmise comme spectacle dont se délectent les médias de masse que Fusco dénonce à travers l’installation performative. L’artiste met en scène ce questionnement sur l’écran comme frontière et comme facteur de déshumanisation. Elle questionne aussi l’emprise aliénante des médias (phénomène aujourd’hui de plus en plus présent via les médias sociaux) qui recherchent l’effet spectaculaire et les téléchargements.

Ainsi, en donnant vie et en simulant le récit de personnes sans-voix, Coco Fusco et Rodriguo Dominguez affirment vouloir recréer un simulacre de la douleur des minorités, à l’instar de ce qu’avait tenté de faire avant eux le théâtre de Jean Genet :

La simulation du non vu se centre sur les passages difficiles ou les arrimages spectacle/ simulacre viennent transgresser leurs propres limites. La performance est alors une simulation de ce qui n’a pas été vu pour vrai et ce qui devient la réalité de l’évènement. […] Genet tentait de développer une éthique pour les politiques de la simulation affirmant les possibilités de l’artificiel qui pouvaient profiter aux voix fragiles et le potentiel des communautés subalternes267.

Ces « communautés subalternes » sont celles qui, par le genre, leur orientation sexuelle ou leur classe sociale sont subordonnées socialement et disposées en situation de frontière. Dans cette performance, la souffrance et la parole oubliée de Delfina est traduite par la séquestration que subit la performeuse Coco Fusco qui se soumet à sa vision de la torture subie par autrui. La douleur de la performeuse et sa transmission sont puisées dans le quotidien des populations opprimées.

La performance permet de donner une visibilité à l’invisible. Elle permet aussi de chercher l’empathie des témoins, le public, sur des phénomènes sociaux et sur l’oppression en cours dans la société actuelle. L’œuvre prend sa trame narrative de l’autre côté de la marge sociale, celle de l’opprimé. Elle brise le plafond de verre par la communication des faits. La

267 Traduction libre de : « Simulations of the unseen should focus on those tricky passages where the

spectacle/simulacra networks come to transgress their own limits. The performance is thus a simulation of what has not been seen in the real—and it becomes the truth of the event. It becomes an enabling action. A simulation that hits the ground mobilizing networks for those who have been excluded. Genet was attempting to develop an ethics for the politics of simulation by affirming the possibilities of the false for fragile voices and the potential of the subaltern communities. », ibid. p. 161.

parole transmise à travers le simulacre performatif devient un acte de transgression de l’inertie imposée par le système, un moyen de permettre à un corps-frontière de passer la limite.